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Ukraine : un pays sous influence

Ukraine : un pays sous influence

 

Cet entretien a été publié dans le n° 172, été 2021

Il est arrivé sur la scène ukrainienne comme un ovni. Porté par un discours anti-élites, propulsé en tête des sondages grâce à sa promesse d’éradiquer la corruption, Volodymyr Zelensky, ancien comédien et novice en politique, a pulvérisé son prédécesseur Petro Porochenko en raflant 73 % des voix à l’élection présidentielle d’avril 2019. Devenu, à 41 ans, le plus jeune président ukrainien, il a fait des premiers pas prometteurs, menant ses réformes à la vitesse d’un cheval au galop. Mais, depuis, le système se met en travers de sa route et sa présidence s’essouffle. La Cour constitutionnelle, constamment saisie par les députés pro-russes, lui oppose une farouche résistance en invalidant ses mesures anti-corruption. Volodymyr Zelensky se heurte aussi à l’influence des oligarques qui contrôlent des pans entiers de l’économie. Aujourd’hui, sa cote de popularité a chuté et beaucoup redoutent un retour en arrière du pays. Quand la Russie a massé de nouvelles troupes à la frontière au printemps, faisant planer la menace d’une intervention militaire, Zelensky est allé chercher le soutien de l ’Occident, réitérant ses demandes d’intégration à l’Otan et à l’Union européenne. Pour toute réponse, il n’a obtenu que de vagues messages d’encouragement…

I. L.

sabelle LasserreJoe Biden est-il pour l’Ukraine un meilleur président que ne l’a été Donald Trump ?

Volodymyr Zelensky — Nous ne sommes pas au supermarché des présidents américains ! Et heureusement qu’il ne nous appartient pas de choisir ; sauf erreur, ce sont les Américains qui élisent leur président ! J’ajoute que la relation entre les États-Unis et l’Ukraine est basée sur des fondamentaux qui transcendent la personnalité des hommes au pouvoir. Les Américains soutiennent l’Ukraine, et je n’ai pas de raison de penser que ce soutien peut être remis en cause par les alternances politiques à Washington. Mais il est vrai que les relations sont meilleures et plus profondes quand les présidents de nos deux pays échangent plus qu’un unique coup de téléphone officiel, quand leurs équipes travaillent harmonieusement ensemble ou quand il existe une « alchimie » entre les chefs d’État. Ce qui ne dépend ni du genre ni de l’âge.

I. L.En ce qui vous concerne, vous avez attendu très longtemps le coup de téléphone de Joe Biden après son installation à la Maison-Blanche. Jusqu’au mois d’avril…

V. Z. — Trop longtemps, vous voulez dire… Les États-Unis sont une grande puissance, ils entretiennent des relations avec de nombreux pays et l’Ukraine n’est pas nécessairement une priorité. Je le regrette. J’aimerais que mon pays occupe une place plus importante auprès des autorités politiques américaines. Cela étant dit, Joe Biden présente un avantage par rapport à Donald Trump : il connaît mieux le « dossier ukrainien » parce qu’il est venu sur place (1). Mais il faut toujours juger sur les résultats. Et pour obtenir des résultats, il faut du temps. Lorsque ce temps sera écoulé, je pourrai certainement vous dire lequel, de Donald Trump ou de Joe Biden, aura été un meilleur président pour l’Ukraine. Aujourd’hui, il est trop tôt pour le savoir.

I. L. — Au printemps, la Russie a massé ses troupes à la frontière et organisé des exercices militaires. Ces provocations étaient-elles liées à l’arrivée de la nouvelle administration américaine ? Étaient-elles destinées à tester la volonté de Joe Biden ?

V. Z. — D’une certaine manière oui, les événements sont liés. Depuis l’élection de Joe Biden, la planète entière bande ses muscles. Personnellement, je n’ai pas envie que cette démonstration de force se fasse aux dépens de l’Ukraine. Mais le fait est que chaque fois que les États-Unis se rapprochent de nous, chaque fois que l’Ukraine noue de nouvelles relations économiques à l’étranger, chaque fois que la question de l’Otan ressurgit, les Russes réagissent. Pourquoi ? Parce qu’ils ne veulent pas d’une Ukraine indépendante et forte. À mes yeux, c’est une marque de faiblesse. Dans la vie, il y a deux catégories de gens : ceux qui se réjouissent du bonheur des autres et ceux qui s’en affligent. J’ignore à quel moment la Russie a cessé de se féliciter des réussites de l’Ukraine. Probablement depuis l’indépendance. Parce que l’Ukraine a grandi et a pris son envol, parce qu’elle est devenue libre. Mais nous ne voulons pas être la propriété de la Russie. Nous ne sommes pas un jouet. Les Russes feraient mieux de s’occuper de leur propre pays.

I. L.Selon vous, la Russie veut-elle annexer le Donbass, comme elle l’a fait avec la Crimée ?

V. Z. — Je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine ! Ou, plus exactement, je crois savoir quelles sont les intentions de Poutine, mais je n’en parlerai pas pour éviter de le pousser dans ses retranchements… Même s’il n’y a que 1 % de chances pour qu’il change d’avis, la possibilité existe et il faut la préserver. Ce qui est certain, c’est que nous n’abandonnerons pas un centimètre carré de la terre du Donbass car elle nous appartient. Les Russes nous provoquent pour nous forcer à répliquer. Nous ne leur ferons pas ce plaisir. Mais la pression n’est pas seulement militaire, elle est aussi politique et psychologique. L’entourage de Vladimir Poutine affirme que la Russie est prête à défendre les citoyens russes où qu’ils se trouvent dès lors qu’ils se sentent menacés. Le problème, c’est que les citoyens russes sont présents dans le monde entier ! On ne peut pas tout baser sur la nationalité des gens ! Dans la Silicon Valley, par exemple, la plupart des employés sont étrangers. Ils sont indiens, britanniques, russes… Les Américains n’y sont plus majoritaires. Les pays de ces ressortissants sont-ils, pour autant, tentés de déployer leur armée pour garantir leur sécurité ? La rhétorique du Kremlin est extrêmement dangereuse car, dans le Donbass comme en Crimée, Moscou octroie des passeports aux habitants afin d’en faire des citoyens russes à qui il promet une protection militaire. On estime que 250 à 300 000 de ces passeports ont déjà été distribués.

I. L.Combien de temps vous faudra-t-il pour récupérer la Crimée ?

V. Z. — Ceux qui ne vivent pas en Ukraine estiment généralement que le Donbass finira par nous revenir mais que la Crimée est perdue pour toujours. D’autres, y compris chez nous, pensent que l’Ukraine ne récupérera le Donbass et la Crimée qu’après le départ de Vladimir Poutine et l’arrivée d’un nouveau président en Russie. Je suis d’un autre avis. Pour moi, la Crimée et le Donbass n’ont jamais cessé d’être des terres ukrainiennes et je suis convaincu qu’elles ne sauraient s’épanouir hors de l’Ukraine. On le constate dans d’autres territoires occupés comme l’Abkhazie ou la Transnistrie. Que sont-ils devenus ? Des pôles de développement constellés de tours aussi hautes qu’à Hong Kong, où le business est florissant ? Absolument pas. On a au contraire l’impression que toute vie a déserté ces territoires. Et sans vie il n’y a pas de bonheur possible. Or, quand les gens sont malheureux quelque part, ils partent. Les terres ukrainiennes occupées vont devenir des « territoires morts », encore plus morts que Tchernobyl, parce qu’au moins Tchernobyl attire des touristes ! De nombreux civils vivent comme des prisonniers dans les zones occupées par la Russie. Ils continuent à se considérer comme ukrainiens, même si le Kremlin leur distribue des passeports russes. La Russie était censée transformer la Crimée en « perle des mers ». Mais il ne s’est rien passé. Au contraire, la situation a empiré : il n’y a pas de tourisme, pas d’entreprises, pas de travail, pas d’eau et une inflation record. C’est pourquoi je le redis : ces habitants n’ont pas d’avenir sans l’Ukraine.

I. L.Quelle opinion Vladimir Poutine a-t-il de vous ?

V. Z. — Ce qu’il pense de moi ? Franchement, je ne sais pas. Ce qui compte, c’est ce qu’il pense de mon pays, l’Ukraine. Je ne suis sans doute pas celui qu’il espérait. Parce que je réclame, sur tous les sujets, une relation d’égalité. Je suis le président d’un État indépendant et, pour moi, peu importe que la Russie soit plus grande et plus peuplée. J’exige que mon pays soit traité sur un pied d’égalité. Or une partie de notre territoire est occupée par les Russes. Ce n’est pas ainsi que je conçois l’égalité. C’est comme si des gens que je n’avais pas invités étaient entrés par effraction dans mon appartement.

I. L.Le « processus de Normandie » (2) est-il mort ?

V. Z. — Emmanuel Macron le maintient sous assistance respiratoire, mais il est clairement dans le coma. La Russie bloque toute avancée. Lors de la dernière réunion du « format Normandie » en décembre 2019, les quatre pays participants (Ukraine, Russie, France et Allemagne) s’étaient mis d’accord sur un plan en plusieurs étapes. Nous devions, par exemple, ouvrir des checkpoints pour que les populations des zones occupées puissent se rendre dans les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien et bénéficier des services de son administration. Depuis le début de ma présidence, nous avons ouvert quatre checkpoints et construit de nouvelles routes pour y accéder. Nous avons mis à la disposition des populations, dans ces points de contrôle, tous les services dont ils peuvent avoir besoin : retraites, banques, poste, téléphone… Les Russes étaient censés faire la même chose, mais ils n’ont rien ouvert. Ils empêchent les gens de passer du côté ukrainien en invoquant, notamment, la crise sanitaire.

Des échanges de prisonniers avaient également été programmés. Le principe, agréé de part et d’autre, était celui d’un échange de « tous contre tous ». Nous avons fait le premier pas et procédé à un grand nombre de libérations. Puis les Russes ont décidé de tout arrêter. Comme vous le savez, le point le plus important des accords de Minsk portait sur le cessez-le-feu. Rien ne peut se faire, en effet, sans cessez-le-feu. Ni les négociations, ni les échanges de prisonniers, ni les élections, ni l’ouverture des frontières. Ce cessez-le-feu a commencé à être appliqué le 22 juillet 2020 et il a été plus ou moins respecté pendant sept mois. Dans les premiers temps, nous étions aux anges ; je pensais vraiment que nous avancions. C’était encore difficile, mais nous avions franchi une étape décisive. Et puis la situation s’est tendue, les Russes se sont remis à violer le cessez-le-feu et à renforcer leur présence militaire. Depuis le début de l’année, nous déplorons déjà plusieurs dizaines de morts. Encore une fois, la situation se résume à une seule question : la Russie veut-elle ou non mettre fin à la guerre ? Il suffit de regarder les photos satellites de leurs positions sur le terrain pour avoir la réponse.

I. L.Qu’attendez-vous d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel, les parrains européens du processus de paix ?

V. Z. — J’ai toujours eu une bonne relation avec Emmanuel Macron, qui m’a soutenu lors du premier puis du second tour de la campagne électorale. Mais la politique européenne vis-à-vis de l’Ukraine doit être claire à 100 %. Si l’UE et si Emmanuel Macron considèrent vraiment l’Ukraine comme un membre de la famille européenne, ils doivent le dire ouvertement et agir en conséquence. Pas seulement nous faire miroiter une solution pour l’avenir, une fois que l’Ukraine aura fait le premier pas, puis le deuxième, puis le troisième, puis le quatrième… Non ! Il est temps d’arrêter de parler, il faut prendre des décisions. Il ne suffit plus de dérouler devant la presse un catalogue de bonnes intentions. Emmanuel Macron a beaucoup aidé l’Ukraine, notamment en poussant à l’adoption de sanctions contre Moscou. Comme Charles Michel et Angela Merkel d’ailleurs. Mais la discussion doit aussi avoir lieu sur les questions de sécurité. N’oubliez pas que la sécurité de l’Europe dépend de celle de l’Ukraine. Notre pays a fait de lourds sacrifices en termes de vies humaines : plus de 14 000 personnes sont déjà mortes dans la guerre au Donbass. Ces sacrifices devraient nous valoir un traitement spécial de la part de l’Otan, et aussi de l’UE, dont nous voulons devenir membres. Nous n’avons pas vocation à rester indéfiniment dans la salle d’attente. Le moment est venu, pour ces deux organisations, de passer à la vitesse supérieure et de nous inviter à les rejoindre. Non seulement l’Ukraine le mérite, mais l’immense majorité des Ukrainiens le souhaitent. Ils ne veulent plus jamais se sentir seuls. La France est un grand pays et j’espère qu’elle soutiendra ces aspirations. Si nous appartenons à la même famille, nous devons vivre ensemble. Nous ne pouvons pas nous comporter comme d’éternels fiancés. Il faut légaliser notre relation, faire des enfants, c’est-à-dire, d’un point de vue allégorique, envisager un avenir commun. Mais peut-être suis-je trop conservateur...

I. L.Que pensez-vous de la politique russe d’Emmanuel Macron ?

V. Z. — Pour être sincère, j’aimerais bien avoir avec Emmanuel Macron des relations encore meilleures que celles qu’il entretient avec Vladimir Poutine ! Surtout en ce moment où l’Ukraine, qui a subi une violente agression de la part de la Russie, a vraiment besoin du soutien européen. Je conçois que le président français veuille préserver son entente avec la Russie, mais il doit aussi comprendre ma position. Bien sûr, quand un tel événement se produit loin de chez vous, le danger reste théorique. On se dit : ça ne m’arrivera jamais à moi ! Mais l’histoire ne se manifeste pas en vous tapotant sur la tête, elle vous frappe quand vous vous y attendez le moins. C’est pour cela qu’il faut être préparé. Et se préparer, c’est avoir des pays, des amis, des présidents sur lesquels on peut compter. C’est ainsi que nous vivions à l’époque soviétique, et c’est ainsi que nous avons vécu avec la Russie pendant un temps. Nous formions avec elle un seul et même pays. Nous avons combattu le nazisme ensemble et l’avons vaincu ensemble. L’Ukraine ne s’attendait pas à être attaquée et occupée en Crimée. Elle ne s’attendait pas, non plus, à la guerre dans le Donbass. Jamais nous n’aurions pu imaginer un tel scénario. Quand des gens très proches se font la guerre, c’est trois fois plus dur que s’ils se battent contre des étrangers. Je ne souhaite à personne de vivre ce que nous avons enduré. Emmanuel Macron doit comprendre le danger avant que les événements d’Ukraine ne se reproduisent ailleurs.

I. L.Avant de devenir président vous étiez comédien. Avez-vous noté des ressemblances entre la scène politique et la scène théâtrale ? Comment fait-on pour passer de l’une à l’autre ?

V. Z. — Il y a en effet des similitudes. Quand vous êtes sur scène au théâtre, il arrive fréquemment que votre jeu soit perturbé par des bruits, par des spectateurs qui parlent au téléphone ou qui font des réflexions à haute voix. Vous devez rester concentré et continuer à jouer comme si de rien n’était. Eh bien, c’est la même chose en politique : il faut continuer à travailler et rester concentré malgré les troubles, le désordre, l’agitation. Mais il y a aussi des différences. Quand le rideau se lève au théâtre, une heure et demie plus tard le spectacle est terminé et tout le monde applaudit. Tandis qu’en politique la représentation ne finit jamais, personne n’applaudit et il est peu probable que quelqu’un vous offre des fleurs !

I. L.Le goût du théâtre n’est pas votre seul point commun avec Emmanuel Macron. Comme lui, vous êtes devenu président alors que vous n’étiez soutenu par aucun parti traditionnel. Est-ce difficile de s’engager en politique sans réseaux et sans structures ?

V. Z. — L’expérience m’a appris une chose : si vous voulez parvenir au sommet — et je l’ai fait plusieurs fois dans ma vie —, il ne faut pas s’encombrer d’un sac trop lourd. Vous irez trop lentement et ce n’est pas bon du tout pour les réformes. Je me fixe un but et j’avance, c’est tout. Il m’arrive en cours de route d’être un peu perdu sur certains sujets, mais je dirige mon pays sans temps morts et je le tire vers le haut. Et, croyez-moi, je n’ai pas l’intention de m’écrouler en touchant au but !

I. L.Pourquoi est-il si difficile de réformer l’Ukraine ?

V. Z. — Parce que beaucoup de gens ne veulent pas que l’Ukraine soit un pays fort et indépendant, fier de son histoire et de ses traditions. Elle a souvent été considérée comme une république de second rang que les autres républiques soviétiques utilisaient comme terre agricole, un réservoir de ressources dans lequel on venait puiser et sur lequel on faisait pression. Lorsque l’Ukraine a acquis son indépendance au début des années 1990, elle a été pillée non seulement par des forces extérieures, mais aussi de l’intérieur par de nombreux individus qui sont aujourd’hui des hommes d’affaires respectés. Ce sont, en réalité, des criminels qui sont devenus multimillionnaires voire milliardaires en faisant main basse sur ce qui restait des entreprises soviétiques. Ils ne les ont pas créées, ils s’en sont simplement emparés. Ils se retrouvent à la tête de puissants groupes financiers, possèdent des biens immobiliers et des yachts en Angleterre, en France ou à Monaco. Ils mènent grand train dans des zones réservées aux élites, où malgré leur passé trouble ils jouissent de la considération de tous. Nous devons combattre ces groupes. Et c’est ce que nous faisons.

I. L.Par quels moyens la Russie tente-t-elle de faire échec aux réformes ukrainiennes et d’étendre son influence dans le pays ?

V. Z. — D’abord par la désinformation et la propagande. La désinformation est un poison. Elle affecte le climat des investissements et ronge l’économie dans toutes ses dimensions. Si les investisseurs se retirent sous la pression des Russes qui les abreuvent de fausses nouvelles, les usines n’ouvrent pas et il n’y a pas de création d’emplois. L’infiltration d’agents est une nouvelle forme de concurrence, mais c’est une concurrence déloyale. Pour faire face à ces défis, nous avons créé un centre de lutte contre la désinformation et un autre centre dédié à la cybersécurité. L’autre moyen de freiner nos réformes est évidemment l’occupation militaire. Nous savons que la guerre est un ogre impossible à satisfaire : il lui faut toujours plus de nourriture et d’argent. Elle nous contraint à maintenir en permanence 200 à 250 000 hommes en alerte. La guerre assèche littéralement l’économie ukrainienne.

I. L.Que serait, pour vous, une présidence réussie ?

V. Z. — Une présidence que les Ukrainiens jugeraient réussie au terme de mon mandat.

I. L.Quels sont vos principaux regrets depuis que vous êtes président ?

V. Z. — Je ne regrette jamais rien quand j’ai décidé d’entreprendre quelque chose. Mais si au bout de cinq ans je réalise que je n’ai pas réussi à atteindre les objectifs que je m’étais fixés, je le regretterai. Je le regretterai d’autant plus que j’aurai le sentiment d’avoir perdu mon temps. Or le temps est une donnée fondamentale. Depuis que je suis président, je n’en ai plus beaucoup. Je ne vois pas mes enfants grandir. Heureusement, ma femme est là.

I. L.Quels sont vos plus grands succès ?

V. Z. — Ils sont encore à venir. J’espère sincèrement que nous réussirons à changer le visage de l’Ukraine. Je suis sûr qu’après moi les Ukrainiens comprendront qu’avoir un président différent était une bonne chose et n’éliront plus jamais un chef d’État qui ressemble à une boule de naphtaline. Le poisson, dit-on, pourrit toujours par la tête. Je n’ai que faire des manœuvres de Petro Porochenko ou de Viktor Medvedtchouk (3) qui essaient de me mettre sur le dos des scandales de corruption. Tout le monde voit bien que ce sont des mensonges. Je pense avoir donné un nouveau ton à la politique et aux hommes qui la font. Il faut montrer l’exemple, convaincre par son intégrité, prouver aux Ukrainiens qu’une autre manière d’agir au sommet de l’État est possible et faire honte aux politiciens corrompus. Il faut changer les habitudes par le haut afin que les bonnes pratiques se diffusent dans la société.

I. L.Quels sont les leaders, vivants ou morts, qui vous inspirent ?

V. Z. — J’ai peur de vous décevoir !

I. L.Aucun ?

V. Z. — Je suis sûr que si Steve Jobs (4) avait fait de la politique, il aurait aussi été haï par de nombreuses personnes, comme le sont tous ceux qui accèdent aux postes de direction d’un pays, même quand ils peuvent se targuer de succès. Et si au lieu de lancer des fusées dans l’espace, Elon Musk (5) avait décidé de s’investir dans le sport, je suis certain qu’il aurait été un remarquable entraîneur pour Michael Phelps (6). Voilà deux personnes formidables. Ce sont elles qui changent le monde. J’ai plus de mal à juger ceux qui ne sont pas mes contemporains. Peut-être Roosevelt a-t-il été un grand homme. Churchill aussi. Et Lee Kuan Yew qui a construit un pays à partir de rien, mais avec des méthodes dictatoriales… Pour moi, les grands hommes ne sont pas nécessairement des hommes politiques.

I. L.À votre avis, comment finira l’affaire Nord Stream 2, ce gazoduc qui doit doubler les exportations de gaz russe vers l’Europe et dont les États-Unis, comme les Européens de l’Est, réclament l’abandon ?

V. Z. — Tout dépend de deux facteurs. Le premier, c’est l’attitude de Washington. Et le second, la capacité des pays européens à présenter un front uni. La politique américaine de sanctions (7) pèse sur la Russie et aide l’Ukraine. J’en suis reconnaissant aux États-Unis. Sur le dossier Nord Stream 2, ils ont une position claire. Les Européens à l’inverse sont divisés et, selon son habitude, la Russie joue de ces divisions. C’est une guerre de l’énergie. Et comme dans toute guerre, il y aura des vaincus et des vainqueurs. Si le chantier de Nord Stream 2 va jusqu’à son terme, l’Ukraine ne sera pas la seule perdante. La mise en service de ce gazoduc, qui aura pour conséquence d’exclure l’Ukraine du transit russo-européen, créera un précédent pour toute la région, voire pour le monde entier. Il en est de même pour nos territoires occupés. Si les gens s’habituent à cette situation ou reconnaissent cet état de fait, s’ils vivent avec, cela voudra dire que les annexions et les occupations sont désormais permises. L’engrenage a commencé par l’Abkhazie, le Haut-Karabakh et la Transnistrie, puis a continué avec la Crimée et le Donbass. L’annexion de la Crimée et l’occupation du Donbass n’auraient pas eu lieu si la communauté internationale avait mis le holà en amont. Je le répète : Nord Stream 2 n’est pas un différend commercial entre la Russie et l’Europe. C’est une guerre. Une guerre d’un genre nouveau, certes, mais qui ne se distingue en rien de celles qui se livrent sur les champs de bataille.

I. L.De tous les pays européens, quels sont ceux qui, selon vous, comprennent le mieux l’Ukraine ?

V. Z. — C’est difficile à dire. Les pays les plus sensibles à notre cause sont les anciennes républiques soviétiques, les pays baltes ou la Biélorussie. L’Italie et le Portugal également, où vivent d’importantes communautés ukrainiennes. Sans oublier la Pologne, où de nombreux Ukrainiens ont trouvé un travail. Tous les pays européens sont attachés à notre souveraineté et à notre intégrité territoriale, mais ils ne le manifestent pas tous de la même manière. Si l’Ukraine tombe, les pays baltes savent qu’ils seront les prochains. Et les Polonais peut-être les suivants…

 

(1) Joe Biden s’est notamment rendu en Ukraine fin avril 2014 lorsqu’il était le vice-président de Barack Obama pour manifester le soutien des États-Unis à l’intégrité territoriale du pays après l’annexion de la Crimée.

(2) Le « format Normandie » est un processus diplomatique créé en juin 2014 après le début de la guerre en Ukraine entre la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine. Il vise à relancer les négociations entre Moscou et Kiev.

(3) Petro Porochenko a été président de 2014 à 2019 après avoir soutenu la révolution pro-européenne de Maïdan. Sa politique d’austérité et des accusations de corruption ont fait chuter sa popularité et il a perdu la présidentielle contre Volodymyr Zelensky. Viktor Medvedtchouk est la principale figure du camp pro-russe en Ukraine et un ami personnel de Vladimir Poutine.

(4) Steve Jobs était l’ancien PDG d’Apple, dont il était le co-fondateur. Il est mort en 2011.

(5) Elon Musk est le PDG de la société Space X et le directeur général de la société Tesla. Sa fortune est estimée à 100 milliards de dollars.

(6) Michael Phelps est le nageur américain le plus titré de l’histoire des Jeux Olympiques, avec 28 médailles, dont 23 médailles d’or.

(7) Sanctions économiques mises en place à partir de 2014 à la suite de la crise ukrainienne.