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L’IA au service de la mobilité

Politique InternationaleCela fait déjà un certain temps que l’on parle de l’importance de l’intelligence artificielle (IA) dans l’automobile. S’agit-il d’une vraie révolution pour cette industrie ? Par ailleurs, l’essor de l’électrique rend-il cette problématique de l’IA encore plus prégnante ?

Luc Julia — L’IA, c’est le fruit d’une évolution qui a démarré il y a soixante-dix ans environ. Dans un univers comme celui de la Silicon Valley, les entreprises sont rompues depuis longtemps à cette mutation technologique. Dans l’industrie, en particulier pour les constructeurs automobiles « centenaires », le phénomène est plus récent. Au point que l’irruption de l’IA générative peut être vécue comme une véritable révolution. Il n’empêche, ces constructeurs ne découvrent pas non plus la primauté de la technologie. À la limite, ils faisaient même déjà un peu d’IA sans le savoir. Par exemple, les robots dans les usines de Renault Group et leur rôle en matière de maintenance prédictive. Quoi qu’il en soit, si l’on veut vraiment poser des repères dans le temps, cela fait deux ou trois ans que l’IA impacte toute la chaîne des métiers de l’automobile.

Avec les véhicules électriques, on facilite encore un peu plus l’usage de l’IA, pour la bonne raison qu’on a besoin d’électricité pour alimenter les ordinateurs de bord — des ordinateurs de plus en plus puissants et de plus en plus gourmands en énergie.

P. I. Que va apporter l’IA à l’électrique ? Et dans quel domaine : la conception du véhicule, sa fabrication, son exploitation, sa maintenance ? Est-il judicieux de raisonner étape après étape ?

L. J. — J’ai parlé de la chaîne des métiers dans son intégralité. Pour ce qui concerne les activités des « cols blancs » — pour utiliser la terminologie consacrée —, les outils liés à l’IA vont apporter une aide précieuse : dans le design, par exemple, où l’on aime à fourmiller d’idées, on va pouvoir explorer quantité de pistes, y compris les plus décoiffantes. Or, dans l’électrique, l’aérodynamisme est un élément clé à prendre en compte au niveau du design, et l’IA peut grandement aider. Dans un domaine comme celui des essais, l’IA renforce les possibilités en matière de soufflerie. Dans le marketing, les approches auprès du grand public sont développées de manière exponentielle. Et que dire de la créativité en général ? L’IA offre de formidables terrains d’expression.

Évidemment, les « cols bleus » ne sont pas en reste : si l’on entre dans une usine, on va s’apercevoir que les travaux de peinture sont optimisés, avec une dextérité rarement atteinte pour l’utilisation des pistolets. Le contrôle qualité bénéficie aussi à plein de l’IA : les étapes sont effectuées plus vite, et encore plus en profondeur. N’oublions pas non plus la découpe des pièces, avec une ultra- précision devenue la norme. Qu’il s’agisse des cols blancs ou des cols bleus, cet éventail de tâches est loin d’être exhaustif. L’IA se niche littéralement partout.

P. I.L’IA est partout, dites-vous, mais y a-t-il des facettes d’un véhicule plus concernées que d’autres ?

L. J. — On distingue habituellement l’extérieur de l’intérieur du véhicule. L’extérieur recouvre notamment les aides à la conduite. Grâce à l’IA, un certain nombre de systèmes de sécurité sont renforcés, liés par exemple au freinage. S’agissant de l’intérieur du véhicule, du cockpit, l’IA ne dresse pas de cadre coercitif, au sens où elle contraindrait le conducteur à se plier à une série de process ; au contraire, elle va chercher au maximum à s’adapter au conducteur et à lui offrir un environnement personnalisé. Cela prend plusieurs formes : l’écoute d’une musique ou certains moyens mis à disposition pour travailler. En cela, l’IA permet à un véhicule d’être le prolongement de la maison ou du bureau. Ce n’est pas rien.

Toujours dans le cockpit, et si l’on revient à la conduite, l’IA se présente comme un gage d’efficacité, en mode à la fois proactif et réactif. En mode proactif, elle pousse le conducteur à décider : par exemple, si celui-ci dépasse une limite de vitesse autorisée, elle l’incite à freiner. Sans que le ton, au demeurant, soit celui d’une engueulade. En mode réactif, un danger plus immédiat est identifié, et l’IA apporte une solution pour parer rapidement à la menace. Dans les deux cas de figure, proactif et réactif, le contact avec l’IA passe par le truchement d’une voix humaine : cette capacité de contact est l’assurance d’une réponse précise ; le conducteur n’est pas obligé de se poser mille et une questions.

P. I.À ce stade d’améliorations, on est plus proche d’un ordinateur sur roues que d’un véhicule traditionnel…

L. J. — L’IA permet effectivement de disposer d’un ordinateur sur roues. Attention : il n’y a rien de magique à cela. L’IA, ce n’est pas un système abstrait. Ce sont des outils dont l’élaboration a requis des compétences, des échanges, des calculs. Pour synthétiser l’ensemble de ces apports, nous parlons du software-defined vehicle (SDV, ndlr), du « véhicule défini par logiciel », ce qui en fait un objet constamment évolutif. Il s’agit d’une petite révolution : auparavant, après la conception et la mise sur le marché d’un nouveau modèle, on lui laissait vivre sa vie. Le SDV tranche complètement avec cette époque : l’objectif est désormais que le conducteur puisse récolter les fruits de l’innovation le plus vite possible. Faut-il en déduire qu’un ordinateur sur roues qui requiert autant de dynamisme et d’attention est la voiture du futur ? Je crois que celle-ci est surtout un véhicule rendu de plus en plus sûr, assorti d’un gain écologique : autant d’atouts en voie de démocratisation, qui en font un véhicule accessible au plus grand nombre.

P. I.Comment se passe la prise en main pour le conducteur ? Dans le cas d’une voiture électrique, le rôle prédominant de l’IA n’est-il pas un facteur de complexité ?

L. J. — Au contraire, l’IA simplifie la prise en main. Certaines fonctions sont commandables beaucoup plus naturellement. Comme évoqué précédemment, l’IA est source d’adaptations au service du conducteur. Avec toujours cet impératif d’une sécurité maximale, pour ne pas utiliser le véhicule au-delà du raisonnable.

P. I.La montée en puissance de l’IA oblige-t-elle à recruter en conséquence ? Avec des besoins en profils spécifiques ?

L. J. — La France se distingue par son aptitude à former des ingénieurs. Ce sont le plus souvent des ingénieurs « polytechniciens », intéressés par de nombreux domaines, capables de se confronter à un large éventail de disciplines et, dans le cas présent, susceptibles de travailler dans plusieurs spécialités industrielles. Renault Group s’est fait une force de compter parmi ses effectifs ce type de profils. Ses ingénieurs ne sont ni décontenancés ni effrayés par l’essor de l’IA. Ils y voient fondamentalement une source de valeur ajoutée. Ce qui n’empêche pas de recruter des talents formés d’abord et avant tout à I’IA, dont certains aspects pointus requièrent des compétences aiguës.

P. I.Quid des modes de travail ? Sur un segment en plein essor comme l’électrique, l’IA génère-t-elle de nouveaux process ?

L. J. — Les spécificités relèvent de l’essence même de l’IA, qui progresse en permanence. Avant cette irruption, le projet de lancement d’une nouvelle voiture respectait un cadre assez traditionnel, proche de la méthode dite waterfall (un enchaînement de phases linéaires et séquentielles, ndlr), dans un délai de quatre à cinq ans. L’IA est venue bouleverser la donne : les équipes s’inscrivent dans une logique d’update, synonyme de réactualisation. Concrètement, il faut faire preuve d’une grande agilité : l’IA offre des opportunités d’avancées qu’il faut être capable d’intégrer rapidement dans les process, sans les formaliser à l’extrême. Au quotidien, cela implique plus de souplesse. Certains métiers deviennent plus malléables, afin d’intégrer de nouveaux horizons dans des calendriers resserrés.

Au début, l’appréhension de l’IA se faisait de manière assez éclatée, chaque direction, branche ou unité travaillant de son côté pour intégrer la technologie. Ce temps-là est révolu : des milliers de personnes se familiarisent désormais avec l’IA, avec des programmes de formation qui font office de véritable tronc commun. Cela ne signifie pas que l’on veuille faire de l’ensemble des collaborateurs des spécialistes de l’IA, mais le socle solide qu’ils peuvent acquérir est un atout de taille. Notre industrie est en effet devenue plus complexe que par le passé, avec l’impératif de combiner plusieurs dimensions pour fabriquer des produits toujours plus performants. C’est pour cette raison que le Groupe a créé Ampere : une entité et des équipes dédiées au véhicule électrique intelligent.

P. I.Aujourd’hui, l’automobile se retrouve confrontée à une double révolution : celle de l’électrique d’une part, celle de l’IA d’autre part. Jusqu’à quel point ces deux technologies peuvent-elles hisser leur niveau de performances ?

L. J. — En toile de fond, il y a aussi une troisième révolution, la révolution environnementale, étant entendu que l’électrique et l’IA conjuguent leurs efforts au service de la transition écologique. Pour valider un niveau de performances, la balance des atouts et des handicaps est toujours un bon exercice. Comme je l’ai dit, l’IA et l’électrique font basculer l’automobile dans une nouvelle ère, avec des progrès non seulement dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi en matière de sécurité sur les routes ou encore dans l’optimisation de filières industrielles. Mais cela a un coût : outre les investissements nécessaires pour réagencer, par exemple, des chaînes de production, tant l’électrique que l’IA requièrent une importante quantité de matériaux spécifiques, en particulier des terres rares. Des grands équilibres sont encore à trouver. Chez Renault, nous y travaillons, notamment en pilotant des projets d’IA à l’échelle. Pour le moment, l’IA dans l’industrie repose essentiellement sur des boucles locales, un facteur supplémentaire en faveur de la préservation de la planète. Lui donner un cadre global représente un défi majeur, que nous sommes en train de relever.