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Monténégro-Russie : David et Goliath

Entretien avec Milo Djukanovic, premier ministre du Monténégro, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 163 - Printemps 2019

Milo Djukanovic


Isabelle Lasserre - Monsieur le Président, que vous inspirent les divisions et les états d'âme des pays européens, vous qui rêvez de rejoindre l'UE ?
Milo Djukanovic - J'aimerais que l'Europe soit plus ferme, plus courageuse et plus fidèle à ses principes. Pas seulement à l'égard des pays des Balkans mais aussi vis-à-vis du reste du monde. Les traditions politiques sont en train d'évoluer rapidement sur la scène régionale, où des courants d'un genre nouveau secouent les démocraties. Les Européens devraient, selon moi, affirmer davantage leurs convictions afin d'empêcher l'émergence de ces mouvements populistes qui visent davantage à manipuler les peuples qu'à essayer de résoudre leurs problèmes. Je trouve l'Europe, dans ce domaine en tout cas, un peu molle.
I. L. - Qui sont vos alliés en Europe ?
M. D. - Le Monténégro ne se connaît pas, aujourd'hui, d'amis très proches. Nous n'avons pas d'ennemis non plus. Je travaille avec Bruxelles et avec tous les États de l'Union.
I. L. - Mais entre un Viktor Orban, un Matteo Salvini, une Angela Merkel et un Emmanuel Macron, quelles sont vos préférences ? Ce n'est pas la même chose...
M. D. - Cela ne nous avait pas échappé ! Mais le Monténégro n'est pas un État suffisamment grand et puissant pour exercer la moindre influence sur ces pays et sur la manière dont ils sont gouvernés. Nous essayons de ne pas attirer l'attention sur nous, contrairement à ce que font habituellement les pays des Balkans. Nous préférons rester à notre place, nous comporter avec humilité et discrétion tout en participant à la vie du continent. Pas seulement sur les sujets qui concernent le Monténégro et les Balkans, mais également sur toutes les questions liées à l'Union européenne. Nous n'en sommes pas membres, mais nous aspirons à le devenir. Avant de pouvoir intégrer l'UE, il faut que nous la considérions comme un modèle, un fil conducteur. Il ne nous appartient pas de juger les uns et les autres, mais nous devons nous mettre en conformité avec les exigences de l'UE. Nous voulons rester le bon élève de la région.
I. L. - Quelles sont les principales menaces qui pèsent, selon vous, sur l'Europe ? La crise migratoire, le contraste entre l'est et l'ouest du continent, les influences extérieures ?
M. D. - Certaines puissances, comme la Russie, tentent d'exploiter le manque d'unité de l'Europe et d'aggraver ses divergences. Le calcul, vu de Moscou, est simple : plus l'Europe sera divisée, moins elle comptera sur la scène internationale. L'autre évolution qui risque de fragiliser l'Europe et de jouer contre ses intérêts, c'est l'immigration. L'Union européenne, pour se protéger contre cette menace, va devoir se doter d'une réelle stratégie. Il faut aussi trouver un moyen de préserver le partenariat euro-atlantique qui a tant compté pour nous après la Seconde Guerre mondiale. Les pays qui se trouvent au coeur de l'Union ne le comprennent pas toujours, mais l'Europe doit aussi tenir compte de la géographie. Nous qui sommes à la périphérie du continent, nous devons cohabiter pacifiquement avec des voisins qui vivent dans un système politique différent du nôtre. Il faut mener une politique à la fois subtile et déterminée afin de favoriser cette cohabitation. C'est plus facile à dire qu'à faire, je vous l'accorde...
I. L. - Depuis la tentative de coup d'État contre vous en 2016, où en est la menace russe ? A-t-elle augmenté ou diminué ?
M. D. - Il est clair pour tout le monde que cette tentative de putsch n'était pas un incident isolé et improvisé, mais qu'elle faisait partie d'une stratégie. Cette stratégie ne prend pas seulement pour cible le Monténégro, qui n'est qu'une pièce d'un jeu plus global, ni même les Balkans, mais l'Europe en tant que telle. Lorsque la Russie soutient les populismes sur le continent, son objectif est d'accentuer la désunion entre les pays de l'UE et de détruire le système de valeurs européen. La réponse à votre question est donc simple : non seulement la Russie n'a pas changé de stratégie depuis la tentative de coup d'État, mais elle n'a aucune intention d'en changer. Simplement, la menace russe revêt de nouvelles formes.
I. L. - Lesquelles ?
M. D. - Vous avez sans doute remarqué que les pressions russes sur la Macédoine ont été moins intenses que sur le Monténégro. Eh bien, je suis convaincu que c'est le résultat de la résistance menée par notre pays et de notre décision de rendre publiques les manoeuvres du Kremlin. Moscou a visiblement découvert les vertus du soft power. J'en veux pour preuve la visite glamour qu'a effectuée Vladimir Poutine en Serbie début 2019. La guerre psychologique et la guerre hybride sont aujourd'hui des armes plus efficaces que les conflits classiques aux yeux des Russes. Résultat : les pressions peuvent désormais venir de tous les côtés. La diversification des moyens d'action permet à la Russie d'atteindre plus facilement son objectif de déstabilisation de la région.
I. L. - À l'époque, la Russie tentait de s'opposer à l'entrée de votre pays dans l'Otan. Mise devant le fait accompli, a-t-elle fini par s'y résigner ?
M. D. - La Russie s'oppose à l'intégration des Balkans occidentaux dans l'Otan de manière générale. Comme nous étions le seul candidat, cette opposition s'est naturellement tournée contre nous... Notre objectif est de rejoindre la famille occidentale, dont nous partageons les valeurs. Historiquement et culturellement, nous avons toujours été proches de Moscou. Mais depuis quelques années, nos relations se sont considérablement dégradées. Je dirais même qu'elles n'ont jamais été aussi mauvaises. Après l'annexion de la Crimée, le Monténégro a soutenu la politique de sanctions européennes contre la Russie - laquelle s'est empressée, en représailles, de nous imposer ses propres sanctions. L'entrée dans l'Otan, le 5 juin 2017, a consolidé la stabilité du Monténégro et accru le prestige international du pays. Que le Kremlin le veuille ou non, ce processus a commencé par l'entrée dans l'Otan et il se terminera, je l'espère, par l'intégration dans l'Union européenne. Le jour où l'UE décidera de poursuivre sa …