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Le transport maritime au rendez-vous de la décarbonation

Politique InternationaleComment qualifieriez-vous les transformations à l’œuvre dans le fonctionnement du transport mondial ?

Rodolphe Saadé — Nous assistons à un changement majeur : la géopolitique est devenue un enjeu clé du monde des affaires. Autrefois en arrière-plan des décisions économiques, elle influence désormais directement les flux commerciaux et les stratégies des entreprises. Ces dynamiques, déjà perceptibles depuis plusieurs années, ont profondément redéfini les équilibres du commerce mondial. Dès 2016, la politique commerciale américaine a marqué un premier tournant, réduisant les échanges directs avec la Chine et favorisant l’essor des « pays connecteurs » comme le Mexique, le Vietnam, l’Inde et la Turquie. Avec le retour du président Donald Trump, ces tendances pourraient s’accentuer, notamment avec une hausse des barrières douanières, affectant la stabilité macroéconomique et, potentiellement, le volume du commerce mondial.

Chez CMA CGM, nous avons intégré ces évolutions à notre stratégie depuis plusieurs années. Avec 160 000 collaborateurs présents dans plus de 180 pays et plus de 600 navires desservant 420 ports, nous avons fait de la sécurisation de nos activités une priorité, en renforçant notre présence dans les principaux hubs du commerce mondial. Au-delà des tensions géopolitiques, deux transformations structurent profondément notre industrie : l’essor de l’intelligence artificielle et la décarbonation, sans doute le plus grand défi que le transport maritime ait jamais connu.

P. I.Selon vous, les grands objectifs environnementaux sont-ils une contrainte ou une chance pour l’industrie ?

R. S. — Le transport maritime est le mode de transport le plus efficient en CO2 par tonne transportée, mais il représente tout de même 3 % des émissions mondiales. Pour CMA CGM, la transition écologique est une nécessité. Nous avons investi 18 milliards d’euros pour commander plus de 130 navires aux énergies bas carbone d’ici 2028. Aujourd’hui, nous opérons la flotte la plus décarbonée du monde, avec des navires au GNL, au méthanol et aux biocarburants, permettant de réduire significativement nos émissions.

Mais la transition énergétique pose encore des défis majeurs, en particulier la disponibilité et le coût des carburants alternatifs. Les carburants bas carbone coûtent entre trois et cinq fois plus cher que les carburants fossiles classiques, ce qui freine leur adoption à grande échelle. Faute de production suffisante et de cadre incitatif, leur compétitivité restera un enjeu. C’est pourquoi nous investissons dans le développement de filières avec des acteurs comme SUEZ et soutenons des projets innovants comme le cargo à voile de Neoline. Notre engagement en la matière dépasse la seule transformation de nos activités. Nous accompagnons également des initiatives de long terme pour renforcer la résilience des territoires face au changement climatique. Cela passe par des actions concrètes, comme l’électrification d’infrastructures essentielles ou la préservation d’écosystèmes marins et côtiers.

P. I.S’agissant de la mobilité durable, comment s’agence votre trajectoire ? Disposez-vous d’indicateurs détaillés ?

R. S. — Nous avons une feuille de route claire : réduire nos émissions de 30 % d’ici 2030, de 80 % d’ici 2040 et atteindre le net zéro en 2050.

Dès 2021, nous avons pris cet engagement et, en 2023, nous l’avons réaffirmé à la COP28 aux côtés des grandes compagnies maritimes européennes MSC, Maersk et Hapag-Lloyd. Pour y parvenir, nous misons sur un mix énergétique diversifié et sur l’optimisation continue de notre consommation d’énergie en améliorant l’efficacité opérationnelle et la gestion de nos actifs.

Mais nous ne pouvons pas avancer seuls. La décarbonation du transport maritime nécessitera 1 500 milliards de dollars d’ici 2050. Aujourd’hui, les pionniers sont freinés par l’absence de réglementation adaptée. Il est essentiel que l’Organisation maritime internationale (OMI) établisse un cadre clair et harmonisé, notamment pour accélérer la production de carburants verts.

Il est rare qu’un dirigeant d’entreprise demande plus de régulation, mais, sur ce sujet, c’est indispensable. Le Forum Océan des Nations unies à Nice en juin sera un moment clé, et nous comptons bien y jouer un rôle moteur.

P. I.On considère souvent que la logistique a du mal à décarboner ses activités. Est-ce une fatalité ?

R. S. — Absolument pas. Pour notre Groupe, la logistique est une activité plus récente que le transport maritime, mais nous apprenons vite. En six ans, nous sommes passés du statut de nouvel entrant à celui de numéro 5 mondial, en intégrant CEVA, GEFCO, CLS, Ingram, Colis Privé et, plus récemment, Bolloré Logistics.

Au même titre que pour le transport maritime, la décarbonation de notre filiale CEVA Logistics (fret aérien, routier, ferroviaire et maritime) est une priorité. Nous avons lancé la démarche SBTi (Science Based Targets initiative) pour définir une trajectoire claire et validée de réduction de nos émissions, alignée avec l’accord de Paris.

Nous avons déjà équipé 90 % de nos entrepôts en LED et installé 800 000 m² de panneaux solaires, avec l’objectif d’atteindre 100 % d’énergie bas carbone dès cette année. Nous renforçons également notre flotte de véhicules bas carbone, qui passera de 1 100 à 1 450 unités d’ici fin 2025.

Au-delà de nos propres initiatives, nous collaborons avec des industriels comme Renault Group et Volvo Group pour développer des solutions innovantes, notamment le projet Flexis, qui révolutionnera la logistique du dernier kilomètre avec des véhicules électriques. Les clients professionnels, qui sont confrontés à la fois au changement climatique, au poids croissant des réglementations sur les émissions de CO2 et à l’essor du e-commerce et de la logistique associée, ont en effet de nouvelles attentes en matière de fourgons électrifiés. Ce segment de marché devrait croître de 40 % en moyenne par an en Europe jusqu’en 2030. Flexis répondra à cette demande et mènera la décarbonation des secteurs du transport et de la logistique.

De nouveau, nous sommes lucides face aux défis. Cette décarbonation a un coût, auquel nous devons sensibiliser nos clients, ainsi que les consommateurs finaux.

P. I.Dans cette logique de durabilité, quels sont vos principaux interlocuteurs : les édiles, les administrations, les institutions, les entreprises, vos pairs ? Avec qui le dialogue est-il le plus fructueux ?

R. S. — Nous avons besoin de l’engagement de tous : pouvoirs publics, entreprises, institutions et clients.

D’un côté, nous dialoguons avec les autorités des 183 pays où nous opérons pour favoriser des cadres réglementaires clairs et accélérer le développement d’énergies bas carbone.

De l’autre, nous misons sur la coopération avec nos partenaires, notamment à travers la Coalition New Energies, que j’ai créée en 2019. Elle rassemble des leaders industriels comme Renault Group, Airbus, PSA, Michelin, Carrefour, Engie, ArcelorMittal et Rolls-Royce pour accélérer la transition énergétique des chaînes logistiques mondiales. Ensemble, nous développons des solutions concrètes : calculateurs de carbone, camions à hydrogène, carburant maritime issu de déchets alimentaires.

Nos collaborateurs sont également au cœur du changement. Nous avons lancé des programmes dédiés à la décarbonation, notamment via notre centre de formation et d’innovation TANGRAM, en partenariat avec Imperial College.

Enfin, la sensibilisation des clients et des consommateurs est essentielle. C’est tout l’objectif d’« ACT with CMA CGM+ », une offre leur permettant d’analyser et de réduire leur empreinte carbone grâce à des carburants bas carbone utilisés sur nos navires.

P. I.Vous êtes un groupe mondial. Sentez-vous le même appétit dans les diverses régions du monde pour la mobilité durable ?

R. S. — La transition avance à des rythmes différents, en fonction des priorités et des contextes locaux.

L’Europe est en pointe, parfois au détriment de sa compétitivité. Les États-Unis ont accéléré ces dernières années avec des investissements massifs, et la Chine a pris une longueur d’avance sur certains segments, comme les véhicules électriques.

Ailleurs, les stratégies évoluent, et la dynamique s’intensifie. Nous accompagnons ce mouvement en veillant à inclure tous les acteurs, avec des investissements verts dans nos terminaux en Égypte, en Inde et au Liban, ainsi que des corridors verts vers les Antilles françaises.

P. I.Comment accompagner la recherche et l’innovation ? Chez CMA CGM, avez-vous des partenariats dans ce domaine ?

R. S. — L’innovation est au cœur de l’ADN du Groupe CMA CGM. Elle joue un rôle clé dans notre engagement au service d’un transport plus durable en nous permettant d’explorer de nouvelles solutions pour réduire notre empreinte carbone.

Aujourd’hui, une nouvelle révolution est en marche : celle de l’intelligence artificielle (IA). Si son développement soulève des questions, notamment sur l’impact énergétique des data centers, elle constitue aussi un levier puissant pour accélérer la décarbonation. Par exemple, l’IA nous permet d’optimiser les itinéraires maritimes en temps réel en fonction des conditions météo et des courants maritimes, réduisant ainsi la consommation de carburant et les émissions de CO2.

C’est pourquoi nous avons noué des partenariats stratégiques avec Google, Mistral AI et Perplexity, et cofondé Kyutai, le premier laboratoire d’IA en science ouverte, avec Xavier Niel et Eric Schmidt. L’objectif est clair : exploiter tout le potentiel de l’IA pour rendre la supply chain plus efficiente et accélérer la transition vers un transport bas carbone.

La décarbonation passera par l’innovation. C’est pourquoi nous y investissons dès aujourd’hui, pour construire le transport et la logistique de demain.