Entretien avec Salomé Zourabichvili par Grégory Rayko
Le destin hors norme de Salomé Zourabichvili est bien connu : née à Paris en 1952 dans une famille d’origine géorgienne, elle effectue d’abord une brillante carrière au sein du corps diplomatique français, exerçant diverses fonctions dans de nombreuses missions à l’étranger avant d’être nommée ambassadrice en Géorgie en 2003, peu après la fameuse Révolution des Roses qui porte au pouvoir le réformateur pro-occidental Mikheïl Saakachvili. Ce dernier a besoin de personnalités de marque pour composer son gouvernement. En mars 2004, il propose à la diplomate, qui parle couramment le géorgien, la nationalité géorgienne et le portefeuille des Affaires étrangères — proposition qu’elle accepte après discussion avec les autorités françaises. À ce poste, elle ancrera solidement son pays dans le camp euro-atlantique : c’est à cette époque que la Géorgie rejoint la Politique de voisinage de l’Union européenne et renforce ses liens avec l’Otan. Mais un conflit s’installe progressivement entre la ministre et l’équipe Saakachvili, et elle quitte ses fonctions en octobre 2005. Suivront de longues années dans la vie politique mouvementée du pays — une période également marquée par la guerre qui oppose la Russie et la Géorgie en août 2008 et aboutit à la sécession (non reconnue intenationalement) de deux régions géorgiennes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, devenues de facto deux protectorats russes.
Après une parenthèse aux Nations unies de 2010 à 2012, durant laquelle elle coordonne les travaux du groupe d’experts du Comité des sanctions sur l’Iran du Conseil de sécurité, Mme Zourabichvili revient en Géorgie, désormais dominée par le parti « Le Rêve géorgien » du milliardaire Bidzina Ivanichvili, avec lequel ses relations seront tendues mais parfois constructives. Élue députée sans étiquette en 2016, elle se porte candidate à la présidentielle en 2018 et l’emporte à l’issue d’une campagne extrêmement disputée. Si le pouvoir exécutif est, pour l’essentiel, aux mains du premier ministre (actuellement Irakli Garibachvili, du Rêve géorgien), la stature internationale de la cheffe de l’État fait rapidement d’elle le visage de son pays au niveau international. Elle consacrera très largement son mandat à un rapprochement avec l’UE et avec l’Otan, manœuvre d’autant plus complexe qu’elle se fait sous le nez de la Russie de Vladimir Poutine et, depuis février 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine. La présidente, qui condamne fermement l’agression russe, estime aujourd’hui que le sort de son pays est étroitement lié à celui de l’Ukraine et de la Moldavie, deux autres pays candidats à l’adhésion à l’UE et désireux de renforcer leurs liens avec l’Alliance atlantique. Le 14 décembre dernier, l’Union a accordé à la Géorgie le statut de pays candidat, après une recommandation en ce sens de la Commission un mois plus tôt. Il s’agit d’une grande victoire pour l’ensemble du camp pro- européen de ce petit pays caucasien d’un peu plus de 3,5 millions d’habitants — une victoire qui doit beaucoup aux efforts constants de sa présidente.
G. R.
Grégory Rayko — Le 8 novembre dernier, la Commission de Bruxelles a recommandé au Conseil européen d’attribuer à la Géorgie le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Il restait alors au Conseil européen des 14-15 décembre à confirmer cette décision, ce qui fut fait. Mais étiez-vous confiante dès le 8 novembre ?
Salomé Zourabichvili — Oui, notamment du fait des termes employés dans la déclaration de la Commission. La formulation était particulièrement nette et présageait la décision positive du Conseil européen. Selon moi, l’un des éléments qui ont pesé dans la recommandation de la Commission est la détermination de la population géorgienne à voir le pays rejoindre l’Union. Nous savons que les Géorgiens sont très largement favorables à cette intégration ; c’est pour cette raison que, dès que l’avis favorable de la Commission a été connu, nous avons lancé une campagne de collecte de signatures en faveur de l’adhésion — intitulée « Nos Voix pour l’Europe » — afin de montrer aux membres de l’UE que notre pays est mobilisé pour atteindre cet objectif fixé de longue date. Les quelque 50 000 signatures symboliques recueillies dans le cadre de cette pétition ont été transmises à l’ambassadeur de l’UE en Géorgie.
G. R. — Quelle est la proportion de Géorgiens qui souhaitent l’adhésion ? D’après certains sondages, ils seraient 80 %...
S. Z. — Ce chiffre aurait encore augmenté : il serait à présent de plus de 85 % selon l’institut Edison Research (1). Ce sondage est particulièrement intéressant car il donne aussi les raisons pour lesquelles cette attente d’Europe existe. Et il en ressort que la principale raison, avant le développement économique et la prospérité, c’est la sécurité.
G. R. — L’adhésion à l’UE renforcerait-elle significativement la sécurité de la Géorgie ?
S. Z. — Évidemment. Ne serait-ce que parce qu’une réponse négative de l’UE aurait été, pour la Russie, une invitation à intensifier les pressions qu’elle exerce sur nous. Le message envoyé à Moscou aurait été que la Géorgie se trouve dans une sorte de zone grise ouverte à toutes les influences, sauf à celle de l’UE. Or, en affirmant que notre destin est de rejoindre l’Union, cette dernière montre que sa présence dans le Caucase a vocation à se développer, et non pas à se réduire. Cette présence se manifeste déjà à travers la mission EUMM (2) en Géorgie, mais aussi par la mission de l’UE en Arménie, sans compter tout l’engagement européen sur le plan économique. Avec sa décision, l’UE souligne encore un peu plus que, dans cette région, elle a des intérêts — notamment des infrastructures sur la mer Noire et au-delà (3). L’adhésion future de la Géorgie consolidera cette présence et cette influence européennes. C’est tout cela qui suscite l’enthousiasme de la population — une population qui s’est spontanément rassemblée à Tbilissi, au soir du 8 novembre, et une nouvelle fois le 14 décembre, pour célébrer la bonne nouvelle en brandissant des drapeaux européens.
G. R. — Des scènes qui ont rappelé celles de mars dernier, quand la population, notamment à votre appel, avait manifesté en masse pour s’opposer au projet de loi, souhaité par le gouvernement, visant à instaurer en Géorgie l’équivalent de la loi russe sur les agents de l’étranger (4)...
S. Z. — Tout à fait. Mais au-delà de ces deux épisodes, il est très fréquent de voir des drapeaux de l’UE à Tbilissi. On les retrouve dans quasiment toutes les manifestations.
G. R. — Durant ces manifestations de mars 2023, une image a particulièrement marqué les esprits : une femme qui continuait à agiter un drapeau européen alors qu’elle était aspergée par un canon à eau...
S. Z. — Oui, les gens ont fait preuve d’une détermination admirable. Ils ont bien compris, et bien fait comprendre, que la démocratie et l’Europe, c’était l’avenir de la Géorgie, et que personne n’avait le droit de leur voler cet avenir.
G. R. — Qu’en est-il de la classe politique géorgienne ? Le premier ministre actuel, que l’on a pu parfois présenter en France comme étant proche des positions russes, s’est lui aussi félicité de la décision de la Commission puis de celle du Conseil... Comment l’expliquer ?
S. Z. — C’est à mon sens l’un des grands acquis de la décision rendue par l’Union. À présent, c’est à qui se félicitera le plus fort du fait que la Géorgie a vocation à rejoindre l’UE, et de nombreux dirigeants cherchent à apparaître comme étant les grands artisans de ce rapprochement. C’est très bien ! Ces déclarations engagent leurs auteurs à faire en sorte que la Géorgie ne dévie pas du chemin vers l’UE qui a été tracé pour elle. La guerre en Ukraine avait peut- être effrayé certains acteurs de la vie politique géorgienne, qui ont considéré qu’insister dans la voie européenne pouvait irriter la Russie et, donc, mettre notre pays en danger ; aujourd’hui, cette obtention du statut de candidat rassemble tout le monde autour d’un objectif commun. Les hésitations, les frilosités que l’on a pu observer dernièrement semblent derrière nous.
G. R. — Le processus d’adhésion à l’UE passe par de nombreuses réformes. Plusieurs ont déjà été mises en œuvre ; mais d’autres semblent plus complexes, portant notamment sur la séparation des pouvoirs et ce que l’on a appelé la « désoligarchisation » de la vie politique géorgienne. Le parti au pouvoir est-il réellement décidé à mener à bien ces réformes ?
S. Z. — Je pense que l’UE a un rôle à jouer là-dedans. Je m’explique : la décision de nous accorder le statut de candidat ne doit pas être une sorte de solde de tout compte. Au contraire, elle doit marquer un sur-engagement européen. À mon sens, ce que l’UE nous dit, c’est : « Tout au long de votre chemin vers l’adhésion, nous serons très présents à vos côtés. » Concrètement, cette formule a de nombreuses applications. Nous aurons des élections législatives en octobre prochain. Ce sera un test important pour nous, plus encore que les réformes déjà en cours, sur lesquelles nous avons enregistré des avancées. Ces élections seront-elles absolument transparentes et équitables ? Pour que ce soit le cas, il faut que des observateurs européens soient déployés au plus vite ; pas seulement au moment du scrutin et du dépouillement, mais aussi tout au long de la campagne électorale. Il faudra superviser ce qui se passera dans les régions, vérifier l’absence de corruption aux niveaux public et para-public. Aujourd’hui, dans tous nos pays — que je n’aime pas appeler post- soviétiques parce que, plus de trente ans après la dissolution de l’URSS, ce qualificatif me semble dépassé —, il existe une tradition déplorable qui consiste à utiliser les « ressources administratives », c’est-à-dire à mobiliser en faveur de tel ou tel parti les employés du secteur para-public. Or c’est là que travaillent la plupart des gens.
G. R. — Il y a déjà eu des précédents, notamment lors des dernières élections législatives (5) et municipales (6)...
S. Z. — En effet, et pas seulement en Géorgie, mais aussi dans d’autres pays de la région. Après la chute de l’URSS, les nouveaux régimes sont arrivés au pouvoir en bénéficiant d’un soutien réel. Mais quand ils s’affaiblissent, s’effritent, arrivent en fin de course, au lieu de céder les rênes à d’autres forces comme cela devrait être le cas en démocratie, les sortants ont tendance à s’accrocher au pouvoir par des méthodes qui ne sont pas toujours légitimes. Il faut en finir avec ces pratiques. En Géorgie, la logique, après douze ans de pouvoir du Rêve géorgien, serait selon moi d’aller vers une coalition au sein de laquelle on retrouverait aussi bien des représentants de ce parti que des membres de l’opposition actuelle. Or, dans nos pays, celui qui parvient au pouvoir croit qu’il a le droit de s’emparer de tous les leviers et de ne plus les lâcher, selon le principe du « winner takes all ». Celui qui est aux affaires à un moment donné est convaincu que, s’il venait à lâcher les commandes, ses successeurs limogeraient tout le monde et s’empareraient à leur tour de l’ensemble des postes, voire poursuivraient en justice l’équipe précédente ; par conséquent, il fait tout pour que l’alternance ne survienne jamais.
La démocratie, ce n’est pas ça, c’est même l’inverse. C’est accepter de s’effacer en cas de défaite, ou de partager avec ses adversaires si aucune majorité n’émerge. Nous verrons si les prochaines législatives seront, en quelque sorte, une authentification des progrès démocratiques de notre pays.
G. R. — Votre mandat présidentiel s’achèvera début 2025. Le mode de scrutin pour désigner le chef de l’État a été modifié. Alors que vous avez été élue en 2018 au suffrage universel, cette fois c’est un collège électoral qui désignera la personnalité qui vous succédera...
S. Z. — Oui, et ce collège électoral, d’environ 300 personnes, sera composé en bonne partie de députés du Parlement qui aura été élu en octobre 2024. De l’issue des législatives dépendra donc la présidentielle. Si les législatives débouchent sur la victoire nette de l’un des camps, le président en sera nécessairement issu et n’aura pas un poids très important. En revanche, si le résultat des législatives est équilibré, alors le futur président aura plus de chances d’être un arbitre dont la voix sera souvent décisive.
G. R. — Vous-même, envisagez-vous de vous représenter ?
S. Z. — Mon but premier, aujourd’hui, est d’accompagner le cheminement du pays vers l’UE. Mon rôle de présidente, c’est d’être à la tête d’un mouvement pro-européen qui peut être la base d’une alliance située au-dessus des partis. Pour l’instant, je ne me projette pas sur la suite des événements.
G. R. — Comment expliquez-vous la tentative de destitution (7) qui a été lancée à votre encontre par le gouvernement en octobre, et qui a rapidement échoué ? Faut-il y voir une manœuvre visant à faire dérailler le projet européen de la Géorgie ?
S. Z. — Je n’ai pas vraiment d’explication. Mon éventuelle destitution aurait pu irriter les Européens, mais je pense que leur décision était déjà prise. Car cette décision est de nature stratégique : il s’agit de ne pas faire de cadeau à la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. Or une fin de non-recevoir opposée à la Géorgie par l’UE aurait été vue comme une victoire diplomatique de Moscou. Dès lors, la question du strict respect des règles démocratiques par le pouvoir géorgien devenait un peu moins importante. Cette tentative de destitution était peut-être due au fait que je suis nettement plus connue en Europe que les membres du gouvernement, que c’est moi qui incarne aujourd’hui le projet européen de la Géorgie. Des susceptibilités personnelles ont sans doute joué un rôle ; le sentiment que mon poids politique s’était renforcé au cours des dernières années, aussi. Quand un pouvoir constate qu’il perd de l’audience, tout ce qui émerge fait peur. En tout état de cause, cet épisode a été un échec politique pour ses instigateurs puisqu’il m’a fait gagner des points de popularité dans les sondages.
G. R. — C’était donc un mauvais calcul de vos adversaires...
S. Z. — Certainement. Pour autant, ils n’ont pas totalement abandonné puisque je continue de recevoir des messages d’intimidation quand j’ose me rendre à l’étranger sans demander d’autorisation préalable. On m’explique que je n’ai pas le droit de défier la Constitution et que des mesures pourront être prises à mon encontre. Cela ne me préoccupe pas outre mesure : l’échec de la tentative de destitution montre que mes adversaires n’ont pas vraiment de moyens de coercition qu’ils pourraient employer contre moi. Il n’empêche que l’ambiance demeure la même.
G. R. — Mais l’ambiance internationale, elle, est très favorable aux projets européens du pays…
S. Z. — Oui, les étoiles sont alignées. Que ce soit à la tête des institutions européennes ou à la tête des États de l’UE — je pense en particulier à Emmanuel Macron, au président allemand Frank-Walter Steinmeier, aux dirigeants de la Pologne ou encore des pays baltes, liste non exhaustive —, on trouve actuellement des personnalités que l’on peut qualifier de pro-ukrainiennes, donc décidées à ne pas faire de cadeaux à la Russie. Cette configuration favorable ne va pas durer éternellement. D’autres sujets peuvent s’imposer à l’agenda européen, à commencer par le conflit israélo-palestinien ; d’autres responsables peuvent arriver aux affaires, qui seraient plus sensibles aux positions russes. C’est pourquoi nous ne devons absolument pas laisser passer la chance historique qui se présente à nous. Si la donne change, il est clair que cela donnera un coup de fouet à l’activisme russe vis-à-vis de notre pays.
G. R. — Précisément, que font les Russes aujourd’hui vis-à-vis de la Géorgie ?
S. Z. — Ils s’activent dans les territoires occupés, c’est-à-dire en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Ils se sont fait attribuer l’aéroport de la capitale Soukhoumi par les Abkhazes (8) et ils projettent maintenant d’élargir le grand port sur la mer Noire pour y installer une base navale (9). Tout cela est très préoccupant.
Sur la ligne de démarcation, il y a régulièrement des incidents, souvent tragiques. Récemment encore, un homme a été tué à proximité de la « frontière » entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud (10). Force est de constater que l’attitude conciliante adoptée par le gouvernement géorgien n’a donné aucun résultat. Au contraire, les Russes se montrent de plus en plus agressifs en Abkhazie. Soyons clairs : je ne prône pas la confrontation avec Moscou. Pour un petit pays comme le nôtre, la montée des tensions militaires avec la Russie n’est pas une option. Mais entre une confrontation active et une prudence qui confine à la complaisance, il y a une ligne à tenir. Il faut se faire respecter. Tous ceux qui connaissent le régime de Moscou savent que si les Russes ne vous respectent pas, ils vous roulent dessus.
G. R. — En août dernier, à l’occasion du quinzième anniversaire de la guerre russo-géorgienne, Dmitri Medvedev, qui était en 2008 le président de la Fédération de Russie et qui est aujourd’hui secrétaire adjoint de son Conseil de sécurité, a averti que des « provocations » occidentales pourraient inciter la Russie à annexer l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Sachant qu’en 2022 la Russie a déjà officiellement annexé quatre régions ukrainiennes (bien qu’elle ne contrôle totalement le territoire d’aucune d’entre elles), et qu’en 2014 elle a fait main basse sur la Crimée, un tel scénario vous semble-t-il envisageable ?
S. Z. — Absolument. C’est une menace récurrente. L’été dernier, le « président » — les guillemets sont de rigueur — de l’entité séparatiste d’Ossétie du Sud a appelé à un référendum sur le rattachement de ce territoire à la Russie. Finalement, cela n’a pas eu lieu. De leur côté, les dirigeants de l’Abkhazie ont fait savoir qu’ils ne seraient pas mécontents d’entrer dans cette fameuse « Union » entre la Russie et la Biélorussie (11). Tous ces dirigeants dépendent totalement de Moscou et sont parfois plus royalistes que le roi. Ils testent des thèmes que le Kremlin leur suggère de tester. Bref, une absorption officielle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie n’est pas à exclure. En réalité, cela ne changerait pas grand-chose. Dans les faits, ces deux territoires ne sont pas du tout indépendants, quand bien même la Russie a reconnu leur indépendance. Ils sont totalement contrôlés par Moscou. Par exemple, en Abkhazie, l’enseignement de la langue abkhaze a quasiment disparu au profit du russe.
G. R. — Il y a aussi la « passeportisation »…
S. Z. — Oui. Elle a commencé il y a longtemps et est aujourd’hui totale. Les Abkhazes ont des passeports abkhazes, inutilisables car reconnus par personne hormis la Russie. Ils disposent aussi désormais de passeports russes mais, comme vous le savez, il y a de nombreux pays où il est actuellement impossible de se rendre avec un passeport russe...
G. R. — Peuvent-ils venir en Géorgie ou bien la frontière est-elle totalement close ?
S. Z. — La frontière n’est pas fermée en permanence. Les Russes l’ouvrent et la ferment selon leur bon vouloir. Par exemple, les étudiants abkhazes — comme tout citoyen géorgien, car à nos yeux ils restent des citoyens de la Géorgie, bien entendu — ont le droit de venir en Géorgie pour s’inscrire, gratuitement, dans les universités de nos villes. Or c’est précisément au moment où se tiennent les inscriptions que les frontières entre l’Abkhazie et la Géorgie sont fermées... Certains parviennent tout de même à passer, parfois à la nage ! De la même façon, tous les Abkhazes peuvent venir se faire soigner sans frais en Géorgie. Leur système médical étant dans un état désastreux, ils sont nombreux à le faire, d’autant qu’il y a un hôpital géorgien tout près de la ligne de démarcation. Mais eux aussi connaissent souvent des difficultés lorsqu’ils veulent ensuite rentrer chez eux.
G. R. — La situation est-elle similaire en Ossétie du Sud ?
S. Z. — Pas exactement. Tout d’abord, c’est une région beaucoup plus petite et initialement bien moins peuplée. Ensuite, la plupart de ceux qui y vivaient en sont partis ; quant à ceux qui restent, ils travaillent pour les bases militaires russes, car l’Ossétie du Sud a été quasi totalement militarisée. Il n’y a pas d’autre économie là- bas, et aucune place pour la contestation. En Abkhazie, il existe une société civile, et même des manifestations — notamment contre la mainmise russe sur l’aéroport et le port. Ces manifestations ne sont pas nécessairement pro-géorgiennes, les Abkhazes étant assez nationalistes. Mais, aujourd’hui, le sentiment d’avoir été floués par les Russes est réel. La guerre en Ukraine a également produit son effet : les Abkhazes ont vu comment l’armée de Moscou se comporte avec des gens qui, a priori, sont beaucoup plus proches des Russes qu’ils ne le sont eux-mêmes.
G. R. — La passeportisation qui a été mise en œuvre en Abkhazie n’entraîne-t-elle pas, pour les hommes en âge de combattre, le risque d’être mobilisés par l’armée russe ?
S. Z. — Bien sûr. Et cette mobilisation n’a pas été un franc succès pour les Russes ; alors ils essaient de recruter des combattants moyennant finance. Les Abkhazes sont peu nombreux à répondre à l’appel et apprécient peu d’être utilisés dans la guerre contre l’Ukraine. Pour l’instant, ce mécontentement ne joue pas en faveur d’un rapprochement entre l’Abkhazie et la Géorgie ; selon moi, notre gouvernement devrait faire plus d’efforts en ce sens, tendre la main aux Abkhazes. Ce qui est sûr, c’est que plus la Géorgie avancera sur la voie de l’adhésion, plus un retour dans son giron apparaîtra comme une option souhaitable pour les Abkhazes. D’ailleurs, nous cherchons déjà à les associer à certains programmes en cours avec l’UE, comme le programme d’échange d’étudiants Erasmus. C’est quelque chose de concret qui leur montre tout l’intérêt qu’ils ont à se rapprocher de la Géorgie et, partant, de l’Europe.
G. R. — Vous avez dit tout à l’heure que la notion de « pays ex- soviétiques » était, pour vous, dépassée. Mais, pour Moscou, elle semble encore tout à fait opérante. La Russie a attaqué l’Ukraine, envisage de s’emparer de la Biélorussie et peut- être de la Moldavie, des propos menaçants sont tenus à l’égard des États baltes... Qu’en est-il de la Géorgie, dont la Russie contrôle déjà deux provinces ? Le Kremlin a-t-il totalement reconnu l’indépendance de votre pays ou pourrait-il chercher à le réintégrer à une sorte de Russie élargie ?
S. Z. — Je pense que la réponse à cette question dépendra de l’issue de la guerre en Ukraine. Si la Russie parvient à ses fins, alors ses ambitions impériales concernant notamment la Géorgie reviendront probablement sur le devant de la scène. En revanche, si elle échoue, un terme définitif sera sans doute mis à ce type d’aventures — même si, en la matière, rien n’est totalement certain. On peut, en effet, imaginer qu’une Russie défaite en Ukraine chercherait en quelque sorte à se rattraper, à faire la nique aux Européens en se retournant vers la Géorgie ; mais un tel scénario ne me semble pas très vraisemblable.
G. R. — Depuis le début de la guerre d’Ukraine, de nombreux Russes ont émigré : soit parce qu’ils refusent de vivre dans un pays agresseur ; soit parce qu’il leur est difficile de continuer de mener leur vie et leurs activités comme avant du fait des sanctions ; soit parce qu’ils craignent d’être mobilisés et envoyés au front — et, parfois, pour toutes ces raisons à la fois. Une proportion non négligeable de ces émigrés de fraîche date s’est installée en Géorgie. Comment la cohabitation se déroule-t-elle avec la population locale ?
S. Z. — Ce n’est pas toujours facile. Ils sont plus nombreux à s’être installés en Arménie que chez nous, mais nos deux pays sont confrontés aux mêmes problèmes. La plupart de ces gens ne pensent pas qu’ils resteront ici longtemps ; ils estiment qu’ils finiront soit par rentrer chez eux, soit par aller ailleurs. Ils ne cherchent donc pas à apprendre le géorgien, ils restent entre eux. Ils ont leurs propres clubs, leurs propres restaurants, ouverts récemment par des Russes — chez nous, il est très facile d’ouvrir une entreprise, notamment dans le secteur de la restauration.
G. R. — Comment vos compatriotes réagissent-ils ?
S. Z. — Les Géorgiens sont, sur ce point, assez contradictoires. Ils sont plutôt hostiles aux Russes en général, à cause de la guerre de 2008 et de l’occupation de deux de nos territoires, bien entendu, et depuis 2022 à cause de la guerre d’Ukraine. Même s’ils savent qu’une partie de ceux qui sont installés chez nous depuis un an ou deux sont opposés à la guerre, ils ne sont a priori pas enchantés de voir autant de Russes débarquer dans leur pays. Il n’en reste pas moins que, au quotidien, l’accueil s’est fait assez naturellement. Les propriétaires géorgiens ne refusent pas de louer leurs logements à des Russes, par exemple. Simplement, il ne faudrait pas que cela aille trop loin. C’est une situation qui doit être surveillée, réglementée. Il faut que la population ait le sentiment que les autorités font tout ce qu’elles peuvent pour que la cohabitation se passe harmonieusement.
G. R. — Pour l’économie géorgienne, cette arrivée massive de Russes n’est-elle pas une aubaine ?
S. Z. — Si, sans conteste. La plupart d’entre eux sont arrivés avec de l’argent, et évidemment ils louent des logements, ils achètent des produits, ils contribuent à faire marcher les affaires. Leur venue s’est donc accompagnée d’une hausse des dépenses effectuées en Géorgie, ce qui est une bonne chose pour l’économie locale.
G. R. — Avez-vous une idée de la proportion de ces Russes qui ont l’intention de s’établir en Géorgie à long terme ?
S. Z. — On estime qu’environ 1,5 million de Russes sont passés par notre pays depuis le début de la guerre. Certains sont, depuis, retournés en Russie, d’autres sont partis s’installer ailleurs. Ils seraient environ 100 000 en Géorgie actuellement. Quels sont leurs projets à long terme ? C’est difficile à dire, eux-mêmes ne le savent souvent pas. En tout cas, il s’agit essentiellement, de toute évidence, de gens issus de grandes villes, qui travaillent souvent dans des entreprises du secteur numérique.
G. R. — Le gouvernement a également rouvert les vols directs entre Tbilissi et Moscou, ce que vous avez déploré...
S. Z. — Effectivement, j’y étais opposée car cette décision contribue à réduire l’isolement de la Russie ; or cet isolement a pour finalité de la contraindre à renoncer à sa guerre en Ukraine.
G. R. — Quelle est la position de la Géorgie en ce qui concerne les sanctions décidées par les pays occidentaux à l’encontre de la Russie ?
S. Z. — La Géorgie est pleinement associée aux sanctions financières et économiques. Nos douanes surveillent avec la plus grande attention les exportations vers la Russie afin d’éviter que notre pays soit utilisé pour contourner les sanctions. À l’automne 2023, une mission (12) composée de représentants de plusieurs grands pays occidentaux — des Américains, des Britanniques — s’est rendue sur place pour examiner l’application de ces mesures. Elle a conclu que les efforts des autorités géorgiennes étaient indéniables, aussi bien dans nos ports qu’à nos frontières. Pour autant, moi qui en mon temps ai travaillé sur les sanctions visant l’Iran, je sais d’expérience à quel point il est difficile d’empêcher que des biens passent subrepticement à travers les frontières des pays mitoyens. Quand cela se produit, la question est de savoir s’il y a ou non une connivence des autorités.
G. R. — Concernant la situation en Ukraine, la tonalité générale en Occident est moins optimiste qu’auparavant. La contre- offensive n’a pas eu le succès attendu, et l’attention mondiale semble se reporter sur le Proche-Orient. Des leaders hostiles à toute aide à Kiev émergent en Europe, comme on l’a vu avec les dernières élections en Slovaquie, pays voisin de l’Ukraine ; et, aux États-Unis, un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ne serait sans doute pas une bonne nouvelle pour les Ukrainiens. Êtes-vous inquiète ?
S. Z. — On peut aussi voir dans ce retournement de conjoncture des raisons d’être optimiste. Je m’explique : l’administration américaine actuelle sait que l’issue de la prochaine présidentielle dépend en partie de la façon dont aura évolué le conflit en Ukraine. Si les Russes obtiennent, d’ici à novembre prochain, des gains significatifs, ce sera une bonne chose pour la campagne de Trump qui, de toute façon, affirme que l’Ukraine est une cause perdue. Cela vaut également pour la plupart des dirigeants européens : leurs adversaires prônent une politique à l’inverse de celle qui est actuellement menée, et, là aussi, un recul des forces ukrainiennes alimenterait leur rhétorique. La Commission d’Ursula von der Leyen n’échappe pas à cette menace dans la perspective des élections européennes en 2024. En un mot, les principaux alliés de Kiev ont tout intérêt à redoubler d’efforts.
G. R. — Avez-vous rencontré Volodymyr Zelensky depuis le début de la guerre ?
S. Z. — Pas depuis le début de la guerre, mais je l’avais rencontré entre son élection en 2019 et le déclenchement des hostilités un peu moins de trois ans plus tard. N’oubliez pas que nous formons une sorte de trio avec l’Ukraine et la Moldavie : nous avons une aspiration commune qui est de rallier l’UE. Nous nous sommes vus plusieurs fois pour en discuter.
Je voudrais ajouter qu’en dehors du rapprochement des ex- républiques soviétiques que sont l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie l’agression russe a eu deux autres conséquences que Moscou voulait absolument éviter : l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, et la formation définitive de la nation ukrainienne. On constate aujourd’hui une incroyable unité de la société ukrainienne, alors qu’elle était encore assez divisée sur de nombreux points il y a deux ans. C’est peut-être le plus grand échec de Poutine.
G. R. — Le comportement de Zelensky depuis que la guerre a commencé vous a-t-il surprise ? Bon nombre d’observateurs se disaient qu’en temps de guerre, face à la Russie, un ancien comédien sans expérience politique notable n’était pas du tout l’homme idéal pour diriger l’Ukraine...
S. Z. — C’est aussi ce qu’ont pensé les Russes. Ils ont cru qu’en voyant arriver une colonne de chars russes, en voyant son pays et sa capitale bombardés, il s’enfuirait sans demander son reste. C’est d’ailleurs ce que lui ont proposé les Américains, ce à quoi il a répondu par cette formule restée célèbre : « Je n’ai pas besoin d’un taxi, j’ai besoin de munitions. » Ce ne fut pas la seule erreur de calcul des Russes, qui ont pensé que les Européens seraient divisés ; que les Américains ne s’impliqueraient pas parce qu’ils ont d’autres fers au feu ailleurs ; et, bien sûr, que la population ukrainienne ne résisterait pas comme elle l’a fait. C’est à cause de toutes ces erreurs que les Russes n’ont cessé, depuis le début de la guerre, de changer d’objectifs proclamés et de stratégie.
G. R. — Vous qui connaissez très bien les diplomates russes, vous attendiez-vous à tous ces errements ?
S. Z. — La diplomatie russe est très professionnelle, mais ce n’est pas une diplomatie très imaginative. Elle applique parfaitement bien les instructions qu’elle reçoit, et son rôle s’arrête là. Elle n’a pas été décisive dans cette affaire, elle s’est contentée de dire et de faire ce qu’on lui ordonnait de dire et de faire...
(1) « 85% of Georgians support NATO membership - Edison Research », 21 juin 2003. https://jam-news.net/edison-research-study-on-georgia/
(2) Voir : « Mission d’observation de l’UE en Géorgie — EUMM Georgia ». https:// eur-lex.europa.eu/FR/legal-content/summary/eu-monitoring-mission-in-georgia- eumm-georgia.html
(3) « Géorgie : le soutien continu de la BEI à la construction de l’autoroute Est-Ouest franchit une nouvelle étape », Banque européenne d’investissement, 31 octobre 2023. https://www.eib.org/fr/press/all/2023-404-georgia-another-milestone-for-the-eib-s- continuous-support-for-the-development-of-the-east-west-highway
(4) Léo Durin, « En Géorgie, une loi contre les “agents étrangers” fait descendre le peuple dans la rue », La Croix, 8 mars 2023. https://www.la-croix.com/Monde/En-Georgie- loi-contre-agents-etrangers-fait-descendre-peuple-rue-2023-03-08-1201258214
(5) Faustine Vincent, « La Géorgie au bord de la crise politique après les élections législatives », Le Monde, 1er novembre 2020. https://www.lemonde.fr/international/ article/2020/11/01/la-georgie-au-bord-de-la-crise-politique-apres-les-elections- legislatives_6058090_3210.html
(6) « En Géorgie, le parti au pouvoir dit avoir remporté des élections municipales entachées d’accusations de fraudes », Le Monde, 3 octobre 2021.
(7) Un mois avant la très attendue décision de la Commission de Bruxelles sur le statut de candidat à l’adhésion de la Géorgie, le parti au pouvoir, Le Rêve géorgien, a tenté de destituer Mme Zourabichvili, lui reprochant de s’être rendue à l’étranger à plusieurs reprises en visite officielle sans avoir coordonné ces déplacements avec le gouvernement. Lors du vote au Parlement à Tbilissi, le 18 octobre, 86 députés se sont prononcés pour et 1 contre, alors qu’il fallait 100 voix pour que la démarche aboutisse. Le Rêve géorgien, qui ne dispose que de 90 sièges, n’a pas réussi à rallier suffisamment d’autres députés à sa motion.
Faustine Vincent, « En Géorgie, le parti au pouvoir échoue à destituer la présidente pro-occidentale », Le Monde, 18 octobre 2023. https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/18/en-georgie-le-parti-au-pouvoir-echoue-a-destituer-la-presidente- pro-occidentale_6195231_3210.html
(8) Giorgi Menabde, « Russia’s Restoration of Sukhumi Airport May Lead to Full Annexation of Abkhazia », Jamestown Foundation, 20 novembre 2023. https:// jamestown.org/program/russias-restoration-of-sukhumi-airport-may-lead-to-full- annexation-of-abkhazia/
(9) « La flotte russe va installer une base dans une région séparatiste de Géorgie », RFI, 5 octobre 2023. https://www.rfi.fr/fr/europe/20231005-la-flotte-russe-va-installer- une-base-dans-une-r%C3%A9gion-s%C3%A9paratiste-de-g%C3%A9orgie
(10) « Georgian killed by Russian border troops », Eurasianet, 8 novembre 2023. https://eurasianet.org/georgian-killed-by-russian-border-troops
(11) L’Union de la Russie et de la Biélorussie est une union supranationale de type confédéral et intergouvernemental créée en 1997 qui est censée conduire à une progressive « fusion » entre la Fédération de Russie et la république de Biélorussie.
(12) Lire : « Sanctions Coordinators Reassured by Georgia’s Efforts », Civil.ge, 26 juin 2023. https://civil.ge/archives/549926