
Politique Internationale — Le développement du véhicule électrique (VE) est-il la plus importante révolution à laquelle un groupe comme Renault ait jamais été confronté ?
Luca de Meo — L’histoire de l’automobile est jalonnée de bouleversements qui ont fait basculer notre industrie dans des ères nouvelles. Il serait trop long d’énumérer toutes les étapes fondatrices, mais certaines balises sont particulièrement significatives. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la globalisation est en marche : la voiture devient de plus en plus un produit standard, et pas seulement réservé à quelques régions du monde ; on en termine peu à peu avec les marchés nationaux, tandis que la concurrence progresse partout. Au carrefour des années 1980-1990, l’électronique se répand massivement, avec les conséquences que l’on sait sur la conception et la fabrication des véhicules. Le développement du VE intervient dans un contexte extrêmement volatil, en perpétuelle mutation, qu’il s’agisse des prix de l’énergie, de l’approvisionnement en matériaux, en semi-conducteurs, du contexte géopolitique ou encore des réglementations. Sans oublier l’inflation, bien sûr. Si je dois utiliser une image, nous sommes sur un système de plaques qui bougent sans arrêt. Dans ces conditions, il est impossible de considérer l’univers du VE comme une entité isolée : vouloir progresser sur ce terrain implique en parallèle de solutionner un grand nombre de choses.
P. I. — Est-ce à dire que l’innovation n’est pas le principal dossier ?
L. de M. — Les VE embarquent de plus en plus d’électronique, ce qui crée un nouveau champ des possibles. La voiture intelligente est une réalité tangible, un objet connecté fabriqué à la fois par des spécialistes de l’industrie et des experts du software. L’opportunité est offerte d’upgrader la voiture comme jamais auparavant. Celle-ci est encore plus dynamique, comme l’atteste par exemple sa capacité d’accélération. Pour autant, je ne mets pas l’innovation au-dessus de tout pour la bonne et simple raison que, dans le cas du VE, les progrès nécessitent des délais considérables. Certains rêvent tout haut : ils se prennent à imaginer une recharge de dix minutes pour une autonomie de 10 000 km ! Cela ne marche pas comme ça : année après année, les gains énergétiques pour une batterie n’excèdent pas quelques pourcents. Il a fallu une décennie avant que nous soyons parfaitement satisfaits de la configuration de la ZOE. Nous sommes dans un domaine, l’électrique, où nous apprenons tous les jours, avec l’humilité que cela implique. À titre de comparaison, cela fait deux cents ans que nous travaillons sur le thermique : pas étonnant qu’un moteur 1,4 L, quatre cylindres et turbo, n’ait plus aucun secret, au point qu’on continue à l’optimiser avec des résultats éloquents. J’ajoute un chiffre : une voiture électrique, c’est 100 millions de lignes de codes, quand d’autres objets industriels, aussi complexes qu’un avion, rassemblent environ 20 millions de lignes. Nous élaborons des mécaniques de haute précision.
P. I. — Quels sont les principaux axes de la stratégie de Renault dans l’électrique ?
L. de M. — Quand j’ai pris la tête de Renault Group, il y a quatre ans et demi, le chantier était considérable, avec de nombreux champs d’activité qui exigeaient de redresser la barre. Mais il y avait aussi des segments performants, à l’instar de l’électrique, où le groupe avait pris des positions dès 2010, dans le cadre notamment de sa collaboration avec Nissan. Les équipes brillaient par leurs compétences. Le software était lui aussi en pointe, même si cela relève davantage des circonstances — après que le groupe a racheté des équipes d’Intel (le deuxième fabricant mondial de semi- conducteurs, ndlr). Bref, nous disposions d’une bonne base de travail même si, après 2014, les obstacles qui se dressaient sur la route de l’électrique nous ont conduits à lever le pied. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : pour utiliser une formule un peu brute, nous mettons le paquet, avec des objectifs ambitieux clairement assignés ; à savoir basculer définitivement dans la civilisation électrique, à l’instar d’un Tesla. La dynamique est d’autant plus stimulante qu’elle donne une nouvelle raison d’être au territoire français. Certaines de nos usines dans l’Hexagone, comme à Douai (Nord), Dieppe (Seine- Maritime) ou encore Maubeuge (Nord) sont déjà des fers de lance dans l’électrique, synonymes d’une forte valeur ajoutée. Je n’oublie pas non plus les actionnaires du groupe : parce qu’ils sont convaincus du potentiel de l’électrique, ils sont un aiguillon précieux.
P. I. — Il y a aussi l’horizon réglementaire : le Parlement européen a fixé un cap pour 2035, avec l’injonction de ne plus vendre que des véhicules n’émettant aucun CO2. N’est-ce pas le meilleur levier stratégique ?
L. de M. — Les autorités européennes sont là pour fixer des objectifs. En revanche, s’agissant des moyens pour y parvenir, avec le processus de créativité que cela requiert, les mêmes industriels doivent avoir les mains libres. En l’occurrence, nous comptons avancer chez Renault sur deux jambes. L’électrique est l’un de ces piliers, l’autre étant constitué par les motorisations hybrides et thermiques de nouvelle génération, garantes de faibles émissions. S’agissant de cette seconde voie, nous avons créé une entreprise spécialement à cette intention, baptisée Horse. Vous l’avez compris, il n’est pas question de remettre en cause un certain nombre d’acquis qui s’inscrivent dans l’orbite de la neutralité technologique (quand différentes solutions concourent au même objectif, dans ce cas précis la neutralité carbone, ndlr). Pour ne citer qu’eux, les biocarburants et l’hydrogène sont deux domaines déjà largement intégrés dans notre industrie, au service de motorisations de plus en plus économes en CO2.
P. I. — L’horizon de 2035 serait donc une fausse bonne idée…
L. de M. — Disons qu’un agenda comme celui-là nécessite d’introduire un mécanisme de correction. Programmer une stratégie sur dix ans, comme c’est souvent le cas chez les industriels, ne signifie pas que ce plan va rester gravé dans le marbre. Au contraire, les principaux objectifs sont souvent reconsidérés à moyen terme, dans des délais allant de trois à cinq ans. Parallèlement, en fonction de l’évolution des budgets, les grands groupes se penchent tous les ans en détail sur leur trajectoire. Dans l’électrique, comme je l’ai dit, tellement d’éléments entrent en jeu qu’on ne peut pas fermer la porte à une série d’hypothèses sur l’évolution des chantiers. La prédominance de la Chine revient souvent dans les conversations quand il s’agit d’évoquer les impératifs d’un calendrier : à ceci près que les Chinois sont partis dans l’électrique dix ans avant les Européens. Ce n’est pas en brûlant les étapes que nous allons combler ce retard. Car, in fine, il y a un vrai marché en Europe pour le VE, notamment sur les segments des citadines et des utilitaires.
P. I. — Chez Renault, il a été décidé de loger l’ensemble des développements électriques au sein de la filiale Ampere. Qu’est-ce qui a justifié ce choix ? Avec un peu de recul, se révèle-t-il probant ?
L. de M. — Ampere n’est pas une filiale au sens strict du terme. C’est une entité indépendante, avec ses propres instances dirigeantes, son propre management, sa propre stratégie et des moyens pour l’appliquer. Dès lors que nous voulions intensifier notre développement dans l’électrique, ce choix nous est apparu parfaitement naturel. L’analogie avec la pratique sportive est parlante : si vous ne faites que du padel, tous les jours de la semaine, vous êtes meilleur que si vous jouez au padel le matin et au tennis l’après-midi. Chez Ampere, ce sont 10 000 personnes qui sont exclusivement dédiées au padel : 10 000 à comparer aux effectifs globaux du groupe qui s’élèvent à 120 000 collaborateurs. On mesure le poids de l’engagement dans une nouvelle activité ; effectuer une opération de cette envergure n’est pas chose commune dans la grande industrie. Cela n’empêche pas les synergies avec Renault : par exemple, pour des miroirs de rétroviseurs ou des matériaux de toits ouvrants, Ampere s’appuie sur le groupe puisque ce n’est pas son cœur de métier. En revanche, pour tout ce qui touche à l’électrique, cette entité est à la manœuvre, elle et elle seule.
En termes de stratégie financière, le choix de l’autonomie de nos développements électriques nous a poussés à réfléchir à l’opportunité d’une introduction en Bourse. Ce n’est pas ce qui a été retenu pour Ampere : d’une part, Renault avait les moyens d’amorcer son essor ; d’autre part, nous ne voyions pas d’intérêt immédiat pour les actionnaires. Si notre orientation s’est révélée probante ? Généralement, il faut près de cinq ans pour développer un nouveau modèle. La Twingo sera développée par Ampere en deux ans. C’est la preuve que notre décision était la meilleure et que chacun a su se mettre au diapason.
P. I. — Vous avez évoqué l’importance d’usines comme Douai, Dieppe ou Maubeuge pour impulser l’effort électrique. Cela se traduit-il par un redimensionnement de l’outil industriel du groupe ?
L. de M. — Prenons une usine comme Douai. En 2021, elle était équipée pour produire environ 300 000 véhicules par an. Puis elle a été transformée, sur un site plus ramassé, pour rendre l’installation plus efficiente. La cadence électrique favorise une nouvelle dynamique pour cette usine comme pour les autres, avec en outre des répercussions sur l’ensemble d’un territoire. Et on a repensé notre outil industriel en ce sens. À titre indicatif, Ampere et ses fournisseurs, majoritairement situés dans un rayon de 300 km, représentent quelque 20 milliards d’euros d’investissements pour la région Hauts-de-France. C’est dire combien la filière électrique contribue à revitaliser une partie du pays.
P. I. — En termes de compétences, l’accélération dans l’électrique vous conduit-elle à diversifier les recrutements ?
L. de M. — L’expertise requise en matière de software nous conduit à nous doter des compétences nécessaires. Mais d’une manière générale, la VE ne nous contraint pas à modifier en profondeur nos flux traditionnels. Une bonne raison à cela : notre outil de formation est suffisamment aiguisé pour nous permettre de nous adapter en interne. La ReKnow University, en particulier, fonctionne au-delà de nos espérances : alors que nous étions partis sur un volume initial de 15 000 personnes susceptibles d’en bénéficier, nous en sommes déjà à 37 000. Cette montée en compétences est à l’image de nos efforts entrepris par ailleurs : nous ne jouons pas petit bras.
P. I. — Quatre principaux marchés sont amenés à soutenir le développement de l’électrique : les États-Unis, la Chine, l’Europe et les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Jusqu’à quel point les positions sont-elles figées dans chacune de ces zones ?
L. de M. — Précisément, elles ne sont pas figées. Prenons le cas des États-Unis : l’année 2025 coïncide avec l’installation d’une nouvelle administration, dont il sera intéressant de connaître la portée des décisions économiques et industrielles. S’agissant de la Chine, sa percée s’accompagne aussi d’interrogations, nous y reviendrons. Quant à l’Union européenne (UE), la situation est en réalité très disparate selon les pays. Par exemple, en Italie, l’électrique ne représente pas plus de 4 % des nouvelles immatriculations quand la Belgique en est déjà à 25 %. Autant dire que, si l’objectif de 2035 est tenable pour l’un, il est d’ores et déjà impossible pour l’autre, ce qui n’empêche pas l’Italie d’être une grande nation industrielle. Nous en revenons à ce principe de correction, qui devrait pouvoir s’appliquer à l’UE : concrètement, si nous ne sommes pas capables de corriger tel ou tel volet de la stratégie électrique décidée à Bruxelles, l’Europe aura du mal à présenter un front uni face aux grandes offensives commerciales venues du dehors. Sachant que l’automobile et l’électrique en particulier font travailler énormément de secteurs conjointement.
P. I. — Si l’on en revient aux autorités institutionnelles, qui dépassent de loin la seule Union européenne (UE), quelle serait la bonne méthode pour appuyer l’essor de l’électrique ?
L. de M. — S’il ne faut retenir qu’une idée, c’est d’éviter toute approche verticale. Cela voudrait dire travailler en silo et privilégier tel ou tel axe au détriment des autres. Les positions doivent être alignées, c’est-à-dire qu’il faut regrouper l’ensemble des acteurs et écouter la voix de chacun pour prendre des décisions qui fassent consensus.
P. I. — À vous entendre, l’industrie automobile ne serait pas assez écoutée…
L. de M. — C’est le cas. Je ne conteste pas la place que peuvent prendre la tech ou les bio-techs dans le débat public, et je ne veux pas non plus ouvrir des discussions sociologiques, voire philosophiques, sur la voiture synonyme par excellence de liberté. Je préfère m’attarder sur quelques chiffres : l’automobile dans l’UE, c’est 8 % du PIB, 400 milliards d’euros de recettes fiscales, 30 % des budgets recherche et développement. Nous sommes une activité parmi les plus structurantes du continent qui requiert, effectivement, une plus grande capacité d’attention. Et pour parler de Renault, nous produisons chaque jour entre 12 et 15 000 véhicules grâce à un tissu de vingt usines.
P. I. — La montée en puissance de la Chine dans le VE suscite autant l’admiration que la crainte d’une offensive commerciale inégalée. Quel sentiment prédomine chez vous ?
L. de M. — Rappelons, je l’ai dit, que la Chine s’est lancée dans ce défi dix ans avant l’Europe. Ses résultats sont effectivement impressionnants : non seulement le marché du VE se développe vite, mais la production se révèle d’excellente qualité, avec des produits performants. De la crainte ? Non, certainement pas. D’une part, nous ne sommes pas en admiration béate devant le modèle chinois. Je pense que l’effervescence actuelle dans ce pays n’est pas programmée pour durer des années : face au nombre élevé de constructeurs chinois, le mouvement de concentration fera tôt ou tard des victimes. D’autre part, je suis confiant dans les capacités de l’Europe, pour peu que s’instaure un dialogue, à prendre des positions significatives. J’insiste sur cette qualité de dialogue : en Chine, on constate que, lorsque les pouvoirs publics, les entreprises et le régulateur s’assoient autour de la table, ils ont très vite la volonté d’être constructifs et de ne pas se perdre dans des querelles intempestives. J’entends un certain discours en Europe : le VE serait trop cher, le nombre d’infrastructures de recharge insuffisant, l’automobiliste pas assez convaincu… Si tout le monde tire dans le même sens, nous sommes à l’aube d’une révolution profondément vertueuse, qui bénéficiera directement au consommateur.
P. I. — L’industrie européenne est donc capable de représenter une solide alternative face à la Chine…
L. de M. — Souvenons-nous, même si le phénomène commence à dater un peu : au moment de la montée en puissance de l’industrie japonaise, on se demandait déjà si l’Europe tiendrait le choc. Effectivement, les voitures japonaises ont pris des parts de marché, mais les grands constructeurs, Renault en tête, ont bien résisté en exploitant de nouveaux relais de croissance. Enfin, le VE ne doit pas être vu dans la seule optique d’une guerre commerciale : dans ce domaine, nous collaborons avec de nombreux partenaires, y compris chinois. Le VE est une solution globale, d’autant plus prometteuse qu’elle sait capitaliser sur des synergies.