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Aux sources de l’« esprit Défense »

Politique InternationaleQu’y avait-il autrefois à la place de La Défense ? Et d’où vient ce nom surprenant ?

Simon Texier — Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’était un vaste territoire typique de la banlieue parisienne — Courbevoie, Nanterre, Puteaux —, avec son bâti plutôt vétuste, pavillonnaire, ses petites parcelles agricoles ainsi que des habitations à bon marché datant des années 1930. Et puis il y avait le tristement célèbre bidonville de Nanterre, avec sa population de zoniers, de marginaux, de migrants dans la misère, à une époque où Paris souffrait d’un effarant manque de logements. En 1946, on chiffrait cette pénurie à cent mille logements pour la capitale, pareil pour la banlieue. L’accès à Paris intra-muros étant quasi impossible, Nanterre a été conduit, au début des années 1950, alors que s’amorçait le projet de La Défense, à construire de grandes barres HLM non loin de la Seine.

La dénomination du nouveau quartier vient, quant à elle, de La Défense de Paris, monument en bronze du sculpteur Louis- Ernest Barrias, commandé par la IIIe République en hommage aux victimes militaires et civiles tombées lors du siège de Paris de 1870. Inauguré en 1883 au carrefour de Courbevoie, il a depuis été déplacé et se dresse désormais au cœur du nouveau quartier. Le carrefour de jadis, disparu aujourd’hui, existait dans son tracé depuis le xVIIIe siècle, dans la suite des Champs-Élysées, de la promenade imaginée par Le Nôtre entre Paris et Saint-Germain- en-Laye...

P. I. Comment l’idée d’un quartier d’affaires est-elle venue ?

S. T. — Elle s’est imposée d’elle-même, telle une nécessité vitale nationale. Dès 1919, les prospectivistes pensaient à un Grand Paris — on disait alors « Le plus grand Paris » — qui s’étendrait vers l’ouest, où la perspective était ouverte, option que les architectes, ingénieurs et politiques des années 1930 allaient confirmer. Ce choix de l’Ouest, que l’on n’observe pas qu’en France, vient pour une part des géographes selon lesquels, dans le climat européen, les vents dominants vont d’ouest en est. D’où l’implantation des industries plutôt au Nord et à l’Est pour ne pas polluer l’habitat. Sur les plans d’aménagement du Grand Paris d’Auguste Perret, en 1930, on voit même figurer des fumées s’étirant du Couchant au Levant !

Sur le plan politique, c’est la IVe République qui a entériné la création de La Défense. Le plan directeur en a été approuvé en octobre 1956, sous la présidence de René Coty. Cependant, en amont, la décision du conseil municipal de Paris de renoncer à construire un quartier d’affaires intra-muros a joué un rôle majeur. Après avoir songé un temps à une implantation dans le quartier de l’Opéra, le souci de la valeur patrimoniale du cœur de Paris a primé, d’où ce choix de l’extérieur. Ce que la IVe République a amorcé, la Ve va le conforter. On peut, à cet égard, songer aux grandes créations que furent le Concorde et le nucléaire. Le CNIT — Centre national des industries et techniques —, avec sa célèbre voûte autoportante, est inauguré, avant même d’être achevé, par le général de Gaulle, le 12 septembre 1958. À cette occasion, le ministre de la Culture André Malraux déclare : « Depuis les grandes cathédrales gothiques, on n’a rien fait de semblable. » C’est d’autant plus évident lorsqu’on voit le nombre de records qui n’ont toujours pas été dépassés en matière d’ingénierie : record de portée, de dimension de façade vitrée, d’échafaudages, etc. Le choix des architectes revient à Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme qui, en 1950, a engagé Robert Camelot, Jean de Mailly et Bernard Zehrfuss, tous trois Grands Prix de Rome, lesquels, en plus du CNIT proprement dit, étudieront le plan d’aménagement du quartier. Il y aura donc à l’œuvre, par la suite, d’autres architectes et urbanistes.

P. I. Racontez-nous la construction de la Grande Arche...

S. T. — C’est une histoire à la fois belle et dramatique, qui a donné lieu à un magnifique roman-récit de Laurence Cossé. Le CNIT jouxtant ce qui sera d’abord une avenue, puis une esplanade sur dalle, il restait à parfaire la grande perspective unissant La Défense à Paris. À la fin des années 1970, nombre d’architectes réfléchissaient à la construction de tours de haute dimension. Et puis vint la présidence de François Mitterrand. En 1983, à l’issue d’un concours réunissant quatre cent vingt-quatre projets anonymes venus du monde entier, quatre d’entre eux furent sélectionnés par le jury et présentés au chef de l’État. Celui-ci, se conformant à la décision du jury, opta pour ce qui allait devenir la Grande Arche, immense cube de béton recouvert de marbre blanc de Carrare, ouvert et « dédié à la Fraternité », proposé par un architecte parfaitement inconnu en France, le Danois Johan Otto von Spreckelsen.

Le projet, par sa transparence, laissait en quelque sorte la porte ouverte. Dans le débat antécédent sur la clôture ou non de la perspective, Jean Nouvel, quant à lui, avait imaginé un grand immeuble en grille laissant la vue se poursuivre au-delà du site, mais Spreckelsen avait cet immense avantage de renouveler l’image du Paris monumental avec l’arc du Carrousel, l’arc de l’Étoile et l’Arche de la Défense. Il y avait quelque chose d’évident dans cette conception. Bien moins évidente, en revanche, fut la mise en œuvre, véritable calvaire pour le Danois qui se retrouva confronté aux pesanteurs et aux restrictions de l’administration française, le tout sur fond de rivalités politiques en période de cohabitation. Très affecté par certains choix et arbitrages qui s’éloignaient de son projet, se sentant dépossédé, Spreckelsen s’éloigna, et mourut en 1987, deux ans avant la fin du chantier qui fut parachevé par Paul Andreu. Reste l’exploit technique : très simple dans sa forme, la Grande Arche est remarquable en termes d’ingénierie, particulièrement des structures porteuses plantées dans un sous-sol saturé par les réseaux, avec le passage de l’autoroute, du chemin de fer, du RER ainsi que du métro. Pour répondre à ces multiples contraintes, on a enfoncé des pieux dans des zones improbables et, en association avec l’ingénieur-concepteur danois Erik Reitzel, Spreckelsen eut ce coup de génie de décaler le bâtiment selon un angle de 6,30°. C’est précisément ce désaxement qui donne de la profondeur et de l’élégance à l’ensemble, lequel ne se trouve pas totalement dans l’axe des Champs-Élysées — en quelque sorte dans l’axe lourd.

P. I. Tout autour il y a cette forêt de tours où s’ancre la modernité, mais qui peut aussi bien susciter l’admiration que la répulsion...

S. T. — Je ne dirais pas répulsion ! Il faut considérer globalement l’architecture de La Défense. Il y a l’ensemble qui, depuis les terrasses de Meudon ou le parc de Saint-Cloud, dessine ce que l’on appelle une skyline, un grand paysage assez extraordinaire. Et puis, il y a les bâtiments pris un par un, avec des architectures de bureaux que l’on pourrait dire génériques, d’autres où l’on a tenté des expériences, moins sur le plan structurel que sur le plan spatial. Ainsi La Défense raconte-t-elle sur plus d’un demi-siècle l’histoire même du travail, avec, au fil des décennies, une évidente montée en gamme. Point important : nombre de ses architectes ont un rapport avec les États-unis, qu’ils y aient séjourné ou qu’ils aient travaillé en association avec un cabinet outre-Atlantique. Ce quartier doit une partie de sa nature même à l’urbanisme, et particulièrement à l’architecture américaine d’immeubles de bureaux. Les tours de la première génération ont été déterminées par Robert Camelot. Elles ne dépassent pas 98 mètres, avec un plan plutôt carré, un noyau de béton armé central, libre ensuite aux architectes d’en dessiner les façades. Le souci premier est celui de la cohérence, d’un urbanisme en quelque sorte ordonnancé. C’est essentiel dans la pensée de ces Grands Prix de Rome, porteurs d’une double culture. Ancien élève des Beaux-Arts à Paris, Camelot a parallèlement été titulaire d’une bourse en 1933 qui lui a permis de voyager aux États-unis. Il intègre donc l’idée des gratte-ciel qu’il combinera avec un classicisme à la française, servi par une ingénierie à la fois française et américaine.

P. I. Comment définiriez-vous ce que l’on nomme aujourd’hui l’« esprit Défense » ?

S. T. — Tout d’abord, un classicisme renouvelé aux standards de l’immeuble de bureaux moderne. Viennent ensuite les années 1970 avec l’ingénieur général des Ponts et Chaussées Jean Millier, président-directeur général de l’établissement public, qui insufflera un esprit plus libéral, plus échevelé, lequel donnera au quartier une partie de son image actuelle. C’est l’époque où les architectes et promoteurs entreprennent à leur gré des constructions telles que la tour GAN, dépassant largement le cadre précédent. Ainsi, en 1972, lorsque émerge la première tour visible depuis les Tuileries derrière l’Arc de triomphe de l’Étoile, cette sorte d’intrusion dans le paysage parisien fera scandale, au point que le président Pompidou accordera à la presse un long entretien sur la culture et l’architecture pour signifier que le projet de La Défense serait mené à son terme. Alors que le chef de l’État n’était nullement favorable à la tour Montparnasse en cours d’achèvement, il a expliqué la cohérence du nouveau quartier d’affaires. Dès lors, les tours prendront régulièrement de la hauteur. La troisième phase de l’« esprit Défense » — reflet mouvant de son époque — est la prise de conscience de la crise énergétique. Durant les années 1980-1990, les architectes et promoteurs imaginent des formes moins énergivores. On travaille davantage l’organisation spatiale des immeubles, leurs entrées notamment, leur lien avec la dalle. L’ancienne tour Elf Aquitaine — aujourd’hui tour Total —, malgré ses 190 mètres de haut, est dessinée pour être à la fois plus agréable en termes d’espace de travail et d’accueil, mais aussi moins dépensière en termes d’énergie. À l’approche du nouveau millénaire, alors que l’on commence à intégrer la question environnementale, apparaissent également des formes horizontales — on imagine en quelque sorte des tours couchées —, tandis qu’une nouvelle génération de grands édifices tournés vers l’écologie apparaît au cours de la première décennie du nouveau siècle. C’est le cas notamment de la tour D2 d’Anthony-Emmanuel Béchu et de son collègue américain Tom Sheehan, avec son exostructure et son jardin faîtier, ou bien encore de la T1 de Denis Valode et Jean Pistre dont le profil élégant, en forme de voile, tient compte des questions environnementales. On a donc lancé des projets architecturaux ambitieux, du point de vue tant esthétique qu’énergétique, avec des matériaux de façade plus intelligents, une inertie plus importante ne transmettant plus autant de chaleur qu’auparavant. Ainsi de l’ensemble Cœur Défense, double tour de Jean-François Jodry et Jean-Paul Viguier, complexe de bureaux culminant à 161 mètres et offrant 350 000 mètres carrés. Cette création marque aussi le retour à des formes douces, aux angles arrondis contrastant avec les angles droits ou biseautés. Pour autant, les tours de grande hauteur seront toujours sujettes à débat, car dans l’imaginaire collectif elles demeurent, par essence, énergivores.

P. I. En quoi La Défense est-elle exemplaire au plan mondial ?

S. T. — C’est, au premier chef, la plus grande dalle au monde ! L’option pour le sol artificiel s’est imposée rapidement après la construction du CNIT, et c’est un choix typiquement français. On a bâti par la suite des dalles un peu partout sur la planète, mais une telle ampleur est unique. Le rapport à la capitale, également, est unique. Alors que le quartier d’affaires new-yorkais est intégré à la ville, tout comme pour certaines cités émergentes telles que Dubaï, l’avantage et le paradoxe d’une création ex nihilo est d’avoir fait de ce qui allait devenir le quatrième quartier d’affaires mondial un morceau de Paris, alors qu’il en est physiquement détaché. Ce paradoxe est plaisamment illustré par le code postal « Paris-La Défense » qui marque le lien ombilical... et ce n’est pas fini, car le Grand Paris en cours de gestation offrira de nouveaux pôles. Parallèlement à cette originalité, j’observerai pour conclure que La Défense, telle qu’elle apparaît en ce début de xxIe siècle, n’est plus un endroit exclusivement minéral. Elle est aussi une zone verte, plantée d’arbres, aérée, rythmée par des œuvres d’art et nantie d’une infrastructure culturelle et de bien- être qui en font un lieu d’habitation des plus agréables : nombre de gens qui y résident n’en bougeraient pour rien au monde, car ils y jouissent d’une qualité de vie qu’ils ne trouveraient ni ailleurs en banlieue ni dans Paris.