Les Grands de ce monde s'expriment dans

Une vie contre l'antisémitisme

Serge Klarsfeld et son épouse Beate Klarsfeld font partie des légendes vivantes de notre époque. Ils sont l’incarnation même de l’activisme héroïque dévoué à une cause que l’on pourrait présenter ainsi : défendre les droits des déportés juifs, préserver la mémoire de la Shoah, dénoncer et amener devant la justice les anciens responsables des crimes nazis. Né le 17 septembre 1935 à Bucarest, dans une famille juive qui s’est installée en France à la fin des années 1930, Serge Klarsfeld échappe de justesse à une rafle à Nice en 1943, caché, avec sa mère et sa sœur, dans un placard à double fond par le père de famille Arno Klarsfeld. Ce dernier, arrêté par la Gestapo ce jour-là, sera envoyé à Auschwitz. Il y périra durant l’été 1944. Le souvenir de la disparition de son père dans les camps va hanter Serge et guider son action durant sa vie entière.

Sa rencontre avec Beate Künzel, une Allemande née à Berlin en 1939, qu’il épousera en 1963, va créer un duo qui marquera la vie politique internationale de l’après-guerre et contribuera à la restauration de la mémoire des déportés. Des actions symboliques, comme la célèbre gifle donnée par Beate en 1968 au chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, ancien membre du parti nazi ; le minutieux travail d’archives qui a permis de reconstituer le destin de milliers de déportés de France ; la recherche des anciens criminels nazis, mais aussi la dénonciation de l’antisémitisme, la défense d’Israël et de la paix avec les pays arabes : tout cela est l’œuvre d’une vie — ou plutôt de deux vies réunies — hors du commun.

Le 7 octobre 2023, c’est le choc pour les Klarsfeld, comme pour la communauté juive du monde entier. « Quand je vois les témoignages des Juifs qui étaient dans des abris, bien entendu, ça nous replonge dans la Shoah », dit celui qui a recueilli, toute sa vie, des milliers de témoignages de Juifs traqués, déportés, rescapés. Ayant suivi de près toutes les étapes de la construction d’Israël et participé à de nombreuses entreprises menées par l’État hébreu, dont il a obtenu la nationalité en 2001, Serge Klarsfeld voit dans la violence extrême du Hamas l’apothéose d’un vieil acharnement antijuif de certaines forces de la région et revendique haut et fort, pour Israël, le droit de se défendre. Ses prises de position sont loin de faire consensus. Mais, du haut de ses 88 ans, auréolé de la dignité de ses combats, il n’a pas l’intention de mâcher ses mots.

N. R.

Natalia Routkevitch — La tragédie du 7 octobre et le nouvel embrasement au Proche-Orient ont suscité des réactions virulentes dans le monde entier, notamment en Europe. Pourquoi ce conflit a-t-il un écho aussi puissant à travers la planète ?

Serge Klarsfeld — Je ne suis pas étonné de la virulence des réactions. L’intérêt vis-à-vis de ce conflit a été constant. Chaque fois qu’il y a eu des tensions au Proche-Orient, que ce soit en 1948, en 1967, en 1973 ou plus tard, elles ont suscité un vif émoi dans le monde. En France, il y a eu des manifestations publiques très importantes et, en 1967, on a même assisté à des heurts entre les deux communautés, ce qui ne s’est pas produit après les attaques du 7 octobre 2023.

Je ne suis pas non plus étonné de la teneur des réactions. Le monde arabe a immédiatement pris parti pour le peuple palestinien, qu’il avait pourtant oublié pendant longtemps. Mais pas seulement le monde arabe. Depuis les dernières grandes guerres au Proche- Orient que je viens de mentionner, des dizaines de nouveaux États ont surgi. Pour ce qui est des anciennes colonies de l’Occident, elles se sont, dans leur grande majorité, rangées du côté des Palestiniens. Dans l’imaginaire de ces pays, les Palestiniens ont pris la place des Juifs en tant que peuple persécuté. Or, sans nier les souffrances palestiniennes, les deux situations sont quand même incomparables…

N. R. — Pensez-vous que la position de ces États s’explique, au moins en partie, par le ressentiment qu’ils éprouvent vis-à-vis du bloc occidental, qui est celui des anciens colonisateurs ? Assiste-t-on, avec ce conflit, à l’approfondissement du clivage « the West versus the Rest » qu’on avait déjà observé, notamment avec la guerre en Ukraine ?

S. K. — En effet, on a l’impression que les pays qu’on appelait les « pays du tiers monde » ne se mobilisent pas seulement contre Israël, mais surtout contre la puissance tutélaire, à savoir les États- Unis. Or, si l’on ne peut pas détruire ou sérieusement agresser les États-Unis, trop puissants, Israël, lui, peut être violenté, et peut-être disparaître. De nombreux États arabes ne cachent pas leur désir de voir Israël être rayé de la carte. Certains caressent l’espoir qu’un Iran doté de l’arme nucléaire s’en charge à leur place. Ils ne craignent même pas une riposte éventuelle, car le monde arabo-musulman est si grand qu’il ne saurait être détruit facilement, contrairement à Israël. Les dirigeants arabes sont prêts à sacrifier des générations de Palestiniens parce qu’ils pensent que le temps, la démographie, les ressources jouent pour eux. Les pays et les forces politiques qui soutiennent la Palestine et condamnent Israël voient ce dernier comme un Goliath, une émanation de ces États-Unis surpuissants, un « fort » qui opprime un « faible ». Les Palestiniens, eux, ont cette image des nouveaux « damnés de la terre », des victimes qui auraient toujours raison en tant que telles. Or, en réalité, Israël n’est toujours qu’un David, un …