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Les dirigeants d’entreprise face au défi de l’innovation

Politique InternationaleL’innovation est désormais au cœur de la stratégie des organisations, notamment dans l’industrie. Comment le management s’adapte-t-il à cet état de fait ? Ce domaine est-il sommé, lui aussi, d’évoluer à bonne vitesse ? Ou reste-t-on articulé autour de grands principes intangibles en termes de leadership ?

Linda Hill — Des secteurs entiers sont en train de se transformer pour répondre à l’évolution des attentes des parties prenantes et aux technologies émergentes. Prenons l’exemple de l’industrie automobile, avec le développement des véhicules électriques et des « véhicules définis par logiciel ». Certes, les économies d’échelle peuvent encore procurer un avantage concurrentiel, mais si les dirigeants ne trouvent pas le moyen de mettre en place des organisations agiles capables d’innover, ces organisations ne se développeront pas et risquent même de ne pas survivre.

Mon premier livre sur le leadership et l’innovation, Collective Genius, examinait la manière dont les dirigeants construisent des équipes et des organisations capables d’innover sur la durée. Il y a beaucoup d’études sur le leadership et sur l’innovation, mais très peu sur le lien qui existe entre les deux. Ce que nous avons appris nous a surpris : l’innovation exige un état d’esprit et des comportements différents de ceux qui sont nécessaires pour accompagner le changement. Des décennies de recherches nous ont appris que l’innovation n’est pas le fait d’un génie individuel qui aurait une soudaine révélation. Il s’agit plutôt de libérer et d’exploiter ce que nous appelons les diverses tranches de génie (les talents et les passions des gens) pour cocréer l’avenir. Conduire le changement, c’est donc définir une vision, communiquer cette vision et inspirer les autres pour aller de l’avant. Insuffler l’innovation, en revanche, c’est créer un environnement dans lequel les autres sont désireux et capables de cocréer l’avenir avec vous. En matière d’innovation, l’autorité formelle n’est pas un élément moteur ; vous ne pouvez pas forcer les gens à innover, vous ne pouvez que les inviter à le faire en créant une culture et des capacités adéquates. Bien que les transformations les plus réussies soient impulsées ou conçues par la direction générale, leur mise en œuvre tend à être plus « organique » ou du bas vers le haut.

Dans le nouvel ouvrage sur lequel nous travaillons, Genius at Scale, mes coauteurs et moi-même étudions ce que nous appelons l’ABC de la conduite de l’innovation à grande échelle. Le défi de l’innovation ne consiste pas seulement à générer de nouvelles idées qui répondront aux problèmes des clients ou créeront de nouvelles possibilités pour eux, mais aussi à lancer et à développer ces idées. Pour développer l’innovation, les dirigeants doivent mettre en place la culture et les capacités nécessaires à la cocréation, construire des ponts ou des partenariats aux frontières de leur organisation pour accéder aux talents et aux savoir-faire (souvent technologiques) essentiels à l’innovation, et catalyser les mouvements des principales parties prenantes pour stimuler la cocréation au sein des écosystèmes.

Pour innover à grande échelle et rapidement, la plupart des organisations devront s’associer à d’autres organisations, à la fois privées et publiques. Prenons l’exemple du partenariat entre Microsoft et ChatGPT ; pour que ce partenariat porte ses fruits, les deux organisations auront besoin d’un leadership capable de créer les liens sociaux nécessaires pour soutenir le difficile travail de collaboration, d’expérimentation et d’apprentissage au-delà des frontières organisationnelles (il est déjà difficile d’innover au sein d’une organisation, et encore plus lorsqu’il faut surmonter des différences). De la même manière, le jour où le véhicule électrique prendra son envol, il faudra penser, dans nos organisations privées et publiques, au type de leadership capable de construire l’infrastructure nécessaire au fonctionnement de ces véhicules, ou d’assurer la reconversion de la main-d’œuvre déplacée par les bouleversements intervenus dans l’industrie au fur et à mesure que s’imposeront des technologies émergentes comme l’IA agentique.

P. I. Cette redéfinition des rôles au sein de l’entreprise ne doit pas être facile à intégrer…

L. H. — Nous ne connaissons que trop bien les obstacles à la transformation et à l’innovation qui existent dans nos organisations, en particulier dans les plus traditionnelles. La pression exercée pour obtenir des résultats à court terme dans une économie mondiale impitoyable empêche trop souvent d’investir dans des innovations de rupture qui ne porteront leurs fruits qu’à long terme (comparez ce délai à la durée moyenne du mandat des PDG de nos jours). J’ai cosigné un article sur les conseils d’administration et l’innovation dans lequel nous constatons que les cadres supérieurs perçoivent leurs conseils d’administration comme « hostiles » à l’innovation, et cela en dépit du discours dominant. Ils se plaignent que les membres du conseil d’administration ont un goût du risque très variable, qu’ils évitent les conflits et qu’ils ont rarement des discussions ouvertes sur la manière dont ces différences se manifestent lors de la prise de décision en matière d’innovation. Il m’arrive souvent de rencontrer des responsables à haut potentiel qui sont réticents à l’idée d’accepter des postes qui exigent de l’innovation — comme diriger un laboratoire d’innovation ou des accélérateurs d’entreprise. Ils considèrent ces missions comme des freins à leur carrière, car ils savent que les faux pas, les impasses et les échecs sont inhérents à l’innovation — qui consiste davantage à trouver une solution par l’expérimentation et l’itération qu’à la planifier.

P. I.Créer un environnement pour que les différents acteurs au sein de l’entreprise puissent cocréer afin d’innover : ce mode de leadership nécessite-t-il des outils spécifiques ? Quelles sont les techniques à maîtriser ?

L. H. — Depuis près de vingt-cinq ans, j’ai passé des milliers d’heures à faire des recherches et à consulter des dirigeants du monde entier sur la manière de diriger l’innovation. J’ai découvert que les meilleurs leaders de l’innovation ne divisent pas leur entreprise en deux groupes : ceux qui innovent (les scientifiques ou les technologues) et ceux qui « exécutent » (tous les autres). Ils ont une définition plus démocratique de l’innovation. Bien qu’ils reconnaissent la différence entre l’innovation incrémentale et l’innovation de rupture, ils définissent l’innovation comme tout ce qui est « nouveau et utile » à l’organisation (un produit, un service, un modèle d’entreprise, une façon de rationaliser un processus ou un moyen de réduire les coûts). Ils veulent que tout le monde soit à la fois créateur de valeur et agent du changement ; par conséquent, dans leurs entreprises, les idées novatrices ont plus de chances d’être mises en œuvre ou commercialisées.

P. I.Le leadership qui préside à l’innovation modifie-t-il les relations de l’entreprise avec son environnement immédiat ?

L. H. — Les dirigeants doivent avoir une pensée systémique et l’intelligence émotionnelle nécessaire pour établir des partenariats avec des organisations au-delà de leurs frontières. Bien sûr, ils doivent mettre en place les bonnes structures de gouvernance et négocier des questions telles que la protection de la propriété intellectuelle, mais ils doivent également établir des liens sociaux solides de confiance et d’influence mutuelles s’ils veulent cocréer au-delà des différences organisationnelles. Les dirigeants doivent également savoir catalyser les mouvements d’action collective entre les principales parties prenantes, en accélérant les collaborations multipartites, bien au-delà des frontières organisationnelles pour poursuivre des objectifs communs.

P. I. C’est-à-dire la possibilité d’ouvrir de nouveaux marchés...

L. H. — Un exemple me vient à l’esprit : celui de l’écosystème qu’Akira Fukabori et Kevin Kajitani, deux ingénieurs qui travaillaient pour ANA, la compagnie aérienne japonaise, sont en train de construire. Ces deux contributeurs individuels ont convaincu la direction d’ANA d’investir 22 millions de dollars pour financer leur idée « ANAAvatar XPRIZE » pour une « plateforme de services avatar », une nouvelle plateforme de croissance au service des quelque 90 % de personnes qui ne prennent jamais l’avion. Même si la téléportation peut sembler relever de la science-fiction, Akira et Kevin ont considéré qu’ANA relevait du domaine de la mobilité et non du transport aérien.

Comme on dit, le reste appartient à l’histoire. Ils édifient un nouveau type d’infrastructure mondiale composée de robots polyvalents (avatars) qui facilitent le transfert bidirectionnel de la vue, du son, du toucher, du goût et de l’odorat via Internet. En utilisant un modèle d’économie partagée comme celui d’Uber, leur rêve est de permettre à des personnes partout dans le monde de louer et de contrôler à distance ces robots pour toute une série de tâches. Avec le soutien d’ANA, Akira et Kevin ont pu mettre en place un écosystème mondial de technologues, de start-up, d’entreprises, d’organisations à but non lucratif et d’acteurs gouvernementaux, afin de concrétiser leur idée. Leur écosystème a continué à se développer et ils ont maintenant créé une start-up appelée « Avatarin ». Leurs avatars sont déjà déployés pour offrir un service à la clientèle dans les aéroports, fournir un emploi rémunéré aux personnes handicapées et mener des expériences sur la station spatiale internationale.

P. I.S’agissant de l’énergie, dans quel domaine l’innovation se concentre-t-elle ?

L. H. — J’ai un autre exemple en tête. Cette histoire remonte à plus de dix ans, mais je me souviens très bien de la visite de Luca de Meo (aujourd’hui CEO de Renault Group, ndlr) à la Harvard Business School. À l’époque, il était directeur du marketing de Volkswagen. Luca a toujours été un visionnaire ; déjà il parlait de « véhicules connectés », ce que nous appelons aujourd’hui les « véhicules définis par logiciel », et décrivait toutes les innovations en cours pour développer des véhicules électriques abordables et performants. Il a littéralement époustouflé l’auditoire lorsqu’il a déclaré : « Si vous voulez changer le monde, allez travailler dans l’industrie automobile plutôt que dans une start-up de la Silicon Valley. » Luca a précisé sa pensée : tout le monde possède une voiture de nos jours, donc si vous voulez utiliser votre énergie à bon escient et avoir un impact, allez travailler dans une industrie qui touche des milliards de vies et influence les perspectives économiques de millions d’individus. On pouvait sentir l’énergie dans la salle alors qu’il mettait les étudiants au défi de réfléchir sérieusement à l’endroit où investir leurs talents et leurs passions s’ils voulaient vraiment innover à grande échelle et façonner l’avenir.

P. I. Jusqu’à quel point l’innovation et la vision sont-elles liées ?

L. H. — Comme je l’ai dit, conduire l’innovation et conduire le changement, ce sont deux choses différentes. On constate que les leaders exceptionnels de l’innovation sont des visionnaires et, ce qui est peut-être tout aussi important, d’excellents conteurs d’histoires qui savent comment inspirer les autres avec leurs récits pleins d’espoir pour l’avenir. Mais ils sont également humbles ; ils savent ce qu’ils ne savent pas. Un dirigeant qui avait la réputation d’être l’un des meilleurs de la Silicon Valley m’a expliqué que, par définition, si vous essayez d’accomplir quelque chose de révolutionnaire, c’est que vous n’avez pas de vision — vous n’avez pas de réponse ou vous ne savez peut-être même pas encore comment en trouver une. Mais, a-t-il ajouté, vous avez un but. Alors que la vision concerne l’endroit où vous voulez aller, l’objectif concerne la raison pour laquelle vous voulez y aller. Prenons par exemple la Lettre à l’Europe de Luca de Meo (en mars 2024, avant les élections européennes, ndlr) adressée aux principaux décideurs politiques et parties prenantes de toute l’Europe. Il ne prétend pas avoir les réponses, mais il appelle les principaux acteurs de l’écosystème de l’industrie européenne de la mobilité à se réunir et à cocréer les réponses pour rendre l’industrie plus compétitive, plus durable et plus inclusive.

P. I. Il fut un temps où la jeune génération semblait particulièrement à l’écoute des leaders dans l’entreprise. Il semble que ce soit moins vrai aujourd’hui…

L. H. — Mes collaborateurs et moi-même nous sommes intéressés à cette question. Nous avons organisé une série de tables rondes et interrogé des milliers de cadres du monde entier pour comprendre quelles sont les qualités requises pour diriger une main-d’œuvre multigénérationnelle. Nous avons constaté que les entreprises qui parviennent à tirer parti de leurs digital natives progressent davantage dans la transformation numérique. Cependant, ces cadres nous disent qu’il n’est pas facile de travailler avec les digital natives. Comme un cadre asiatique nous l’a confié, beaucoup de choses semblent se perdre dans la traduction lorsqu’on travaille avec eux. Pour que les digital natives donnent le meilleur d’eux-mêmes et innovent au nom de l’organisation, il faut que les entreprises prennent le temps de les aider à comprendre l’activité et leur donnent des directives claires pour guider leur comportement. Il ne faut pas se contenter de partager les pratiques et les politiques de l’entreprise, en particulier ce qu’ils pourraient percevoir comme des contraintes bureaucratiques, mais expliquer pourquoi elles sont nécessaires. Les digital natives nous ont également fait part de leurs frustrations. Ils détestent, en particulier, que leur entreprise n’utilise pas les derniers outils numériques (un grand nombre de ces frustrations concernent l’IA générative). Et si vous voulez les retenir, ils doivent se sentir valorisés et utiles. Ils veulent avoir un impact positif et travailler dans des entreprises dont la raison d’être résonne en eux parce qu’elle va au-delà des critères de rentabilité. Ils veulent travailler pour des entreprises qui s’efforcent de bien faire et de faire le bien.

P. I. On voit bien toutes les nouvelles exigences auxquelles vous faites référence. La pression qu’elles engendrent est-elle vraiment soutenable pour un dirigeant d’entreprise ?

L. H. — Plus que jamais, les directeurs et les cadres supérieurs n’osent pas faire cavalier seul. Un dirigeant a décrit les réunions de son équipe de direction comme un « espace sacré », où il demande lui-même à un sparring partner, un autre cadre de haut niveau, de lui faire part de la manière dont son équipe le perçoit. Crée-t-il un environnement dans lequel les membres se sentent psychologiquement en sécurité pour s’exprimer, même s’ils sont minoritaires ? Les dirigeants découvrent que ce n’est qu’à travers un débat et un discours robustes qu’ils peuvent naviguer dans une économie mondiale complexe et dynamique et prendre des décisions réfléchies sur la manière de relever les défis d’aujourd’hui, tout en faisant des investissements prudents, mais importants, pour l’avenir. Tout ça pour dire que je ne suis pas étonnée par le nombre d’articles et d’ouvrages sur les thèmes de l’objectif organisationnel, de la collaboration, de la prise de décision et de l’innovation !