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Le Japon et sa diplomatie

Le Japon et sa diplomatie

Un entretien exclusif avec Yoshimasa Hayashi, ministre des Affaires étrangères du Japon, par Hervé Couraye, conseiller Indo-Pacifique pour Politique Internationale

Hervé Couraye — Monsieur le Ministre, la crise internationale que nous traversons depuis quelques mois va-t-elle, selon vous, modifier en profondeur les relations internationales ?

Yoshimasa Hayashi — À travers cette agression russe, ce sont les fondements mêmes de l’ordre international, bâtis au fil du temps sur d’inlassables efforts et de nombreux sacrifices, qui se trouvent ébranlés.

Il est encore trop tôt pour se prononcer sur les conséquences à long terme de cette guerre, mais, pour le Japon, il ne saurait être question d’accepter quelque tentative que ce soit de changement unilatéral du statu quo par la force. C’est pourquoi, en coopération avec la communauté internationale, et au premier chef avec les pays du G7, nous allons poursuivre notre engagement en faveur d’un ordre international stable ; et cela, dans deux directions : des sanctions fortes à l’encontre de la Russie et un soutien résolu à l’Ukraine.

H. C. — Cette guerre a relancé un débat qui agite les chancelleries depuis des décennies : la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Quelle est la position du Japon à ce sujet ?

H. Y. — Le fait même que la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, se livre à une telle agression souligne la nécessité de revoir le cadre de l’ordre international et, en particulier, le fonctionnement des Nations unies. Cette question ne faisait pas vraiment l’objet de débat public durant la guerre froide, mais elle resurgit aujourd’hui avec une plus grande acuité à la lumière des événements ukrainiens. Il faut, avant tout, repenser la composition du Conseil de sécurité qui ne reflète plus la réalité des équilibres mondiaux d’aujourd’hui. Le nombre de sièges doit être augmenté, aussi bien pour les membres permanents que pour les non-permanents. Nous œuvrons en ce sens au sein du groupe dit du G4 aux côtés de l’Allemagne, de l’Inde et du Brésil. Récemment, Paris a apporté son soutien au G4, et nous lui en sommes reconnaissants. De notre côté, nous appuyons la proposition portée par la France et le Mexique, qui plaident pour une suspension volontaire du droit de veto exercé par les cinq membres permanents en cas de crimes de masse. Mon souhait est d’insuffler pleinement l’initiative d’une réforme de l’ONU, dont celle du Conseil de sécurité, en collaboration avec les pays qui y sont favorables, notamment la France.

H. C. — Lors du sommet EU-Japon du 12 mai dernier, le Premier ministre Fumio Kishida a eu l’occasion d’échanger avec le président du Conseil Charles Michel et la présidente de la Commission Ursula von der Leyen. Êtes-vous convaincu par l’idée de vos partenaires européens d’un « plan Marshall » pour l’Ukraine ? Pensez-vous que la situation s’y prête ?

H. Y. — Nous avons pris acte de cette proposition. Le jour où une reconstruction de l’Ukraine sera devenue envisageable, le Japon souhaite y prendre une part active en apportant l’expérience qu’il a acquise jusqu’à présent en la matière.

H. C. — En attendant, quelles mesures concrètes le Japon envisage-t-il d’adopter pour atténuer les effets de la guerre en Ukraine ?

H. Y. — Face à la flambée des prix de l’énergie, suite à l’agression de l’Ukraine par la Russie, il est urgent que la communauté internationale, à commencer par les pays du G7, agisse de manière coordonnée afin de maintenir la stabilité du marché. Le Japon, dans le cadre des actions concertées de libération des stocks stratégiques de pétrole, déjà programmées à deux reprises sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie, a puisé 22,5 millions de barils dans ses réserves — un record historique —, et est intervenu auprès des pays producteurs pour leur demander d’augmenter leur volume d’extraction.

En parallèle, nous travaillons à diversifier notre mixe énergétique, qui comprend les renouvelables et le nucléaire, ainsi que diversifier nos approvisionnements en hydrocarbures, en particulier par le biais d’investissements dans le gaz naturel liquéfié.

H. C. — Les pays occidentaux ont mis en place vis-à-vis de la Russie des sanctions d’une sévérité sans précédent. Combien de temps ce front peut-il rester uni et que se passerait-il en cas de fissuration ?

H. Y. — Je le répète : l’agression de l’Ukraine constitue une action qui met en péril les fondements mêmes de l’ordre international, et la Russie doit être prête à en payer le prix. Les mesures décidées par chacun des pays du G7 sont foncièrement cohérentes entre elles, sans qu’aucune divergence ne se fasse jour. Pour sa part, le Japon a pris des décisions fortes et courageuses, à commencer par l’interdiction de toute importation de pétrole russe. C’était un pas très difficile à franchir pour notre pays, qui est totalement dépendant des importations pour son approvisionnement en pétrole, mais nous avons jugé que la situation exigeait de faire passer l’unité du G7 avant toute autre considération.

Nous sommes également tombés d’accord, au sein du G7, pour coordonner notre action afin d’éviter toute forme d’évitements, de contournements ou de « backfilling » compensations des sanctions, et pour agir en ce sens auprès des autres pays.

H. C. — Vous étiez présent à Séoul le 10 mai lors de l’investiture du président Yoon Suk-yeol, élu pour un mandat de cinq ans à la Maison Bleue. Qu’attendez-vous de votre partenaire sud-coréen ? Que répondez-vous à ceux qui regrettent le manque de communication entre Tokyo et Séoul ?

H. Y. — Dans le contexte mondial actuel, où l’ordre international, fondé sur des règles, est menacé, les relations nippo-coréennes ainsi que l’alliance stratégique entre le Japon, la Corée et les États-Unis n’ont jamais été aussi nécessaires, notamment vis-à-vis de la Corée du Nord. Un réchauffement des relations diplomatiques nippo-coréennes s’impose sans attendre. Nous devons, pour cela, nous appuyer sur les liens d’amitié et de coopération tissés entre nos deux pays depuis 1965 (1), et prendre à bras-le-corps les dossiers qui empoisonnent nos relations depuis tant d’années. Je veux parler des « anciens travailleurs civils originaires de la péninsule coréenne » et des « femmes de réconfort », qui compliquent particulièrement les relations nippo-coréennes aujourd’hui, et il est impossible de les laisser en l’état sans rien faire. En ce qui me concerne, je compte mener des échanges suivis avec le nouveau gouvernement coréen.

H. C. — À l’heure où les opinions publiques sont de mieux en mieux informées, y compris sur des événements très lointains, pensez-vous que la guerre en Ukraine pousse les Japonais à vouloir se doter d’un véritable outil militaire (2) ?

H. Y. — Je le redis : il est hors de question de tolérer des tentatives de changement unilatéral du statu quo par la force, pas plus dans la zone Indo-Pacifique qu’ailleurs.

D’après une étude d’opinion réalisée en mars dernier par le ministère des Affaires étrangères du Japon, près de 90 % des personnes interrogées considèrent que le contexte de sécurité en Asie orientale est de plus en plus tendu. De fait, entre les ambitions nucléaires et balistiques de la Corée du Nord, les tentatives pour changer le statu quo en mer de Chine orientale et en mer de Chine méridionale, de manière unilatérale, cœrcitive et en violation du droit international, et l’évolution des rapports de force militaires dans la région, les tensions ne cessent de s’accroître. Face à cette situation, notre pays a décidé de renforcer considérablement ses capacités de défense en examinant de manière réaliste toutes les options possibles, sans en exclure aucune. Dans la limite de ce que nous permettent notre Constitution et le droit international en leur état actuel.

H. C. — Jusqu’où le Japon pourrait-il aller ?

H. Y. — Le Japon est déterminé à bâtir une nouvelle stratégie de sécurité nationale et à renforcer drastiquement son effort de défense. Dans ce cadre, le ministère des Affaires étrangères du Japon, tout en renforçant les capacités stratégiques de dissuasion et de riposte de l’alliance nippo-américaine, va s’employer à approfondir la coopération avec les pays environnants afin de garantir une zone Indo-Pacifique libre et ouverte. Suis-je assez clair ?

H. C. — Comment le triangle Washington-Tokyo-Pékin se porte-t-il ?

H. Y. — Je ne vous étonnerai pas en vous disant que l’alliance nippo-américaine constitue l’axe central de la politique étrangère et de sécurité de notre pays. C’est également la base de la paix et de la prospérité dans la zone Indopacifique, et tout particulièrement en Asie orientale. Elle ne saurait être remise en question. Nous devons conserver un lien étroit avec les pays qui, tels les États-Unis, partagent avec nous des valeurs universelles

Avec la Chine nos relations sont certes plus tendues, mais il est important de nouer avec Pékin un dialogue constructif et stable, en coopérant sur des chantiers communs, sans craindre de dire ouvertement les choses, en exigeant de nos partenaires un comportement responsable.

La Chine doit mener une politique internationale à la hauteur des responsabilités qui sont les siennes : celles d’un grand pays. C’est le message que nous nous efforçons de faire passer auprès de ses dirigeants.

H. C. — Près de huit mois après votre installation à la tête du ministère, quels sont les succès dont vous êtes le plus fier ? Avant d’être nommé à ce poste, aviez-vous jamais rêvé de diriger la diplomatie japonaise ?

H. Y. — Depuis mon arrivée à ce ministère, je me suis attaché à repousser les frontières d’une diplomatie japonaise renouvelée, avec trois grands objectifs : défendre les valeurs universelles ; préserver la paix et la stabilité du Japon ; jouer un rôle leader au sein de la communauté internationale.

Cela fait longtemps que je multiplie les contacts avec divers pays étrangers, y compris dans le cadre d’initiatives diplomatiques officieuses que j’ai pu conduire en tant que député. Assumer la responsabilité de ministre des Affaires étrangères est pour moi un très grand honneur. J’entends continuer à m’y consacrer de toutes mes forces.

H. C. — Une dernière question, plus générale : en ces temps d’inquiétude et de désespérance, ne pensez-vous pas que la principale qualité que les citoyens sont en droit d’attendre de leurs dirigeants soit le courage ?

H. Y. — Le courage ne se limite au seul champ politique. Il constitue une vertu essentielle à bien des égards, sur le plan personnel comme au niveau collectif. Votre question me fait penser à deux notions clés de la pensée orientale : nin.en (« endosser le ressentiment ») et bunbô (« prendre sa part des piques »), deux expressions auxquelles mon défunt père était très attaché. « Endosser le ressentiment » signifie que lorsqu’on exerce une responsabilité, il faut accepter les inconvénients qui en découlent, en particulier l’hostilité, voire la haine d’un certain nombre. Et savoir y faire face. Il faut bien qu’à un moment quelqu’un soit prêt à recevoir des coups pour que les choses puissent avancer. Un autre terme me vient l’esprit : enryo, qui signifie « voir plus loin », s’inscrire dans une perspective à long terme. Là encore, en essayant de se projeter vers l’avenir, on risque ne pas être compris par ses concitoyens. Dans les deux cas, il faut avoir le courage de prendre les décisions nécessaires, même si elles sont impopulaires.

 

(1) Les relations nippo-coréennes sont normalisées depuis le « traité fondateur » signé le 18 décembre 1965 entre les pays.

(2) Aujourd’hui, la Constitution du Japon fait face au défi juridique de parvenir à mettre en œuvre l’article 9. Il porte sur le renoncement à la guerre et organise la sécurité collective en cas d’attaque du Japon ou de son allié : les États-Unis.