
Politique Internationale — Peut-on parler d’un rapport particulier des Français à leur voiture ?
Jean Viard — À entendre certains, nous serions un pays qui aurait tourné le dos à l’automobile. C’est bien une remarque de Parisien, ou alors de gens qui ne prennent leur véhicule que pour partir en vacances. En réalité, nous voyons toujours autant de voitures autour de nous. Comment pourrait-il en être autrement ? Quelque 63 % des Français habitent dans une maison avec jardin. Jusqu’à preuve du contraire, ce type de domicile n’est pas situé le long d’une voie de RER. La majorité de nos compatriotes résident dans des zones péri- urbaines. Ils ont besoin d’une voiture pour se déplacer, notamment pour aller travailler. La fronde des Gilets jaunes, avec la protestation contre les prix des carburants, est venue rappeler cette nécessité de l’automobile. On reproche volontiers à cette population de rouler en « diesel puant ». C’est oublier un peu vite qu’elle n’a accès qu’aux véhicules d’occasion, souvent deux par foyer — en l’occurrence un pour Monsieur et un pour Madame, sachant que Madame récupère souvent la voiture de Monsieur, une occasion d’occasion en quelque sorte.
P. I. — On a pourtant l’impression que la voiture imprègne moins les mentalités…
J. V. — Bien sûr, quand on habite en centre-ville, on parle moins spontanément de voitures. Idem quand on fait un minimum de télétravail.
Intervient aussi une question de génération. Il fut un temps, désormais un peu ancien, où passer le permis de conduire signifiait la liberté absolue. Rendez-vous compte, on pouvait décrocher ce sésame à 18 ans, alors qu’il fallait patienter jusqu’à 21 ans pour avoir le droit de voter ! Bref, l’automobile ressemblait un peu à un eldorado. Aujourd’hui, c’est différent : la génération montante attend souvent l’orée de la trentaine pour prendre son envol, dans tous les sens du terme. Les parents attendent leur premier enfant autour de 31 ans : l’arrivée de bébé est un jalon sur la route de l’automobile ; la famille va avoir besoin d’un véhicule pour se déplacer. Toujours dans cette optique familiale, on peut regretter que la quasi-totalité des modèles ne disposent pas de l’espace suffisant pour installer plus de deux sièges pour enfants à l’arrière.
P. I. — Ce rapport à l’automobile est-il le même partout ailleurs ?
J. V. — Chaque pays possède ses propres spécificités. Les Allemands, par exemple, ont le culte de la grosse voiture. Ils mettent d’autant plus d’argent dans un achat automobile que le prix des loyers est très bas outre-Rhin. On s’aperçoit que, dans les pays où l’immobilier est bon marché, les gens investissent davantage dans la mobilité. En Allemagne joue aussi le poids de la guerre, avec son avalanche de destructions : quand les gens savent qu’ils peuvent perdre leur habitation, ils préfèrent s’offrir autre chose.
Les États-Unis renvoient à une situation à part : c’est le pays par excellence de la mobilité, dans le sillage des chariots, des conquêtes, des nouvelles contrées où aller s’installer, l’Histoire avec un grand H. Les Américains ne craignent pas de bouger : ils le prouvent au quotidien, avec des citoyens prêts à déménager quasiment du jour au lendemain quand les circonstances professionnelles l’exigent. Les mêmes Américains, tous modes de transport confondus, parcourent en moyenne 80 kilomètres par jour. Les Français en sont à 70 kilomètres, à comparer aux 5 kilomètres effectués cinquante ans en arrière. Certes, les États-Unis sont beaucoup plus étendus que la France, mais il y a des explications à ce faible écart : dans l’Hexagone, on trouve encore des zones mal raccordées aux réseaux de transport en dépit de la densité du bassin de population. Les Bouches-du-Rhône sont un cas de figure éclairant : Marseille et Aix-en-Provence appartiennent à la même conurbation, pourtant deux trains régionaux ne peuvent pas se croiser, comme le font deux RER en région parisienne ; entre Aix et Marseille, les voies sont empruntées successivement dans un sens ou dans un autre ; dans ces conditions, les habitants ont immédiatement le réflexe de prendre la voiture.
N’oublions pas non plus les pays encore plus spécifiques : le Danemark, par exemple, où 30 % des déplacements s’effectuent à vélo — une tradition qui remonte au XIXe siècle et qui s’enracine dans les comportements. À Copenhague, pas besoin d’attacher sa bicyclette, vous êtes sûr de la retrouver ; autant dire quelque chose d’inenvisageable en France !
P. I. — Précisément, puisque vous parlez du vélo, de nombreux observateurs plébiscitent le multimodal. Qu’en pensez-vous ?
J. V. — Tout dépend de l’endroit où l’on habite. Certes, il peut arriver que l’on enchaîne les transports. L’exemple type est celui de la personne qui prend son vélo ou sa voiture pour aller jusqu’à la gare et qui, en descendant du train ou du RER, attrape un bus pour rallier son lieu de travail. On peut penser que cette combinaison est efficace, mais elle est singulièrement chronophage. En outre, elle suppose un réseau de transport suffisamment maillé, avec des équipements adéquats et des horaires réguliers. Ce qui n’est pas toujours le cas, loin de là.
P. I. — L’essor de la voiture électrique est aujourd’hui patent. Que pensez-vous de cette montée en puissance ?
J. V. — Je crois que nous n’en sommes qu’au début du processus. Je m’explique : à l’heure actuelle, le véhicule électrique renvoie d’abord à de gros modèles, des SUV qui ne disent pas qu’ils sont des SUV ; ceux que peuvent s’offrir les flottes d’entreprises, qui sont friandes de l’image de marque véhiculée par l’électrique. Ces modèles, par définition, sont lourds : donc peu à même d’être maniés dans un grand nombre de parkings. Il y a également la question du prix : pour le moment, l’industrie chinoise est la seule à pouvoir proposer des voitures électriques à partir de 25 000 euros, un prix plancher pour des petits modèles, le créneau sur lequel les Européens vont devoir se développer pour prendre des parts de marché. Au passage, 25 000 euros, c’est une somme encore très élevée pour la plupart des ménages. Enfin, les gens continuent à se demander s’il y a suffisamment de bornes de recharge sur l’ensemble du territoire. Quand vous listez tous ces points, vous mesurez les efforts réclamés à l’électrique pour convaincre les mentalités. Disons que les bases sont posées, à charge maintenant à chacun de lever ces freins. Cela ne se fera pas instantanément.
P. I. — Les voitures électriques tournent le dos au fossile, devenu une énergie chère. Mais ce sont aussi des véhicules, vous l’avez indiqué, qui restent coûteux. Jusqu’à quel point les pouvoirs publics doivent-ils subventionner l’électrique ? Peut-on parler d’une mission de service public ?
J. V. — On touche là à des questions éminemment politiques qui sont souvent à géométrie variable. Une preuve supplémentaire est administrée par les projets de taxation de la consommation d’électricité. Si cela devait se concrétiser, ce serait la négation de toute la politique de communication de la voiture électrique, à savoir un mode de transport qui peut faire abstraction de la courbe des prix du fossile. Des subventions ? Il existe des leviers sur lesquels agir beaucoup plus facilement. Sait-on que 40 % des véhicules actuellement en circulation sont des véhicules de services, qu’il s’agisse de taxis, de transports de biens et/ou de denrées, ou qu’ils appartiennent à l’administration ? Or non seulement la plupart fonctionnent au diesel, mais ils ont obtenu des dérogations pour rester au diesel. Cette décision — qui est le fruit d’un intense travail de lobbying — est un véritable non-sens en cette période de lutte contre le réchauffement climatique. Les intéressés prétendent que cela revient trop cher de remplacer le diesel par de l’électrique ? C’est faux, ils ne sont pas comme les ménages, ils n’achètent pas leur voiture sur catalogue, mais peuvent disposer au contraire de conditions tarifaires particulièrement attractives.
P. I. — La lutte contre le réchauffement climatique : nul ne conteste que le développement de la voiture électrique soit un facteur de progression important contre les émissions de CO2. Mais les consommateurs sont-ils conscients de ce gain ? Quand ils achètent une voiture, l’urgence écologique fait-elle partie de leur réflexion ?
J. V. — Oui, les consommateurs savent se montrer vertueux. Attention, le phénomène est relativement récent et il n’est pas non plus gravé dans le marbre. Néanmoins la tendance est manifeste. À cet égard, la pandémie a servi de booster. L’humanité a perçu comme jamais les signes de sa fragilité. Dans les mentalités a émergé cette notion selon laquelle il fallait réagir, et pas seulement contre les risques de propagation de certains virus. Les impératifs de lutte contre le carbone ne peuvent plus être passés sous silence. Reste que l’écologie n’a pas encore gagné la bataille des idées. Sur le plan politique en effet, je prends l’exemple de la France, le camp écologique pâtit de son assimilation au gauchisme. Cela nuit considérablement à sa capacité d’élargir son audience auprès des différentes couches de la population.
P. I. — On pourrait vous répondre que l’essor de la voiture électrique et de la mobilité durable en général est capable de transcender les clivages…
J. V. — Les débats sont devenus d’autant plus complexes que deux formes de rupture sont intervenues. La première, c’est que c’est désormais la nature qui fait l’Histoire, et non plus l’inverse. L’homme n’a plus la main sur un grand nombre de dossiers, même s’il a tendance à l’oublier. La deuxième rupture est d’un tout autre genre mais elle n’est pas moins importante : le rapport masculin- féminin a changé en profondeur. La suprématie masculine qui a régné pendant des siècles est en recul. Le secteur automobile n’échappe pas à cette tendance au sens où la voiture n’est plus un objet aussi sexualisé que par le passé.
P. I. — Nous avons rappelé la force de frappe de l’industrie chinoise en matière d’électrique. Comment inciter le consommateur à privilégier un achat national ?
J. V. — Le prix est le premier indicateur vers lequel les gens se tournent spontanément. Ils disposent d’un budget pour une voiture et celui-ci n’est pas extensible. À preuve, une très large majorité de Français achètent une automobile d’occasion. Je ne parlerai même pas de la vitesse : cela, c’était autrefois. Avec la limite fixée à 130 km/h, le consommateur n’a plus aucune appétence pour un compteur qui affiche 200, 220 ou 240 km/h. Quant à la préférence nationale, un exemple me laisse songeur : je me déplace souvent pour assister ou participer à des réunions où s’expriment des experts et des responsables de premier plan dans des domaines variés. Lors de leurs interventions, ils parlent volontiers de l’industrie, des infrastructures, des innovations, des moyens pour ancrer ces outils et ce savoir-faire au cœur des territoires. Il n’empêche, quand vous sortez sur le parking, vous vous apercevez qu’un bon nombre d’entre eux roulent en voiture japonaise…
P. I. — Les perspectives d’évolution de la société offrent une bonne manière de conclure : l’électrique est-il la première pierre d’une révolution en profondeur, qui pourrait nous emmener jusqu’au véhicule autonome ?
J. V. — Pour le moment, le véhicule autonome est surtout quelque chose qui fait rêver, prompt à éveiller les supputations technologiques. Pour autant, son ancrage dans la société mérite déjà d’être étudié : ce modèle pourrait notamment être utilisé à l’intention des plus de 80 ans, une tranche d’âge à laquelle on conseille souvent de ne plus prendre le volant alors même qu’elle a besoin de se déplacer. Au passage, je constate que, chaque fois qu’une personne âgée provoque un accident, cela soulève un tollé. Non pas que cela soit totalement injustifié, surtout dans certains cas, mais rappelons que les jeunes qui occasionnent des sinistres parce qu’ils ne sont pas dans leur état normal sont beaucoup plus nombreux. Or, curieusement, on ne parle jamais de cette jeunesse capable de générer une catastrophe après avoir bu un verre de trop.
P. I. — Si la voiture autonome venait à prendre racine, serait-ce un encouragement supplémentaire à la voiture reine de la ville ?
J. V. — Détrompez-vous. Dans les villes actuellement, c’est souvent le vélo le « roi de la fête » qui a pris le relais tour à tour du cheval et de la voiture. Cet avènement de la bicyclette irait encore mieux si les cyclistes respectaient le Code de la route. Or je vois peu de cyclistes qui s’arrêtent au feu. À leur décharge, l’agencement des voies de circulation mériterait une refonte de fond en comble. La France a fait le choix de sérier les voies par catégorie d’objets : l’une est réservée aux voitures, l’autre aux vélos, une autre aux bus ou encore aux taxis. Il serait plus judicieux de catégoriser les voies par vitesse : rouleraient ensemble des objets qui vont peu ou prou à la même vitesse ; cela empêcherait les conducteurs ou les cyclistes de faire des manœuvres audacieuses et/ou désespérées pour accélérer ou se dégager.