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Aider l'Ukraine coûte que coûte

Entretien avec Kaja Kallas par Isabelle Lasserre

Aider l'Ukraine coûte que coûte

La première ministre d'Estonie Kaja Kallas, qui vient d'être nommée à la tête de la diplomatie européenne, avait accordé cet entretien à l'été 2023, n° 180

Isabelle Lasserre Vous avez toujours clairement dénoncé la menace russe. Depuis l’invasion du 24 février 2022, votre position a été, au sein de l’Europe, l’une des plus courageuses et des plus clairvoyantes, avec celles de la Pologne et des deux autres pays baltes. D’où vient cette force, cette conviction ?

Kaja Kallas — Du fait que, pour nous, les choses sont très claires. Elles sont claires depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et même depuis l’attaque de la Géorgie en 2008. Qu’est-ce qui est si clair ? Le fait que l’Histoire se répète. C’est la même pièce qui se joue année après année. C’était déjà le cas pendant l’occupation soviétique des pays baltes jusqu’à ce que nous recouvrions notre indépendance il y a trente ans. Les jeunes Estoniens, ceux qui sont nés depuis, ont toujours considéré, comme d’ailleurs les jeunes Allemands et les jeunes Français, que la liberté leur était due. Contrairement à ma génération qui a vécu l’histoire douloureuse de l’occupation, ils n’avaient peur ni du présent ni de l’avenir. Mais aujourd’hui, brusquement, ils voient que tout ce qu’ils ont appris dans les livres d’Histoire se reproduit en Ukraine.

I. L.Pensez-vous que les pays occidentaux ont suffisamment et assez rapidement aidé l’Ukraine ?

K. K. — L’objectif de tous les Occidentaux doit être de faire triompher la liberté sur la tyrannie et je pense que nous avons fait beaucoup pour avancer dans cette direction. Mais avons-nous fait assez ? Non. Nous aurons « fait assez » le jour où cette guerre sera terminée. Pas avant. Je me dis souvent que si les pays occidentaux avaient débloqué dès le début toute l’aide qu’ils fournissent aujourd’hui à l’Ukraine, les choses auraient pu être différentes. Elles auraient pu être encore plus différentes si cette aide avait été acheminée, comme nous l’avons fait nous les Estoniens, en janvier 2022, avant que la guerre ne commence. En signifiant à la Russie que l’Occident était massivement derrière les Ukrainiens et qu’elle ne pourrait pas l’emporter, on aurait peut-être pu dissuader Vladimir Poutine. Mais nos partenaires, malheureusement, ne croyaient pas à l’invasion russe. Or chaque hésitation, chaque délai dans le soutien à l’Ukraine a encouragé la Russie. Je sais qu’il est plus facile de prendre des décisions et de les prendre vite dans de petits pays comme l’Estonie. Les grands pays bougent plus lentement. A fortiori lorsqu’il s’agit de démocraties. Mais le plus important, c’est qu’à la fin tout le monde soit d’accord pour envoyer des armes à l’Ukraine.

I. L.Comment comprenez-vous les réticences de certains pays, y compris des États-Unis, à livrer certaines armes aux Ukrainiens ? Pourquoi la décision d’envoyer les avions de chasse, qui pourtant paraissait inéluctable, et avant cela les chars et les missiles anti-aériens, a-t-elle pris tant de temps ?

K. K. — Bien sûr, il est facile pour moi, la première ministre d’un pays qui n’a pas d’avions, d’invectiver les autres en leur demandant de livrer des avions de chasse ! Mais je suis d’accord avec vous. Au début, on ne voulait pas envoyer des chars lourds à l’Ukraine ; l’Allemagne refusait non seulement de livrer des Leopard, mais aussi d’autoriser leur réexportation depuis les pays européens qui en sont équipés. Et puis, finalement, les Allemands ont cédé. L’histoire s’est répétée pour les avions. Et pour les missiles à longue portée, jusqu’à ce que le Royaume-Uni brise le tabou. D’après ce que j’ai compris, la France peut-être aussi. Toutes ces avancées sont très positives. Mais on aurait pu aller plus vite, car, encore une fois, chaque retard ne fait qu’augmenter le prix de la guerre pour les Ukrainiens. Si à la fin on se décide à leur livrer toutes les armes qu’ils réclament depuis un an, alors pourquoi ne pas l’avoir fait d’entrée de jeu ?

I. L.Quels sont les pays, au sein de l’Europe, dont les dirigeants ont, selon vous, le mieux compris le combat et les besoins des Ukrainiens, mais également les enjeux globaux de la guerre ? Et quels sont ceux, au contraire, qui ont eu du mal à les comprendre ?

K. K. — Ceux qui étaient derrière le Rideau de fer, à l’est, ne voient pas les choses de la même manière que les États d’Europe occidentale, qui vivaient à l’abri de la menace soviétique. En tout cas, l’essentiel, aujourd’hui, est d’être tous d’accord sur le même objectif. La grande force de l’Europe est d’être restée unie en dépit de ses différences. Malgré les déclarations de Viktor Orban, la Hongrie a finalement participé à toutes les décisions que nous avons prises. Autre exemple concret : quand j’ai proposé à l’Union européenne d’utiliser la même formule collective, pour envoyer des munitions à l’Ukraine, que celle que nous avions imaginée pour les vaccins pendant le Covid, il ne s’est écoulé que cinq semaines entre le moment où l’idée a été soumise et le moment où elle a été mise en œuvre. Nous sommes donc capables, quand il le faut, d’agir vite ! Et nous sommes par surcroît capables de penser « out of the box », c’est-à-dire hors des sentiers battus. Je crois que tout le monde comprend désormais qu’il faut aider l’Ukraine et que le plus vite sera le mieux.

I. L. Comment jugez-vous la politique russe du chancelier allemand Scholz ?

K. K. — Après la Seconde Guerre mondiale, l’Otan a voulu maintenir l’Allemagne, et surtout sa puissance militaire, sous contrôle. L’attitude allemande pendant la guerre, les tribunaux ensuite ont eu une conséquence que l’on connaît : en matière de défense, les décisions ne se prennent pas de la même manière en Allemagne et ailleurs en Europe. C’est ainsi depuis 1945. Or aujourd’hui, on demande à Scholz d’opérer un virage à 180 degrés. L’Histoire et le fait que l’Allemagne soit le plus important pays d’Europe ainsi qu’une vieille démocratie impliquent que ces évolutions prennent du temps. Olaf Scholz a été très critiqué. Mais regardons comment il s’est réellement comporté : après avoir longtemps hésité et résisté, il a pris la décision d’aider l’Ukraine et de lui fournir une grosse, une très grosse aide militaire. Souvenez-vous aussi du sujet des chars. Le débat était sans fin en Allemagne ; et, finalement, il a donné son feu vert à la réexportation des Leopard. On me pousse souvent, dans les interviews, à critiquer les Allemands ; mais je ne le fais plus, car je comprends la difficulté de leur situation.

I. L.J’aimerais vous poser la même question pour Emmanuel Macron. Comprenez-vous sa politique étrangère, particulièrement sa politique russe ?

K. K. — Là encore, si nous considérons ce que la France a fait, notamment pour renforcer le flanc oriental de l’Europe, comment ne pas lui témoigner notre reconnaissance ? Les troupes françaises défendent l’est du continent et la France aide l’Ukraine militairement depuis le début de la guerre. Je vois donc la France de la même manière que l’Allemagne. J’ai par ailleurs entendu Emmanuel Macron affirmer que l’Ukraine devait gagner et que la Russie devrait répondre de ses crimes. C’est exactement ce que nous pensons à l’est de l’Europe. L’Allemagne et la France sont deux grands pays qui, désormais, après quinze mois de guerre, écoutent ce que nous avons à dire, nous les petits d’Europe. Même si nous avons eu des différends, même si notre rythme n’a pas été le même, nous pouvons nous féliciter aujourd’hui de poursuivre le même but.

I. L. Au début de la guerre, les divisions entre l’est et l’ouest de l’Europe étaient pourtant très importantes. Nous en connaissons bien sûr les raisons historiques. Mais iriez-vous jusqu’à dire que ces divisions ont entièrement disparu ?

K. K. — Les deux parties de l’Europe, effectivement, ont fait un pas l’une vers l’autre. Avant la guerre, oui, nos positions étaient très différentes parce que nous voyions la guerre se rapprocher, alors que les pays d’Europe occidentale n’y croyaient pas. Pourquoi ? Parce qu’ils regardaient la Russie avec leurs yeux de démocrates. Ce que je veux dire, c’est que si Emmanuel Macron décidait d’attaquer un pays voisin de la France, il serait chassé du pouvoir ! Il y aurait des émeutes dans les rues, et à la fin il serait obligé de partir. Le prix à payer serait trop élevé pour lui. Mais la Russie n’est pas une démocratie, et on ne peut pas la lire avec un regard démocratique. Depuis que la guerre a commencé, nous nous sommes bien sûr disputés, comme on le fait entre démocraties, mais j’ai aussi ressenti qu’enfin, à l’ouest, on nous écoutait. Pour ma part, j’écoute aussi Emmanuel Macron, parce qu’il est français et parce que, si l’on veut être compris, il faut écouter les autres. Au terme du processus, je le répète, nous nous retrouvons tous avec le même but : ne pas laisser la Russie gagner cette guerre.

I. L.Et, enfin, comment voyez-vous la politique russe de Joe Biden ?

K. K. — Très simplement. Les États-Unis sont, de loin, notre plus grand allié et le pays qui accorde l’aide la plus importante à l’Ukraine. Depuis le début de la guerre, donc, ce sont eux les leaders. La nécessité d’aider l’Ukraine recueille l’unanimité chez les Républicains comme chez les Démocrates. Pourquoi ? Parce que la liberté est, pour tous les Américains, une valeur fondamentale. Joe Biden avait pris la mesure des enjeux régionaux bien avant d’être président. Il est l’un de ceux à l’ouest qui a vraiment compris ce qu’il s’y passait. Je pense même qu’il a, plus que les autres, compris le fonctionnement de la Russie. Bien sûr, j’entends aussi ce que dit Donald Trump ; mais, concernant la Russie, il ne parle pas au nom de tous les Républicains. Et maintenant la question que tout le monde se pose : sera-t-il vraiment candidat à la prochaine élection ? Si oui, sera-t-il jusqu’au bout soutenu par les Républicains ? Et les Républicains changeront-ils leur politique s’il est élu ?

I. L. Justement. Que se passera-t-il si Trump revient ? Qu’est-ce qui changera ?

K. K. — Eh bien, il a dit qu’il mettrait fin immédiatement à la guerre ! Qu’est-ce que cela signifie ? Et sera-t-il réellement capable d’atteindre un tel objectif ? C’est la grande question. Personnellement, ma philosophie, que je conseillerais à tous, est de gérer les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent. Mais cela, bien sûr, ne doit pas nous empêcher de nous demander ce qu’il a vraiment en tête quand il dit vouloir mettre fin à la guerre. Est-ce que ça veut dire s’asseoir autour d’une table avec Poutine et négocier ? Ce qui est clair, c’est que ce serait très difficile à cause du mandat d’arrêt que la Cour pénale internationale a émis contre le président russe pour crimes de guerre.

I. L. Quelles sont les erreurs commises par les pays occidentaux vis-à-vis de la Russie depuis le début de cette guerre ?

K. K. — Je ne parlerais pas forcément d’erreurs. Il y a eu des perceptions différentes. La veille du 24 février, quand je suis allée me coucher, j’ai appelé les membres de mon cabinet en leur demandant de laisser leurs téléphones ouverts parce qu’il était probable qu’il faudrait organiser une réunion d’urgence du gouvernement dans l’hypothèse où la guerre aurait commencé. Mais je dois avouer que je me suis dit : « J’espère que j’ai tort et que ce sont les autres, à l’ouest, qui ont raison de douter, de ne pas croire au déclenchement des hostilités. » Vous savez, une conférence sur la sécurité s’était tenue à Munich à peine un mois avant. Je me souviens de m’être disputée avec le chef des services de renseignement d’un pays de l’UE que je préfère ne pas nommer. Il était très confiant, super-confiant même. Il me disait : « Mais non, il ne va rien se passer ! Jamais une guerre ne sera déclenchée sur le sol européen ! » Je lui ai répondu : « J’espère que vous avez raison. » Je l’espérais sincèrement. Ce ne fut hélas pas le cas. Nous avons mis toute notre énergie, pendant cette première année, à maintenir notre unité pour aider l’Ukraine à gagner la guerre et à isoler la Russie politiquement, à mettre sur pied un tribunal et à prendre de nouvelles sanctions économiques. Quand tout sera fini, il sera toujours temps de se repasser le film et de se demander qui a fait quoi et qui aurait pu agir plus lucidement. Mais je ne crois pas que ce soit le sujet du moment.

I. L. Que signifie, pour vous, une victoire totale de l’Ukraine ?

K. K. — L’Ukraine aura gagné quand la Russie aura rendu toutes les régions qu’elle a occupées. Je pense qu’il est très important de discréditer toute politique d’agression en la rendant vaine. Sinon, il sera toujours possible d’attaquer un pays, de s’emparer de nouveaux territoires, de terres fertiles de préférence, et après de se retirer partiellement en signe de bonne volonté. Nous devons faire en sorte qu’un tel scénario ne se reproduise plus jamais. C’est aussi ce qu’a dit Emmanuel Macron, que l’agression ne pouvait pas payer, même si je ne me souviens plus de ses mots exacts. L’une des questions est de savoir comment interrompre le cycle historique qui fait que la Russie attaque toujours ses voisins. L’une des explications est que les Russes n’ont jamais été tenus pour responsables des crimes qu’ils ont commis. Il y a eu le tribunal de Nuremberg pour les crimes nazis, mais il n’y a jamais eu de tribunal pour les crimes communistes. Les Russes n’ont donc jamais rendu de comptes. Tant que ce travail de confrontation avec l’Histoire ne sera pas fait, les événements se répéteront.

I. L. Quelles sont les décisions vitales qu’il faudrait prendre pour obtenir cette victoire totale sur la Russie poutinienne ?

K. K. — Vous savez, cette guerre se terminera quand la Russie réalisera qu’elle a fait une erreur, quand elle comprendra qu’elle ne peut pas gagner, car nous soutiendrons toujours les Ukrainiens militairement. Elle se terminera quand la Russie comprendra que la volonté des Ukrainiens, mais aussi la nôtre, est impossible à briser. La première chose à faire, bien sûr, est de continuer à aider l’Ukraine militairement. La Russie parie sur notre lassitude, sur notre manque de volonté, sur le fait que les opinions européennes vont finir par en avoir assez et demander à leurs gouvernements de tourner la page. Pendant ce temps, le pouvoir russe continue à développer son industrie militaire et ne ressent, lui, aucune « fatigue » ! Le Kremlin espère donc que nous lâcherons progressivement l’Ukraine en lui refusant les équipements qu’elle réclame. Nous devons faire exactement le contraire. Cela suppose que nous développions notre industrie de défense. Pas seulement pour aider l’Ukraine, mais aussi pour acquérir des munitions et des équipements supplémentaires qui nous permettront, le cas échéant, de défendre l’Europe. C’est indispensable pour que la Russie n’imagine jamais pouvoir attaquer un pays de l’Otan, quel qu’il soit.

Nous devons également croire dans la victoire de l’Ukraine. J’aime vraiment cette phrase de Churchill, quand il disait : « Apaiser un dictateur, c’est comme nourrir un crocodile… en espérant qu’on sera le dernier à être mangé ! » Si l’on raisonne de cette façon, on nourrit le crocodile russe en lui donnant l’Ukraine ! Mais le problème, c’est que l’appétit des crocodiles ne fait que croître en mangeant. Si nous lui donnons l’Ukraine, le crocodile voudra ensuite avaler d’autres pays du flanc est de l’Otan, et puis, un jour, il arrivera jusqu’à l’Allemagne… Et alors on se demandera comment une telle chose a pu arriver. Ce sujet est très important pour l’Europe, pas seulement à cause de l’Ukraine, mais parce qu’ailleurs dans le monde des agresseurs ou des agresseurs potentiels ne manquent pas d’analyser la manière dont la communauté internationale répond à la Russie. Si l’on ne fait pas en sorte que la Russie rende des comptes et rende aussi les territoires qu’elle a occupés depuis 2014, cela voudra dire que l’agression est une méthode rentable. Certains pays pourraient vouloir reproduire l’exemple russe vis-à-vis de leurs voisins, sans craindre de réactions excessives.

I. L.Comment amener la Russie à se confronter à son passé et, comme vous le suggérez, à comprendre ses erreurs ? Comment la conduire à cette remise en question ?

K. K. — En continuant, précisément, à soutenir l’Ukraine militairement jusqu’au bout. Certains, en Occident, considèrent qu’il faut l’aider jusqu’à la contre-offensive et qu’après ça suffira. Non. Il faut l’aider aussi longtemps qu’elle en aura besoin. Et c’est elle seule qui décidera de la fin de la partie. Il est important que ce message soit entendu par tous et qu’il soit entendu à Moscou. L’autre volet, c’est le tribunal international. Le tribunal de Nuremberg a contraint le peuple allemand à reconnaître les crimes commis par les nazis et à en assumer la responsabilité. Ce processus a permis d’éviter toute récidive. Il faudra, de même, qu’un jour les Russes assument la responsabilité de leurs crimes. Certains historiens, je pense par exemple à Timothy Garton Ash, considèrent même que l’intérêt de la Russie est de subir une défaite humiliante, faute de quoi elles ne tirera jamais les leçons de l’Histoire.

I. L. Que faire, alors, avec Vladimir Poutine ?

K. K. — Le mieux que nous puissions faire est de créer ce tribunal pénal international pour les crimes d’agression afin que les choses soient aussi claires que possible. Il y a, bien sûr, les crimes de guerre, les crimes commis contre des civils et des infrastructures civiles, qui peuvent être jugés par l’Ukraine et par la Cour pénale internationale. Tous ces crimes sont documentés. Le monde entier travaille là-dessus. L’Estonie aussi a envoyé des experts pour collecter les preuves de crimes de guerre auprès des réfugiés. Mais le crime d’agression, lui, est un crime de leadership. Il concerne les dirigeants qui ont décidé d’attaquer un autre pays. Sans ce crime initial d’agression, sans la décision de déclencher les hostilités, il n’y aurait pas non plus de crimes de guerre. Il est donc très important qu’un tribunal international spécial juge ceux qui ont décidé d’agresser l’Ukraine. Je ne dis pas que c’est facile, je sais à quel point les choses ont été difficiles pour les tribunaux sur le Rwanda et sur l’ex-Yougoslavie. Mais je pense que c’est faisable, et que le pire serait de ne pas essayer. Il faut faire comprendre à la Russie qu’elle doit assumer la responsabilité de ses actes. Après la Seconde Guerre mondiale, quand Roosevelt a voulu créer les Nations unies, il s’agissait d’un projet de paix, destiné à éviter de nouvelles guerres. Les principes de la charte des Nations unies sont clairs : on ne peut pas attaquer un autre pays. Mais ce qu’il manque à cette charte, et je crois que c’est une des leçons de la guerre en Ukraine, ce sont les sanctions. Seule la menace de sanctions fortes pourra dissuader un pays d’en attaquer un autre…

I. L.Certains dirigeants d’Europe occidentale pensent que, si la contre-offensive ukrainienne ne permet pas de récupérer tous les territoires occupés, notamment la Crimée, il faudra envisager des négociations, même avec Vladimir Poutine. Êtes-vous d’accord avec cette proposition ?

K. K. — Je pense qu’il faut éliminer définitivement ces zones grises en Europe (1), qui sont sources de guerres et de conflits. Quant à la Crimée, la décision sera celle de l’Ukraine et celle de l’Ukraine seule. Ce sont les Ukrainiens qui décideront s’ils franchissent ou non ce pas. Pour ma part, je ne ferai jamais pression pour les convaincre d’abandonner une partie de leurs territoires. Bien au contraire. Toute négociation de paix, toute pause dans la guerre ne ferait que servir les intérêts du Kremlin puisque les Russes utiliseraient ce répit pour reconstituer leur armée, revenir avec plus de forces et ré-attaquer encore plus brutalement. Ce type de solution serait donc dans l’intérêt du Kremlin, mais pas dans le nôtre. Je pense, par ailleurs, qu’il n’est pas possible de s’asseoir maintenant à la table des négociations avec Vladimir Poutine. L’Ukraine a exposé ses conditions pour une paix durable. Il ne faut pas seulement penser à un accord de paix mais à une paix durable, si l’on veut que cette tragédie ne se reproduise pas.

I. L. Avez-vous peur d’un changement de régime en Russie ? Certains, en France et en Allemagne, redoutent que les choses soient pires après…

K. K. — Je pose d’abord cette question : les choses peuvent-elles vraiment être pires qu’elles ne le sont avec Vladimir Poutine ? Pour la France, le grand changement, celui qui a permis l’avènement de la république, fut la Révolution. Pour l’Allemagne, ce fut la Seconde Guerre mondiale. Certains pensent que, pour la Russie, le changement pourrait avoir lieu aujourd’hui. Mais, au risque de me répéter, je pense que ce n’est pas le problème du jour. Pour l’heure, il faut se concentrer sur la guerre.

I. L. Je suis sûre que vous avez des scénarios en tête. Quels sont- ils ?

K. K. — L’un est que l’Ukraine soit poussée à négocier alors qu’elle n’est pas prête à le faire. Ce scénario du pire permettrait à la Russie de repartir avec plus de territoires qu’elle n’en avait en arrivant. Un autre verrait la Russie revenir à ses frontières et, les médias étant entièrement sous le contrôle du Kremlin, le pouvoir russe réussirait à présenter cette défaite comme une victoire. Reste une inconnue : y a-t-il un chemin pour la démocratie en Russie ? Pour l’instant, étant donné que les Russes de Russie admirent les dictateurs, il n’y a pas d’obstacle au maintien de celui-là ou à l’avènement d’un autre. Selon un sondage récent, le soutien à la guerre est toujours majoritaire dans la population. Pourquoi ? 30 % répondent « pour la gloire». Pour les petits pays comme l’Estonie, ce qui importe, c’est d’éviter les souffrances humaines et les atrocités. Mais pour les Russes, c’est la gloire… C’est pour cette raison qu’il est essentiel qu’ils ne tirent surtout aucune gloire de cette guerre, car sinon rien ne les arrêtera.

I. L. Avec les autres pays baltes et les Polonais, vous avez tiré en vain la sonnette d’alarme pendant des années. Êtes-vous davantage écoutés aujourd’hui par Paris et Berlin ? Avez- vous plus d’influence dans les institutions européennes ? Et comment cette influence se traduit-elle concrètement ?

K. K. — Oui. Pour la première fois cette année depuis notre entrée dans l’UE, il y a vingt ans, j’ai le sentiment que nous parlons d’égal à égal. On nous écoute plus qu’avant. On me demande souvent si le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé à l’est ; je dirais plutôt qu’un compromis a été obtenu grâce aux compétences de chacun. En Estonie, nous avons une mentalité de start-up, avec des idées novatrices et fraîches ; les vieilles démocraties et les vieux pays membres de l’UE apportent, eux, leur expérience. Notre force vient du mélange des deux.

I. L. Croyez-vous que la Pologne et les pays baltes sont plus efficaces que le vieux tandem franco-allemand ?

K. K. — On ne peut pas résumer les choses ainsi, cela dépend du sujet traité, notamment dans les instances européennes : sur la question des forêts, nous sommes proches de la Suède et de la Finlande tout simplement parce que nous avons beaucoup de forêts. Sur les questions budgétaires, en revanche, nous votons avec les Pays-Bas et l’Allemagne, car nous pensons que les comptes doivent être équilibrés entre les dépenses et les recettes. Sur la Russie, nous pensons comme les deux autres pays baltes et la Pologne. Sur le digital, nous raisonnons comme les petits pays. Les alliances dépendent de la nature des dossiers.

I. L. Pensez-vous que la guerre a profondément changé l’Union européenne ?

K. K. — D’abord, Ursula von der Leyen voulait que l’UE devienne un acteur géopolitique et je crois qu’elle l’est devenue. Par ailleurs, nous avons appris depuis le Covid que nous sommes capables d’agir vite quand il le faut. Nous sommes aussi plus unis qu’avant. Et nous nous écoutons enfin les uns et les autres.

I. L. Pourquoi les opposants russes, dont certains sont réfugiés chez vous, sont-ils toujours aussi divisés ?

K. K. — Parce que Vladimir Poutine excelle à éliminer les alternatives. Les leaders de l’opposition sont soit en exil à l’étranger, soit en prison en Russie. Il est donc très difficile pour les Russes qui ne partagent pas les vues de Poutine de se tourner vers un nouveau leader.

I. L. Après quinze mois de guerre, diriez-vous que l’idée française d’autonomie stratégique est une bonne ou une mauvaise idée ?

K. K. — Je vous l’ai dit et je le redis : les Européens ont changé de logiciel au niveau régional. Les plus grands pays, ceux qui ont de meilleurs voisins que nous, investissent dans le nouveau flanc est de l’Europe pour le défendre. Ça, c’est l’autonomie stratégique qui se développe, et c’est bien. Ce qui m’inquiète, en revanche, c’est que certains pays de l’Otan essaient de se persuader que l’insécurité régionale ne va pas durer et qu’il n’est pas nécessaire d’accroître ses moyens militaires. Certes, nous avons besoin du partenaire américain pour défendre l’Europe, mais l’Europe doit faire davantage pour se défendre elle-même. En un mot : il n’y a pas de conflit entre l’autonomie stratégique et le renforcement de l’Otan.


(1) Les interventions russes dans l’ancienne Union soviétique ont eu pour conséquence la création de « zones grises » à cheval entre deux États, source permanente de chaos et d’instabilité. C’est le cas, par exemple, des républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, deux régions géorgiennes occupées par la Russie. C’est aussi le cas de la Transnistrie, région moldave sécessionniste qui vit elle aussi à l’heure de Moscou, ou encore du Haut-Karabakh, que se disputent toujours l’Arménie et l’Azerbaïdjan.