Politique Internationale — Demandons-le-nous sans ambages : a-t-on vraiment besoin de développer le véhicule électrique ?
Tommaso Pardi — Oui, c’est même une nécessité. Il y a d’abord l’urgence climatique : les enjeux liés au réchauffement sont suffisamment admis pour que l’on s’empare à bras-le-corps du dossier. Or la lutte contre le CO2 dans le domaine des transports est à la peine : si l’on considère le transport routier dans l’Union européenne (UE), il pèse toujours 30 % des émissions et ne parvient pas à s’améliorer alors que d’autres secteurs d’activité ont accompli des progrès significatifs.
Outre la question environnementale, la concurrence avec la Chine est l’autre argument principal en faveur du développement du véhicule électrique. Si l’Europe n’accélère pas sur ce segment, elle laissera un peu plus son puissant rival dicter sa loi. À titre indicatif, les importations chinoises représentent déjà un quart du marché de l’électrique dans l’UE. La Chine connaît les avantages d’une position de force : elle a été en pointe sur les véhicules thermiques. La voilà désormais confrontée à une véritable révolution industrielle — avec cet objectif de 100 % de ventes de voitures neuves électriques à l’horizon de 2035 — qui implique de ne pas rester à la traîne.
P. I. — Dans un passé proche, le contexte a un peu changé. D’une part, plus personne ne parle de l’épuisement programmé des ressources fossiles ; d’autre part, les constructeurs automobiles sont soumis à toutes sortes de difficultés. Jusqu’à quel point ces deux éléments peuvent-ils pénaliser les développements dans l’électrique ?
T. P. — C’est vrai : au cours des années 1970, la notion de peak oil (le moment à partir duquel la production d’hydrocarbures commencerait à décroître, ndlr) s’était peu à peu imposée. Mais le discours ambiant s’est retourné : sont désormais mis en avant le caractère abondant des ressources fossiles et leur prix bon marché. Est-ce une raison suffisante pour retarder la lutte contre le réchauffement climatique ? Certainement pas. De la même façon que les économies développées ne doivent pas relâcher leurs efforts contre le carbone, au prétexte que d’autres pays moins avancés ne déploient pas, ou peu, de dispositifs comparables. Quant aux difficultés des constructeurs, elles doivent être un peu relativisées : les industriels sortent d’une période exceptionnelle, le post-Covid, marquée par une demande supérieure à l’offre qui a conduit à une optimisation des marges commerciales. À l’arrivée, certains groupes ont habitué les marchés à une marge opérationnelle de l’ordre de 10 %, alors que leurs performances évoluent généralement en moyenne autour de 5 %, voire moins. Disons que nous sommes en train d’assister à un retour à la normale, quand bien même il serait assorti de restructurations industrielles.
P. I. — Quels sont aujourd’hui les principaux freins à l’essor de l’électrique ? Le prix des véhicules est souvent cité en premier…
T. P. — Pour parvenir à séduire le consommateur, encore faut-il réussir à lui proposer quelque chose de vraiment nouveau. Ce qui n’est pas le cas actuellement pour les constructeurs européens avec la voiture électrique. Il a été décidé de miser sur des véhicules haut de gamme, en concurrence directe avec les SUV qui sont l’apanage des ménages favorisés. Cette logique peut s’expliquer : elle permet aux industriels de mutualiser la production de l’électrique avec des plateformes qui servent déjà pour le thermique. Cela vaut en particulier pour l’assemblage des pièces. Or, qui dit haut de gamme dit prix élevés : pour une voiture électrique, la dépense tourne autour de 65 000 euros, c’est-à-dire 15 000 euros de plus qu’un véhicule thermique d’un standing équivalent.
La nouveauté consisterait au contraire à proposer de petits véhicules électriques, beaucoup moins lourds et moins surdimensionnés que les gammes actuelles. Il s’agirait de voitures susceptibles de remplacer le deuxième véhicule que possèdent souvent les foyers, celui généralement utilisé pour effectuer des trajets courts, en tout cas pas pour partir en vacances. Ce type de voiture est capable de fonctionner avec des batteries de taille modeste, contrairement au segment haut de gamme qui requiert une surcharge pouvant aller jusqu’à 900 kilos.
P. I. — Nous allons revenir aux petites voitures électriques. En attendant, la progression laborieuse de l’électrique est-elle liée à un problème d’offre ou de demande ? Les industriels doivent-ils être incriminés en premier, pour le côté réducteur de leur gamme, où est-ce le consommateur qui tarde à être convaincu du bien-fondé de la révolution en marche ?
T. P. — Dans ce dossier, chacun tend un peu à rejeter la responsabilité sur l’autre. Les industriels rappellent qu’ils ont déjà consenti beaucoup d’efforts pour se lancer dans l’électrique. Ils n’ont pas tort : en quelques années, la part de l’électrique dans les ventes de voitures neuves est passée de 3 à 15 %. Cette progression est le fruit d’une transition écologique menée à vitesse accélérée et pour laquelle les entreprises réclament des aides accrues de la part des pouvoirs publics. Quant au consommateur, il n’est pas opposé à la voiture électrique, loin de là. Ils sont nombreux ceux qui sont conscients de la dimension écologique des modes de transport et qui adoptent un comportement en conséquence. Reste que l’absence de nouveauté, que je viens de mentionner, le variant prix et ce sentiment que l’électrique est réservé à une classe favorisée sont des facteurs qui nuisent à l’appétence pour une motorisation différente.
P. I. — En marge du prix, l’absence de bornes de recharge est souvent évoquée comme un obstacle supplémentaire sur le chemin de l’électrique. Qu’en pensez-vous ?
T. P. — Par rapport au parc électrique existant, du moins en France, c’est un faux problème. Considérons les zones urbaines, où la fréquence des courts déplacements encourage à utiliser la voiture électrique : entre les copropriétés, l’installation d’une borne chez soi, les parkings, les sites d’entreprises équipés, les installations de recharge se développent et sont facilement accessibles. Certains territoires sont sans doute moins bien lotis que d’autres, mais l’autonomie dont disposent les véhicules — avec des batteries permettant de parcourir jusqu’à 600 kilomètres — permettent d’envisager les trajets avec sérénité. Cependant, des batteries de grande capacité ont un très fort impact sur le poids et le prix des véhicules électriques, ce qui limite la diffusion de ces derniers. Si l’emploi de l’électrique se systématise et se démocratise, la problématique évoluera : voilà pourquoi, d’ores et déjà, les industriels réclament aux pouvoirs publics de plancher sur des plans d’équipements massifs de bornes de recharge.
P. I. — On a évoqué les réticences de la population vis-à-vis de l’électrique, mais quid du véhicule hybride rechargeable ? Ne représente-t-il pas un bon compromis pour les consommateurs qui hésitent à sortir du fossile ?
T. P. — Les véhicules hybrides rechargeables sont peut-être séduisants sur le papier, mais beaucoup moins d’un point de vue opérationnel, si l’on poursuit le raisonnement sur le plan écologique. Ces voitures sont lourdes et consomment par définition plus d’énergie. Surtout, elles sont rangées actuellement dans une case avantageuse avec une réglementation qui les situe à un niveau proche des voitures électriques (lesquelles produisent zéro gramme de CO2 par kilomètre), avec un taux d’émission qui oscille entre 30 et 50 grammes. Mais en conditions de conduite réelle, nous disposons désormais des données officielles de la Commission européenne qui montrent qu’on est plutôt à 80-120 grammes en raison d’un usage beaucoup plus fréquent en mode thermique par rapport à l’électrique. Or un tel niveau n’est finalement pas très loin des 130 grammes en moyenne d’un véhicule thermique. Cette année, les textes feront sortir l’hybride rechargeable de sa case actuelle ; il sera beaucoup moins attractif qu’il ne l’est aujourd’hui, avec des subventions à l’achat forcément moindres. Quoi qu’il en soit, ce segment est aujourd’hui efficace sur le plan statistique puisqu’il est intégré aux ventes de véhicules électriques neufs et qu’il participe de leur développement. Alors même, répétons-le, que l’incidence environnementale est beaucoup plus mesurée et que la réglementation conduira en 2035 à leur quasi-disparition au même titre que les autres véhicules équipés de moteurs thermiques.
P. I. — Dans ce dossier de l’électrique, le politique est très présent. Mais sait-on exactement ce que veulent les pouvoirs publics et ce qu’ils sont prêts à mettre en œuvre, avec dans la ligne de mire 2035 et cet objectif ambitieux de 100 % de ventes de véhicules neufs électriques ?
T. P. — Les pouvoirs publics disposent de plusieurs leviers. Je ne parle pas seulement d’aides aux industriels ou de développement d’infrastructures. Ils peuvent également agir auprès des consommateurs, via la fiscalité et la taxation du carbone notamment. Toutefois, s’agissant de la population, on touche à des sujets sensibles, la crise des Gilets jaunes l’a révélé ô combien. Dans sa réflexion, le politique intègre forcément les enjeux électoraux : il est prêt à peser sur la trajectoire écologique en général et sur celle du véhicule électrique en particulier mais jusqu’à un certain point seulement afin de ne pas brusquer les citoyens qui, in fine, disposent d’un moyen de sanction dans les urnes.
P. I. — Le Gerpisa a publié un rapport très complet sur la filière électrique, lequel vient de sortir en librairie : Légère et abordable : les clés d’une voiture électrique à succès (La Fabrique de l’industrie, 2025). Vous défendez le projet de développement d’un petit véhicule électrique en Europe. Objectivement, quelles sont les chances de réussite de ce programme ?
T. P. — D’abord et avant tout, le Gerpisa n’est pas mû par une logique unilatérale. Au contraire, nous échangeons avec la totalité des acteurs en prise avec l’univers automobile, qu’il s’agisse des entreprises, des administrations, des représentants des salariés, des associations… Cette diversité est en adéquation avec notre finalité, celle d’un organisme qui sert notamment à ouvrir des pistes, en plus de ses analyses. Dans ce cadre, nous nous appuyons aussi bien sur des économistes que sur des sociologues, des historiens, des politistes… Une variété dans la composition du Gerpisa qui fait sa richesse. Nous sommes quatre chercheurs en particulier à avoir contribué à ce rapport : respectivement Marc Alochet, à l’École Polytechnique, Bernard Jullien, à l’université de Bordeaux, Samuel Klebaner, à l’université Sorbonne Paris-Nord, et moi-même. Notre travail ne se limite pas à une thèse en faveur d’un véhicule électrique léger, mais c’est effectivement un axe fort. Nous sommes partis de ce constat : la fin, ou à peu près, de la production de voitures de catégorie A par les constructeurs européens. Un phénomène qui peut être considéré comme dommageable car ces modèles — comme la Peugeot 205, la Renault Clio, la Fiat Panda ou l’Opel Corsa — avaient permis d’asseoir la réputation de ces industriels. Non pas que ces gammes aient totalement disparu, mais leur poids a augmenté du fait des exigences réglementaires qui requièrent davantage de technologies et de sécurité à bord.
Parallèlement, l’examen de la situation à l’étranger est instructif : le Japon, par exemple, est parti plus tard que la France pour développer l’électrique mais il dispose déjà, avec les Kei Car, de petits véhicules qui ont fait leurs preuves, comme en témoigne leur succès. Les Kei Car obéissent à des normes précises : moins de 3,40 mètres de longueur, moins de 2 mètres de hauteur et moins de 1,48 mètre de largeur. Ils ont permis de remplacer massivement les vieux véhicules d’occasion. Le défi désormais pour les Kei Car est d’électrifier le plus possible ces modèles. Mais les orientations en ce sens des autorités nippones sont clairement affichées.
P. I. — Nonobstant les obstacles évoqués précédemment, qu’est-ce qui empêche l’Europe de se lancer dans cette aventure du véhicule léger électrique ?
T. P. — La capacité de la Chine à investir efficacement le créneau électrique s’explique par le fait que ce pays est parti de rien dans ce domaine ; elle a pu développer son industrie ex nihilo et mobiliser des moyens en conséquence. Rien de comparable en Europe où des infrastructures et des process solidement implantés empêchent de pivoter avec la même célérité. Prenons le cas de l’Allemagne : des groupes comme BMW et Daimler Benz ont fondé une bonne part de leur succès sur des berlines ; ils se voient mal renoncer à tous ces acquis. En marge des spécificités nationales, un autre obstacle de taille sur la route du véhicule léger réside dans l’inflation des normes ; une difficulté partagée au passage par l’ensemble des secteurs industriels. Concrètement, quand il s’agit de développer un nouveau produit, non seulement on mesure la récurrence des directives européennes sur le sujet en question mais on constate surtout que ces directives ne sont aucunement coordonnées. Bref, cette avalanche normative — sur la sécurité, l’environnement, l’énergie, les matériaux… — conduit à devoir rivaliser d’inventivité pour respecter les textes. Dans le cas de la voiture, l’augmentation du poids résulte beaucoup de ces diktats, avec l’obligation d’intégrer une foule de spécificités techniques.
P. I. — N’y a-t-il aucun moyen de changer la donne ?
T. P. — Des initiatives intéressantes ont vu le jour, sous l’impulsion de l’Acea (l’Association des constructeurs automobiles européens). Tour à tour, un Manifeste et une Lettre à l’Europe ont été portés à Bruxelles : ils plaident à la fois pour plus de simplicité, plus de cohérence et plus de lisibilité ; ils ne contestent pas la trajectoire dessinée par les objectifs climatiques mais réclament que des moyens soient dédiés à l’industrie automobile pour étayer les buts environnementaux. Dans ce contexte, la voix de Luca de Meo (le président de Renault, ndlr) éclaire singulièrement le débat : il appelle à un « Airbus de la petite voiture électrique » dans un cadre européen. Comment ne pas souscrire à cette thèse ? Pris individuellement, les pays et leurs constructeurs n’ont pas les moyens d’accélérer significativement dans l’électrique. Les investissements requis sont tellement importants que les États seront obligés de s’endetter dans des proportions très importantes, au moment même où l’on constate un peu partout un tour de vis budgétaire. Alors que, si c’est l’Europe qui s’endette, la charge sera beaucoup plus facile à supporter, ne serait-ce que parce que ensemble nous pouvons obtenir des taux d’intérêt plus intéressants. Cela posé, pour que cette idée d’Airbus de l’électrique qui commence à instiller puisse se concrétiser, il faudra une concertation soutenue, fruit d’une vraie volonté commune.
P. I. — Le spécialiste que vous êtes est-il optimiste dans ce dossier du développement de la voiture électrique ?
T. P. — Oui, parce que c’est le sens de l’Histoire. On ne peut pas continuer impunément sur le même chemin, avec des véhicules de plus en plus lourds, qui consomment peut-être moins d’énergie que par le passé mais qui sont hautement énergivores à fabriquer. La collaboration entre les différents pays est l’une des clés : si chacun se soumet aux mêmes critères et mutualise ses compétences, l’UE peut offrir une alternative électrique crédible aux importations chinoises.