World leaders speak out in

L'EUROPE EST-ELLE UNE UNION MONETAIRE ?

Entrée dans le quotidien de millions d'Européens en quelques années à peine, pilier de la stabilité des économies du Vieux Continent, la monnaie unique semble avoir été légitimée par la crise financière. Et symboliser la plus belle réussite de la construction européenne. Est-elle, pour autant, à l'abri d'un démantèlement ? Pour le savoir, nous avons rencontré l'un de ses grands architectes, Yves-Thibault de Silguy, qui fut le Commissaire européen chargé de sa mise en oeuvre.
A. G.

Adrien Guilleminot - Plus de quinze ans après son entrée en vigueur, l'euro est-il, selon vous, une construction achevée ?
Yves-Thibault de Silguy - Comme tout processus, la construction européenne est inachevée par nature ; et l'euro, qui en est l'incarnation la plus aboutie, l'est aussi. Pourquoi en sommes-nous arrivés à créer une monnaie unique ? En 1960, le traité de Rome a instauré le marché commun : on a supprimé les quotas dans les échanges, les restrictions quantitatives, les droits de douane... Et on s'est aperçu que, pour que les produits puissent circuler librement, encore fallait-il s'accorder sur la définition de ces produits. Pour un Anglais et un Français, le terme « chocolat » ne recouvrait pas la même composition !
Un vaste effort de standardisation était donc nécessaire. Ce fut l'objet de l'Acte unique européen de 1986, qui a ouvert la voie à un marché non plus commun, mais unique. Reconnaissance mutuelle des normes et des standards, suppression des restrictions administratives aux échanges : l'Europe entrait dans une deuxième phase. Mais ces progrès se sont révélés insuffisants.
A. G. - Pour quelle raison ?
Y.-T. de S. - Il y avait un défaut dans l'édifice, et ce défaut était d'ordre monétaire : à quoi servait la suppression des droits de douane, de l'ordre de 4 à 7 % du prix d'une marchandise, si dans le même temps vous aviez des variations monétaires de 15, 20, voire 40 % ? Dans un contexte de taux de change « flottants » (accords de 1970), cette question était cruciale. Entre 1992 et 1995, le Deutsche Mark et le franc, par exemple, s'étaient appréciés de 40 % par rapport à la lire et à la peseta : les Allemands ne vendaient plus leurs Mercedes aux Espagnols et aux Italiens, les Français leurs veaux de Corrèze aux Italiens, mais nous étions inondés de T-shirts « made in Italy » ! On voit bien qu'il y avait là une barrière monétaire autrement plus forte que la barrière douanière et que le seul remède était d'instaurer une monnaie unique.
A. G. - Cette monnaie unique était déjà dans les tuyaux à l'époque...
Y.-T. de S. - Effectivement. Le traité de Maastricht, ratifié en 1992, trouvait son origine dans le rapport Delors de 1989, qui prévoyait la création d'une monnaie unique dans un délai de dix ans pour les États qui rempliraient les conditions de convergence de leurs économies. Mais lorsque j'ai pris mes fonctions de Commissaire européen en 1995, plus personne ne croyait à la monnaie unique. Je vous résume l'état d'esprit du moment d'une phrase : « Nous n'y arriverons pas. » Et pourtant, il était clair que sans monnaie unique le marché unique éclaterait, et l'Europe avec ! Pour reprendre une image que j'ai souvent utilisée à l'époque : un marché unique sans monnaie unique, c'est comme un moteur sans huile, ça grippe...
Je me souviens encore de Jacques Chirac, lors de son premier Conseil européen en tant que président de la République, en juin 1995 à Cannes, demandant explicitement l'instauration de taxes entre la France et l'Italie pour corriger ce qu'il appelait les « dévaluations compétitives ». Puis, voyant que son idée ne passait pas, il a proposé la nomination d'une commission pour plancher sur le sujet, dont il souhaitait confier la présidence à Valéry Giscard d'Estaing. John Major (1) a failli en avoir une attaque !
A. G. - Quelle a été la « recette » pour la création de cette monnaie unique ?
Y.-T. de S. - Elle figurait en toutes lettres dans le traité de Maastricht. Les ingrédients ? En premier lieu, cinq critères permettant d'assurer la convergence des économies des pays qui allaient se doter d'une monnaie unique : un taux d'inflation qui ne devait pas excéder de plus de 1,5 % celui des trois pays membres ayant les plus faibles taux d'inflation ; un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB (seuil maximum) ; un endettement public inférieur à 60 % du PIB (notion appréciée en tendance) ; des taux d'intérêt réels à long terme ne devant pas dépasser de 2 % ceux des trois pays membres ayant les taux les plus faibles ; et, dernier critère, pas de dévaluation monétaire dans les deux années précédant l'intégration à l'union monétaire (participation au Système monétaire européen dans sa bande de fluctuation étroite).
En parallèle, les pays devaient remplir deux conditions, à savoir la libre circulation des capitaux (en France, elle avait été décidée par Pierre Bérégovoy dès juin 1988) et l'indépendance des banques centrales.
Enfin, un certain nombre de principes ont été édictés pour assurer la gouvernance économique de l'ensemble. Il s'agissait d'éviter que les économies de la zone euro tirent à hue et à dia et rendent insupportable l'existence d'une monnaie unique. On a donc mis en place toute une série de mesures, de procédures et de mécanismes visant à renforcer la cohérence des politiques économiques. Ils ont pris la forme, entre autres, du pacte de stabilité et de croissance, du mécanisme de surveillance multilatéral, d'un warning system pour accélérer la constatation des éventuels dérapages et de la création du Conseil des ministres de la zone euro. Contrairement à ce qui a été dit par la suite, la coopération renforcée des politiques économiques est devenue la règle bien avant la création de l'euro !
Au 1er janvier 1999, toutes ces conditions étant strictement remplies, l'euro était officiellement lancé. À cette date, même si la mise en circulation des billets et des pièces n'allait intervenir que trois ans plus tard, il ne fallait pas s'y tromper : le franc, le Deutsche Mark et les autres monnaies nationales n'avaient plus d'existence propre ; elles étaient devenues une matérialisation, une représentation fiduciaire de la monnaie unique.
A. G. - Ce qui est frappant, c'est que cette monnaie sans antériorité soit entrée si rapidement dans les moeurs...
Y.-T. de S. - En 1995, à mon arrivée à Bruxelles, j'ai réuni les hauts fonctionnaires concernés pour savoir ce qu'ils avaient prévu pour le passage à la monnaie unique moins de quatre ans plus tard. Réponse : beaucoup d'études très intéressantes, mais macro-économiques. Je leur ai donc demandé de préparer un « livre vert », c'est-à-dire une feuille de route traitant de tous les problèmes à régler : économiques, juridiques, financiers, techniques... Il manquait une chose à la copie qu'ils m'ont remise, ô combien essentielle : le volet communication. Pourtant, 300 millions de personnes allaient devoir changer de monnaie, en utilisant un coefficient de conversion ésotérique. D'où ma préoccupation majeure à cette époque, qui était d'expliquer l'euro.
Cette communication, nous l'avons menée en évitant de placer le débat sur le terrain politique. Nous nous sommes adressés, d'une part, aux professionnels qui voulaient l'euro (les banquiers, les industriels, les commerciaux...) et qui se sont emparés du sujet pour le relayer et le diffuser à leurs équipes et à leurs clients ; et, d'autre part, directement à la population. Par exemple, lors des nombreux voyages que j'ai effectués pour présenter la future monnaie unique, je demandais toujours à rencontrer une classe de collège pour proposer un jeu : « Comment expliquer l'euro à grand-père et aux enfants ? » J'ai été ébahi par leur inventivité. Et ce sont eux qui, ensuite, portaient la bonne parole à la maison. Cette communication « bottom-up » a si bien fonctionné qu'il nous a même été reproché de ne pas avoir mis en circulation les pièces et les billets dès le 1er janvier 1999 !
A. G. - Comment expliquez-vous que, par la suite, l'intégration européenne ait semblé subir un coup de frein ?
Y.-T. de S. - Le vrai problème est le non-respect par les États de la zone euro de leurs propres engagements. Et en de nombreuses occasions... Par exemple, lors du passage à l'euro, il avait été prévu que toutes les rentrées fiscales supérieures aux prévisions devaient être affectées au désendettement de l'État. En France, cela a donné la cagnotte (2) ! De même, en cas de déficit budgétaire excessif, un pays devait être sanctionné (sur proposition de la Commission au Conseil des ministres de la zone euro, car le traité de Maastricht ne prévoit pas l'automaticité des sanctions). En 2004, Jacques Chirac et Gerhard Schröder se sont entendus pour que le Conseil refuse les sanctions, et cette décision a été présentée comme une grande victoire... contre la bureaucratie bruxelloise !
Troisième exemple : à plusieurs reprises, Jacques Chirac est parti en guerre contre le pacte de stabilité, ce « carcan » qui pèse sur les États et à la rédaction duquel j'ai grandement contribué. Eh bien, je mets quiconque au défi de montrer ce qui, dans ce texte, va au-delà de ce qui est prévu dans le traité de Maastricht. C'est exactement son application, son mode d'emploi, ni plus ni moins.
Le résultat, prévisible, de ce comportement des « États euro » s'est traduit par des efforts d'assainissement budgétaire insuffisants. Et, lorsque est arrivée la crise financière de 2008-2009, ils y sont entrés avec des déficits budgétaires beaucoup trop élevés. Ils le paient encore aujourd'hui. Ce n'est donc pas l'euro qui a failli. Au contraire, il a assuré pendant dix ans la stabilité des prix, des taux d'intérêt historiquement bas, le bon fonctionnement du marché intérieur, la croissance des échanges et du commerce extérieur, une simplification inestimable de l'environnement des entreprises... Et, sans l'euro, en 2009, les économies européennes auraient littéralement explosé.
Si construction inachevée il y a, c'est le fait d'États qui ont failli dans le respect de leurs engagements et n'ont pas voulu aller plus loin en matière de gouvernance économique, alors même qu'on était parvenu à converger suffisamment pour mettre en place la monnaie unique.
A. G. - Depuis 2009, les règles de gouvernance ont pourtant été renforcées. Est-ce à dire que l'Europe et l'euro ne peuvent avancer que sous l'effet de crises ?
Y.-T. de S. - Effectivement, à l'occasion de cette crise, la zone euro a complété son arsenal de règles : un mécanisme européen de solidarité, une forme de mutualisation de la dette, l'adoption de la règle d'or en matière budgétaire. Ces mesures vont dans le bon sens et constituent indéniablement un progrès. Encore faut-il les appliquer, mais c'est un autre débat !
Quant à cette avancée de crise en crise, c'est - ou plutôt c'était - typique de la construction européenne. Depuis la déclaration de Robert Schuman en 1950 dans le salon de l'Horloge du Quai d'Orsay, l'Europe repose sur la création, étape par étape, de solidarités renforcées entre les États membres, sujet par sujet (l'acier, le charbon, le nucléaire, puis le marché commun, l'agriculture, le transport, l'environnement...), une crise nouvelle appelant une réponse nouvelle, et de nouvelles solidarités fonctionnelles.
La vraie question, bien plus grave à mon sens, est la suivante : sommes-nous arrivés au point de retournement de la construction européenne ? Est-ce le début du détricotage ? Après deux mille ans de guerres et de conflits de toute nature, jusqu'au pire qu'a représenté l'Holocauste, les années 1960-2010 n'auront-elles été qu'une parenthèse de paix et de prospérité dans l'histoire de l'Europe ? On peut le craindre...
A. G. - Qu'est-ce qui vous rend si pessimiste ?
Y.-T. de S. - Plusieurs éléments me semblent aller dans le sens d'une régression de l'idée européenne. Une anecdote, pour commencer. Nous sommes en mars 1998, et se tient un Conseil européen crucial dans la préparation de l'euro. Au 31 mars, on allait « photographier » les parités servant de base aux taux de conversion en euros de chaque monnaie et adopter formellement l'ensemble des textes permettant le lancement de l'euro au 1er janvier 1999. Les discussions avaient suivi la voie communautaire habituelle : proposition de la Commission, avis du Parlement européen, décision du Conseil des ministres. Tous les sujets étaient réglés. Une question, de compétence intergouvernementale, restait en suspens : celle de la désignation du premier président de la future Banque centrale européenne. Il semblait admis que ce serait Wim Duisenberg pour huit ans (3), sauf par Jacques Chirac qui voulait que ce soit Jean-Claude Trichet.
Comme toujours en pareil cas, on a coupé la poire en deux (4). Mais le plus intéressant n'est pas là : au cours des discussions, Tony Blair, qui présidait le Conseil européen à l'époque, me prit à part pour me dire que Wim Duisenberg effectuerait un mandat de quatre ans, avant d'être remplacé par un Français. En conséquence, il souhaitait que le premier vice-président du Directoire de la BCE fût un Français qui, au bout de quatre ans, laisserait son poste à un Britannique. Donc en 1998, le premier ministre britannique était persuadé que le Royaume-Uni intégrerait l'euro dans cet intervalle, c'est-à-dire avant 2002 ! Les Anglais ont d'ailleurs été ceux dont l'« input » technique a été de loin le plus conséquent, et toute la préparation de la monnaie unique a été menée avec l'idée qu'ils en feraient partie. Or nous sommes en 2016, et on parle désormais de Brexit...
De même, le fait que la zone euro soit passée près de la catastrophe à cause d'un pays, la Grèce, qui ne représente que 2 % de son PIB, ou encore que circuler dans l'espace Schengen risque de devenir aussi compliqué que d'aller à Islamabad constituent autant d'éléments d'inquiétude... Nous étions en quelque sorte à un sommet lors de la création de l'euro ; depuis, nous avons fait marche arrière.
A. G. - L'euro, qui est la réalisation la plus sophistiquée de la construction européenne, semble aussi en constituer l'élément le plus solide. N'est-ce pas paradoxal ?
Y.-T. de S. - C'est juste. À l'épreuve de la crise, la Banque centrale européenne a acquis ses lettres de noblesse. Elle est allée très loin dans l'exercice de ses obligations et de ses responsabilités. Et fort heureusement : les Banques centrales nationales n'auraient pas eu, seules, la force de frappe suffisante pour faire face à cette crise.
Autre élément d'explication : la BCE a dû mener une politique accommodante en termes de liquidités, pour pallier l'absence de réformes structurelles dans les États euro. Je suis convaincu que la croissance ne reviendra pas en Europe tant que l'on ne s'attaquera pas au problème numéro un, celui de l'endettement. Un niveau d'endettement de 100 % fait peur aux agents économiques, qui anticipent une défaillance et, par conséquent, freinent leurs dépenses de consommation et d'investissement. D'autre part, notre fiscalité se révèle extrêmement dissuasive pour les investisseurs, notre marché du travail est décourageant... L'investissement public ne peut pas changer ces données. Ces handicaps expliquent que nous ne profitions pas, en termes de croissance, d'un alignement des planètes pourtant miraculeux : taux d'intérêt bas, dollar élevé, prix du pétrole et des matières premières faible...
En attendant que les États conduisent les réformes structurelles indispensables, la BCE a mené une politique monétaire accommodante. Pourra-t-elle poursuivre longtemps dans cette voie ? Le rôle de la politique monétaire, imposé par le traité à la BCE, est d'assurer la stabilité des prix, d'éviter l'inflation. Mais la politique économique n'est pas de son domaine de compétences : elle est de celui des États.
On a aussi confié à la BCE des responsabilités très étendues en matière de surveillance des banques présentant un risque dit systémique : c'est dire si elle est aujourd'hui la seule institution européenne qui rassure.
A. G. - La solution serait donc d'accélérer l'intégration économique dans la zone euro ?
Y.-T. de S. - Il n'y a pas trente-six solutions, il n'y en a qu'une : une intégration beaucoup plus forte des politiques budgétaires et fiscales des États de la zone euro. Mais, ce faisant, vous dessaisissez les Parlements nationaux, donc les élus du peuple, d'une de leurs prérogatives majeures, et c'est bien là le problème. Je préconise la rédaction et l'adoption d'un traité de la zone euro, qui regrouperait les actuels pays de la zone euro et intégrerait demain ceux qui rempliront les conditions.
Tout l'enjeu est de consolider ce qui a déjà été accompli en matière de politique budgétaire, de mutualisation de la dette et d'union bancaire, mais en élargissant ces mesures à la politique économique elle-même. La priorité est au suivi de la productivité des pays afin d'éviter une résurgence du scénario grec - celui d'un pays qui a longtemps bénéficié de taux d'intérêt bas grâce à l'euro, dont la productivité n'a cessé de diminuer jusqu'à ce que l'on s'en aperçoive... trop tard.
Il s'agirait également de revoir les mécanismes de sanctions envers les États défaillants. Même si elles ont été légèrement renforcées, elles ne sont toujours pas automatiques. Et elles sont, en tout état de cause, mal calibrées : pourquoi infliger des amendes à des États déjà trop endettés ? On pourrait imaginer d'autres moyens : suspendre provisoirement les droits de vote ou le versement des fonds structurels...
Tout cela est inimaginable sans un contrôle démocratique. Il faudrait créer des institutions propres à la zone euro (une représentation parlementaire, un président du Conseil euro qui serait le ministre des Finances de la zone...). Personnifiée, la zone euro aurait plus de poids à l'extérieur, et on cesserait enfin d'expliquer aux peuples européens que ce qui va bien, c'est grâce au gouvernement, et que ce qui va mal, c'est la faute de l'Europe.

(1) Premier ministre du Royaume-Uni de 1990 à 1997.
(2) En février 2000, le gouvernement français annonçait un surplus de rentrées fiscales de 30,7 milliards de francs (4,7 milliards d'euros), utilisé par la suite à des réductions d'impôts et de taxes (TVA, impôt sur le revenu et taxe d'habitation) et des augmentations de budgets de services publics (hôpitaux, politique urbaine, éducation).
(3) Willem « Wim » Frederik Duisenberg (1935-2005) fut ministre des Finances des Pays-Bas (1973-1977) et président de la Banque des Pays-Bas (1982-1997) avant de présider la BCE de 1998 à 2003.
(4) Jean-Claude Trichet a succédé à Wim Duisenberg au terme d'un mandat écourté (cinq années au lieu de huit).