Les Grands de ce monde s'expriment dans

Un sport automobile zéro émission ?

Politique InternationaleEn guise d’introduction, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’est l’Automobile Club de l’Ouest (ACO)…

Pierre Fillon — Tout simplement une référence du sport automobile. L’ACO, par le biais de l’Automobile Club de la Sarthe, l’association originelle, a impulsé l’organisation du premier Grand Prix de l’histoire, en 1906. À l’époque, la course s’est déroulée sur une route fermée, une vraie nouveauté, car auparavant les compétitions n’interrompaient pas la circulation. D’où de fréquents accidents. Aujourd’hui, l’ACO repose sur trois piliers. Le premier est la pyramide de l’endurance, dont le fleuron est le Championnat du monde d’endurance, avec les 24 Heures du Mans comme point d’orgue, complété par sept autres grands rendez-vous. Le deuxième pilier renvoie au club proprement dit et à ses 40 000 membres, avec une série de prestations pour accompagner le conducteur au quotidien, comme des formations à la sécurité ou l’apprentissage de l’écoconduite. Le côté passion n’est pas oublié, avec une large part dédiée aux véhicules de collection. Enfin, le troisième pilier recouvre l’exploitation et la gestion du circuit du Mans, théâtre de très nombreuses épreuves, dans le sport auto mais aussi la moto.

P. I.Pendant longtemps, c’est le moins que l’on puisse dire, les domaines respectivement du développement durable et de la compétition automobile ont été très éloignés l’un de l’autre. À quel moment un rapprochement a-t-il commencé à s’esquisser ?

P. F. — Depuis plus longtemps qu’on ne le croit. Avec le premier choc pétrolier, en 1973-1974, les responsables du sport automobile ont bien senti qu’il fallait agir. À l’époque, la notion de préservation de la planète n’était pas aussi présente qu’aujourd’hui mais l’envol du prix des hydrocarbures obligeait à prendre des décisions. Alors les règlements ont évolué de manière à abaisser les seuils de consommation de carburant pendant les courses. Parallèlement, les constructeurs ont commencé à innover pour rendre les voitures d’endurance plus économes. C’est d’ailleurs l’une des différences avec la Formule 1, qui a embrayé beaucoup plus tard dans ce domaine. J’en profite pour rappeler que la compétition est un univers qui profite directement à l’automobile en général. Des avancées majeures — devenues la norme —, comme les feux antibrouillard ou les freins à disque, ont été testées pour la première fois en course. Pour les feux, ce sont même les 24 Heures du Mans qui ont été à l’origine de ces progrès : les pilotes se disaient alors gênés par le brouillard nocturne susceptible d’enrober un petit ruisseau enjambé par le tracé. Dans un autre registre, essentiel, les écuries ont progressé en matière de motorisation. À l’instar d’Audi, pendant les années 2000, avec son système d’injection directe qui permet d’acheminer le carburant directement auprès des cylindres, en lieu et place d’une rampe traditionnelle plus gourmande en énergie.

P. I.À ce moment-là, l’hybride ne s’est pas encore implanté dans l’endurance…

P. F. — Nous n’en sommes pas très loin puisque tout s’accélère à l’orée des années 2010. Entre 2012 et 2015, les progrès sont particulièrement éloquents. Au Mans, dans la catégorie reine LMP1 — les prototypes les plus performants (désormais rangés sous le segment Hypercar, ndlr) —, l’hybride devient la norme pour toutes les grandes écuries. Quelques données permettent de situer les bénéfices : avant l’irruption du moteur hybride en endurance, pour un relais de 45 minutes à 220 km/h de moyenne, la consommation pouvait dépasser les 120 litres. Avec le moteur hybride, on descend à 42 litres — le seuil affiché par Toyota — grâce à l’énergie récupérée par les freinages et les échappements qui alimente en priorité la batterie. Un autre chiffre très concret : toujours au Mans, un seul tour de piste effectué en hybride plutôt qu’en thermique débouche sur un gain en énergie équivalent à la préparation de cent petits déjeuners. J’évoquais 2012 car, depuis cette année-là, aucune victoire au classement général des 24 Heures n’a échappé à la technologie hybride (avec un premier succès pour Audi, ndlr). À compter de 2015, on se met à réfléchir très sérieusement à des véhicules capables de produire zéro émission. Et l’on ne cesse plus de progresser : depuis 2022, le carburant fourni au Mans par TotalEnergies à l’ensemble des voitures est un biocarburant à 100 %, puisque produit exclusivement à partir de résidus végétaux.

P. I.Vous parlez de l’essor du véhicule hybride. Est-ce à dire qu’une voiture d’endurance 100 % électrique n’est pas dans les cartons ?

P. F. — Reprenons le relais de 45 minutes à 220 km/h de moyenne — la donnée qui sert de socle à l’utilisation d’une voiture au Mans. Le fait est que le tout-électrique ne permet pas ce type de performance. Concrètement, il faudrait que le véhicule s’arrête toutes les 20 minutes pour recharger. Le rythme de la course n’aurait plus rien à voir. Par ailleurs, la batterie pèserait particulièrement lourd. Or le poids, c’est l’ennemi par excellence en compétition : en permanence, les écuries cherchent à alléger la voiture. Cela ne signifie pas que l’hybride constitue l’alpha et l’oméga. En endurance, nous travaillons déjà sur la prochaine génération, qui est celle de l’hydrogène.

P. I.Peut-on vraiment affirmer que l’hydrogène représente l’avenir dans l’endurance ?

P. F. — La date est déjà fixée : à compter de 2028, la catégorie reine sera ouverte aux constructeurs désireux de participer avec la technologie hydrogène. Certes, cette échéance a enregistré un léger décalage (la date était initialement programmée en 2026, ndlr) dû au calendrier technologique, en plus des interruptions liées au Covid. Dès 2018, un groupe de travail « hydrogène » a été constitué au sein de l’ACO, qui nous permet de mesurer les progrès accomplis.

Un groupe comme BMW a commencé par plancher sur l’injection d’hydrogène dans un moteur thermique. Parallèlement, nous avons vu deux filières émerger, l’une menant à l’hydrogène gazeux, l’autre à l’hydrogène liquide, avec la volonté pour les différents acteurs de tester les deux procédés. Au fur et à mesure, les tours de roue sont de plus en plus probants, qu’il s’agisse de l’Alpenglow Hy4 (pour la marque Alpine chez Renault Group) ou, bien sûr, de la H24EVO. Nous connaissons bien ce prototype puisqu’il est développé dans le cadre de la « MissionH24 », un programme piloté conjointement par l’ACO et H24 Project ; cette deuxième entité étant le prolongement de la société Green GT, bien connue pour ses travaux sur la propulsion à hydrogène. Par rapport à notre premier prototype, la LMPH2G, la H24EVO apporte des améliorations sensibles. Certes, nous sommes encore au stade des démonstrations, mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’hydrogène thermique ou électrique rivalisera avec le thermique classique.

P. I.L’hydrogène est-il la quintessence du sport automobile durable ?

P. F. — D’abord et avant tout, il faut rappeler que nous travaillons à partir d’hydrogène vert (le processus d’électrolyse associant de l’électricité d’origine renouvelable, ndlr) et non pas d’hydrogène gris (associant du fossile, ndlr). Ensuite, nous sommes exactement sur cette trajectoire de zéro émission de CO2. Enfin, nous sommes au cœur d’un écosystème qui tend à réduire l’empreinte écologique à tous les échelons. Par exemple, les pneumatiques Michelin n’ont plus rien à voir avec les produits livrés il y a encore quelques années : les émissions, dans le cadre de leur fabrication, ont reculé de 46 %.

P. I. Les amateurs de compétition automobile et le grand public en général sont-ils au courant de la transformation de la discipline ? Et, si oui, la soutiennent-ils ?

P. F. — Ils savent l’ampleur des mutations. D’autant plus qu’ils sont associés au processus. La politique responsable, environnementale et sociale (RSE) décidée par l’ACO prévoit une diminution de 30 % des émissions de CO2 des 24 Heures du Mans à l’horizon de 2030.

Sur les 96 000 tonnes de carbone produites par la manifestation (pendant une semaine, ndlr), 1,4 % seulement sont le fait de la course proprement dite. C’est-à-dire que les voitures ne produisent pas plus de carbone qu’un grand événement sportif organisé au Stade de France par exemple. Toujours au Mans, 70 % des émissions émanent des spectateurs, incluant les déplacements et les multiples façons de consommer. Pour réduire cette empreinte, l’ACO mène conjointement plusieurs actions. Le « green ticket » est l’une d’entre elles. Lancée en 2022, elle monte peu à peu en puissance (7 000 bénéficiaires en 2023, 10 000 en 2024). Le principe est simple : une réduction de 10 % du billet d’entrée est octroyée à la condition de venir sur le site en mode bas carbone (véhicule hybride ou électrique, train, tram ou vélo…). Nous multiplions également les initiatives pédagogiques, à l’instar de l’organisation de Village hydrogène, qui permet aux gens de se familiariser avec les nouvelles technologies de motorisation.

P. I.Comment expliquer que la Formule E (la Formule 1 électrique, ndlr) ne se développe pas aussi vite que prévu ?

P. F. — Les choses ont souvent besoin de temps pour s’installer. La Formule E a ceci de très intéressant que les courses se déroulent en ville, dans un environnement qui peut rapidement se révéler spectaculaire. Tout en sachant que l’organisation en milieu urbain engendre des coûts significatifs. Par ailleurs, plus les voitures iront vite, plus les normes en matière de sécurité seront drastiques, compte tenu de la proximité des habitations. La Formule E doit donc compter avec ces contraintes. La problématique du bruit revêt aussi une acuité particulière : en Formule 1, les amateurs apprécient les moteurs qui vrombissent, une dimension que le passage à l’électrique gomme fatalement. Ce n’est pas un élément anodin. Enfin, la faible appétence des États-Unis n’aide pas non plus : autant en Europe la Formule E a pris ses marques, autant outre-Atlantique l’intérêt qu’elle suscite reste faible. Cela s’explique par un facteur culturel : en Amérique, le sport automobile est d’abord et avant tout un show, avec tout ce que cela implique comme décorum. L’électrique n’en est pas encore là.

P. I.Le sport automobile compte des opposants. Diriez-vous que les innovations récentes ont pu vaincre les réticences ne serait-ce que d’une petite frange de ces détracteurs ?

P. F. — D’abord et avant tout, le sport automobile compte énormément de passionnés. On l’a bien vu pendant le Covid : des millions de spectateurs ont été privés de leur spectacle favori et ils sont revenus en masse après que la crise sanitaire s’est estompée. Il n’est pas question de nier la fronde de certains mouvements écologistes. En revanche, nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui militent pour la disparition pure et simple de l’automobile. Ce moyen de locomotion est indispensable, synonyme en particulier de liberté. Quant à la compétition, rendre la technologie plus vertueuse, comme nous le faisons, justifie largement sa pérennité.

P. I.On aurait pu commencer par là : d’où vous vient cette passion pour l’automobile ?

P. F. — J’ai vu le jour au Mans, avec un grand-père né en 1900 et lui-même amateur éclairé : d’ailleurs, il était question qu’il participe à l’édition des 24 Heures de 1923, mais ma grand-mère s’y est opposée. On ne peut pas tellement lui donner tort : à l’époque, on courait sans casque et la piste était en terre. Plus tard, j’ai balancé entre deux vocations, être pilote — j’avais des posters de grands champions dans ma chambre — ou devenir médecin. Mes parents préféraient nettement la seconde voie ! J’ai exercé comme ophtalmologiste pendant trente ans. Mais je n’ai jamais tourné le dos à l’automobile : j’ai notamment noué des liens avec une écurie sarthoise, Dams (cofondée en 1988 par René Arnoux et Jean- Paul Driot, ndlr) et je suis entré peu à peu dans l’écosystème de la compétition. Mes premiers pas au sein de l’ACO remontent aux années 2000, avec des responsabilités accrues pendant la décennie 2010, jusqu’au poste de président en 2012, après avoir été dûment formé par mon prédécesseur.

P. I.Quelle édition des 24 Heures avez-vous préférée ?

P. F. — Les 24 Heures du Mans ont cela de formidable qu’aucune course ne ressemble aux précédentes. Je commence à avoir une petite expérience puisque j’ai assisté à toutes les éditions depuis 1966 ! Cette épreuve est une série de sagas, entre le duel Ford-Ferrari, l’épopée Porsche, les arrivées de Matra, Renault, Peugeot… La liste n’est pas exhaustive. Je n’oublie pas non plus quelques hauts faits d’armes, comme en 1969, quand Jacky Ickx rejoint sa voiture en marchant (contrairement à l’habitude qui veut alors que les pilotes rejoignent leur bolide en courant pour prendre le départ, ndlr).