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Russie : comment sortir de l'autocratie

Née en 1978, Ekaterina Schulmann est la politologue russe la plus connue et l’une des voix de l’opposition les plus écoutées en Russie comme à l’étranger. Originaire de la ville de Toula, à 200 kilomètres de Moscou, elle a brièvement travaillé comme fonctionnaire dans l’administration locale avant de s’installer en 1999 dans la capitale, où elle a été successivement assistante parlementaire, experte au département analytique de la Douma d’État et directrice des affaires juridiques d’une société de conseil.

Devenue spécialiste du processus législatif de la Russie moderne, du parlementarisme et des mécanismes décisionnels dans les régimes politiques hybrides, Ekaterina Schulmann travaillera dans les années 2010 comme professeure associée à l’École des sciences sociales et économiques de Moscou et maître de conférences à l’Académie présidentielle russe de l’économie nationale et de l’administration publique. De 2018 à 2019, elle est membre du Conseil présidentiel russe pour la société civile et les droits de l’homme.

Auteur de nombreuses publications et éditorialiste pour une large palette de médias, elle acquiert une immense popularité en lançant en 2016 sa chaîne YouTube qui compte rapidement plus d’un million d’abonnés. Elle devient un véritable phénomène de la blogosphère, une sorte de « rock-star » de la politologie russe, avec, autour d’elle, un immense fan-club. Elle est régulièrement désignée comme « la personne la plus inspirante » et « la femme de l’année » par des revues et instituts de sondage russes.

Avec l’intervention en Ukraine en février 2022, l’opposition de Schulmann qui, jusqu’ici, exprimait ses critiques du pouvoir avec retenue et recul scientifique, devient plus radicale et n’est plus tolérée. Invitée par la fondation allemande Robert Bosch, elle quitte la Russie en avril 2022 et y est, presque immédiatement, inscrite au registre des « agents de l’étranger », une liste noire qui ne cesse de s’allonger.

Installée avec sa famille à Berlin depuis cette date, elle travaille avec une énergie redoublée, alternant des cours à l’Université de Narikbayev au Kazakshtan, où elle est devenue enseignante, avec des interventions publiques partout en Europe. À côté d’autres adversaires connus du Kremlin, comme Mikhaïl Khodorkovski ou Sergeï Guriev, elle participe à des conférences anti-guerre et aux négociations avec les autorités occidentales, où elle représente, explique-t-elle, les Russes opposés à la guerre.

Elle présente à Politique Internationale la position de ces Russes-là et livre son analyse du fonctionnement du système politique russe et de ses perspectives.

N. R.

Natalia Routkevitch — Voilà bientôt deux ans que la Russie a lancé son « opération militaire spéciale » en Ukraine. Quels sont les changements les plus significatifs qui se sont produits dans le système politique russe depuis cette date ?

Ekaterina Schulmann — Avant de parler de ce qui s’est produit, parlons d’abord des événements qui ne se sont pas produits durant ces deux années. Bien que la guerre ait été une surprise non seulement pour la communauté internationale, mais aussi pour l’État russe, ce dernier a tenu bon, contrairement à ce que certains avaient prédit. Ni les institutions ni l’économie ne se sont effondrées. Le système de gestion bancaire et financière, ainsi que le système politique au sens large ont démontré une remarquable résilience.

Cette résilience s’explique en partie par le fait que, à l’inverse du système soviétique, le système russe est un système hybride, qui combine les avantages d’une économie de marché et quelques traits de la méritocratie dans l’administration civile (même si le processus de sélection n’y est pas transparent). Au sein de l’administration, on observe que la loyauté n’est pas le seul critère d’accès à des positions dirigeantes ; on cherche aussi à recruter des personnes efficaces et compétentes, surtout dans les domaines de l’économie et des finances. Cela donne une certaine flexibilité à l’appareil d’État. Deuxième « non-événement » très important : après le déclenchement de la guerre, le pays n’a pas subi de transformation politique. Certains étaient convaincus que de nouvelles élites allaient se forger sur le champ de bataille, qu’on verrait surgir de « véritables patriotes » qui allaient chasser tous les vieux « libéraux ». Or rien de tout cela ne s’est produit. Les leviers du pouvoir n’ont pas changé de mains. Et ceux qui s’enrichissent à la faveur de la guerre avaient déjà du pouvoir et des biens avant la guerre. Ces changements espérés mais non advenus sont importants, car ils créent des tensions dans le système et peuvent, à terme, provoquer des dysfonctionnements.

N. R. — Si je vous comprends bien, malgré le choc que l’opération militaire a représenté pour les élites, elles s’y sont résignées. D’après vous, il n’y a eu aucune reconfiguration au sein des cercles dirigeants visant à éloigner les partisans de la « réconciliation à tout prix » et à promouvoir le « parti de la guerre »…

E. S. — Pour être précise, il faut dire que certains fonctionnaires sont partis de leur propre initiative. Mais ils ne sont pas très nombreux. Parmi les plus notables, il faut citer Alexeï Koudrine (1) qui, en décembre 2022, a démissionné de son poste de président de la Cour des comptes de la Fédération de Russie. Une autre personnalité célèbre ayant démissionné et même quitté la Russie, c’est Anatoli Tchoubaïs (2). Mais, malgré le départ de Koudrine, la Cour des comptes n’a pas subi de réformes majeures ; sa direction n’a pas été confiée à un réformateur radical, comme Sergueï Glaziev (3). L’institution continue de travailler avec les …