Les Grands de ce monde s'expriment dans

La culture à Monaco

« L'art est un cortège de solitudes, mais lorsque les solitudes s'épousent, il en résulte une force incalculable... »
Bien des années après avoir esquissé les silhouettes de Karsavina et de Nijinski pour l'Opéra de Monte-Carlo, Jean Cocteau fait ce constat. Le culturel, il est vrai, est encore un gros mot, un peu réducteur. Il va très vite se métamorphoser en retrouvailles avec ses racines populaires. Le succès de notre petit pays, c'est d'être revenu au fondamental, à l'éducation partagée. La victoire de sa pérennité, ce sont aussi les goûts de nos Princes et Princesses pour l'exploration artistique de leur temps, pour une culture où rien n'est figé.
Certes, l'après-guerre des années 1920 est turbulent. Mais le foisonnement de gens de qualité et la prise de risque parfois iconoclaste interpellent sur fond de crise économique. Révolution plutôt qu'évolution, le public n'est pas encore prêt. Le chahut secoue les théâtres à l'heure du Sacre du printemps de Stravinski. Nouveau scandale pour Parade, ce grand dessein dont rêvent Picasso, Erik Satie, Gabrielle Chanel et... Cocteau.
Pourtant, peintres, musiciens, danseurs, écrivains ne songent-ils pas à cet art total que leur contestent les surréalistes et, plus encore, le mouvement Dada qui n'a d'autre programme que de faire table rase ?
De cette agitation naîtra l'audace de la création. À Monaco, Raoul Gunsbourg, à l'avant-scène de l'excellence, fait un triomphe avec la première de La Damnation de Faust à l'Opéra. Gunsbourg, un aventurier magnifique, va signer un parcours de directeur artistique où il n'y a pas de place pour l'hésitation. Encouragé par le Prince Pierre, il ouvre la grande porte à Serge de Diaghilev, ce Russe au caractère ombrageux qui fera se dresser de leurs fauteuils des milliers de spectateurs enthousiastes.
En ces années d'incertitude politique, on ne peut ignorer la traduction économique des choix. La voie est tracée, celle de l'enrichissement du patrimoine intellectuel, artistique et éthique. À quel prix ? Celui du soutien inconditionnel du Prince Albert et de la Princesse Alice. Malgré la guerre, un public de qualité demeure fidèle à la Principauté, et si le krach des Années folles qui s'annonce assombrit le ciel des créateurs, les mécènes sont là. Ainsi Coco Chanel survient-elle à point nommé pour maintenir la tête hors de l'eau à Diaghilev et ses Ballets. Une troupe de surdoués : la Pavlova, Nijinski et Bakst, l'éblouissant costumier-décorateur. Rassurer, soutenir, c'est un état d'esprit dans l'action.
Le cinéma se met à parler. Marie Blanc et la Princesse Caroline qui inventèrent Monte-Carlo ne sont plus là. L'élan est donné. Monaco a construit un Palais des Arts qui ne manque ni d'allure ni de toupet. Charlie Chaplin, sans badine et sans chapeau, y présente la première de son film culte, Les Lumières de la ville. Ballets, Orchestre philarmonique, Opéra, initiatives littéraires du Prince Pierre, le vent se lève et souffle dans la bonne direction. Qualité, diversité, excellence, éducation. Bientôt on exportera cette image de marque.
Diaghilev meurt à l'orée des années 1930, Serge Lifar coupe la mèche de cheveux blancs de celui que l'on appelait « Chinchilla ». La danse, cet art emblématique, ne risque-t-elle pas de disparaître avec lui ? Il y aura toujours un homme, une femme, un personnage providentiel dans l'histoire culturelle de Monaco. René Blum, l'homme de théâtre qui accordera sa confiance à Marcel Pagnol, est très conscient de cette époque de tous les dangers. Blum abat la carte de la continuité et choisit Serge Grigoriev, le plus proche collaborateur de Diaghilev. Prémonitoire. Trois quarts de siècle plus tard, Jean-Christophe Maillot met sa griffe à l'ultime tableau de sa dernière chorégraphie. Avec ce cri d'espoir. Après la danse... il y a encore la danse !
Colette entre en scène, seule femme de l'Académie Goncourt avant d'en accepter la présidence. L'auteur de Claudine à l'école fuit le remue-ménage tropézien pour la Principauté. Elle y retrouve son ami de longue date le Prince Pierre de Polignac, devenu par mariage Pierre de Monaco. Colette ! Enfin une « goncourte », sourit celui qui sera son ami. Voici une naissance : celle du Conseil littéraire de Monaco. Quelques années plus tard, une bibliothèque destinée aux enfants propose un signe, l'éducation.
La culture ne se limite plus à des étreintes sans lendemain, au seul événementiel ; c'est peut-être le dernier élément moralisateur de nos sociétés.
Notre patrimoine, nourri d'hier, reflet de notre identité, se construit avec audace, patience, obstination. Ciment de nos sensibilités, il rend notre individualité intelligente et généreuse. C'est nous qui le fabriquons, consciemment ou inconsciemment, mais c'est lui qui nous façonne.
Monaco a une longue et belle tradition, cependant j'aimerais voir dans cette tradition la transmission du feu et non la vénération des cendres...
La culture, ce miroir qui nous renvoie l'image de nos réussites et de nos échecs, de nos forces et de nos faiblesses, de notre humanité tout simplement, qui nous aide à partir pour mieux se retrouver, est-ce une évasion ou un voyage ? Quoi qu'il en soit, cette aventure nécessite des complices et des passeurs, c'est l'heure où les solitudes s'épousent, l'heure de la force incalculable.
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Jean-Louis Grinda, directeur de l'Opéra et metteur en scène


« Ici on fait ce qui n'existe nulle part ailleurs... ! »
C'est un long chemin dans le temps qui a mené cet enfant du pays de Monaco à... la direction de l'Opéra de Monte-Carlo. Un coup de foudre aux arènes de Vérone pour La Gioconda de Ponchielli, l'oreille attentive à l'écoute d'un jeune ténor, Luciano Pavarotti, Jean-Louis Grinda frappe les trois coups d'une nouvelle ère au Théâtre Royal de Wallonie. Il y affirme ses choix, passe du grand répertoire à l'opérette, ressuscite tant de belles choses oubliées. Lucide.
« La diversité de l'offre garantit la qualité que soutient la liberté d'entreprendre. Jusqu'où peut-on aller ? Jusqu'au rêve... »
« J'ai la chance de porter une double casquette de gestionnaire et de créateur. C'est une chance, voilà qui transforme les relations entre employés et direction. »
Le public de l'Opéra Garnier applaudit l'éclectisme du personnage qui lui offre La Périchole, La Chauve-Souris et monte dans la foulée Don Giovanni et Tosca. Son Falstaff salué au-delà de nos frontières est marqueur de la carrière de cet enfant terrible sollicité sur d'autres continents.
« Produire ne suffit plus ! »
Il parle de coproduction comme un cinéaste et se jette avec gourmandise dans la création contemporaine. Sa Marquise d'O de René Koering, appuyée par des effets vidéo, reste dans les mémoires. De l'inédit en toute première mondiale, un public surpris puis dérangé, enthousiaste enfin, jusqu'à l'ovation. De son expérience parisienne, il conserve un exercice indispensable à sa démarche ; l'artiste est aussi manager.
« Nous sommes redevables de l'argent public, mais il ne s'agit pas pour autant de remplir une salle avec des places gratuites. L'Opéra de Monaco avec ses cinq cents fauteuils attire toutes les clientèles, y compris les moins de 26 ans. Ces jeunes gens paient une somme dérisoire de quelques euros pour un spectacle de qualité égale à celui d'une grande soirée. Quant à nos opérations portes ouvertes en répétition, ce sont des succès, une découverte pour des gamins émerveillés, entre rêve et réalité... »
L'Opéra joue enfin la carte de la synergie, celle de surprenantes passerelles, offrant sa salle de bois doré et de velours cramoisi aux variétés américaines ou européennes que l'on n'attendrait pas dans un tel décor. L'enfant de la balle, quittant le manège enchanté des chorégies d'Orange, garde son cap. Une recette toute simple, celle du travail. Le théâtre de Jean-Louis Grinda ne fait jamais relâche.


Marc Monnet, directeur du Printemps des Arts


« Je fais toujours ce à quoi je rêve... »
Marc Monnet n'apprécie guère la litanie des titres et n'exhibe pas sa biographie comme un billet d'autosatisfaction. Il y a du Flaubert chez cet homme discret. « Je hais le troupeau, la règle et le niveau. Bédouin tant qu'il vous plaira, citoyen jamais ! »
Voilà bientôt trente ans que son Printemps des Arts fait bouger les lignes comme il aime à le dire. Son programme matérialise le souci de créer autre chose.
« Ce qui signifie, d'abord, créer un état de confiance. Imposer d'autres normes, c'est déstabiliser un certain confort, proposer du nouveau. Faire attitude d'oeuvre forte pour déclencher quelque chose de fort... »
J'ose, ce pourrait être sa devise, faire exploser les frontières. Le Printemps des Arts importe et interpelle, invite Stravinsky sous la baguette du chef du Marinski, ouvre les portes de la Cathédrale à la musique ancienne. Le festival accueille le Ballet Royal du Cambodge, met en lumière les inconnus de Beethoven, dessine, portraiture Bela Bartok... Il propose une nuit du Congo et le Congo invite le festival. Échange.
Marc Monnet a retrouvé le mot fête dans les racines du festival, la fête autorise cet état de confiance entre public et créateur...
« Il faut stimuler la pensée avec hardiesse. Je crois au choc émotionnel. La Principauté a toujours été un phare de culture, parfois avec un parfum d'aventure, pour finir l'image est celle de l'exception. » Le Printemps des Arts sème à tous vents. On explique, on démontre et on encadre, de la maternelle à l'adolescence des collèges. Le Printemps des Arts est une maison sans portes, fenêtres ouvertes sur cette beauté qui se construit demain et déjà aujourd'hui. Écoles de musique et conservatoires forment de nouveaux jeunes acteurs aux côtés de musiciens professionnels.
L'oeil écoute.


Jean-Charles Curau, directeur des Affaires culturelles


« La culture est à Monaco une arme de pointe, au même titre que la mission caritative. »
Cet ancien musicien reconverti en gestionnaire se défend avec humour de rencontrer d'incontournables difficultés.
« Certes, il y a toujours un problème à mettre en adéquation un budget et une politique culturelle. Nous sommes une petite équipe de passionnés, qui n'ont pas un pouvoir décisionnaire, mais plutôt celui de l'exercice des bonnes relations, jusqu'à la force absolue de la diplomatie... »
« Servir en aboutissant à l'excellence, c'est cultiver la synergie au-delà de la diversité. L'éducation est alors fondamentale. Si, une fois de plus, on se limite au seul événementiel, on se limite au seul divertissement en risquant le péché d'élitisme... »
Illustration. Françoise Gamerdinger, directeur adjoint des Affaires culturelles gère la saison du Théâtre Princesse Grace avec 26 pièces à l'affiche. En tendant la main vers l'Éducation nationale, il faut expliquer, convaincre, faire en sorte que les enfants décident eux-mêmes de faire la démarche d'aller au théâtre. Même élan avec la fondation Prince Pierre qui décerne chaque année des prix importants au contemporain, dans le sens large du mot, tel que l'a souhaité son créateur, le Prince Rainier. Depuis six ans, un coup de coeur des lycéens a rejoint le palmarès des lauréats du Prix littéraire et de la bourse de la découverte.


Jean-Christophe Maillot, chorégraphe et directeur de la Compagnie des Ballets de Monte-Carlo


« Le plus grand danseur du monde, c'est Fred Astaire... ! »
Le Lac, Entrelacs, D'une rive à l'autre : Jean-Christophe Maillot accoste de nouveau un rivage où la littérature et le récit courent à la rencontre de la musique des comédies musicales de l'entre-deux-guerres. Ainsi bondit Choré en sautant la dernière marche, celle qui mène au Graal de l'art total.
Touché par la grâce à la sortie de son école chez Rosella Hightower, celui qui n'est pas encore le maître à danser embarque à bord du vaisseau amiral de la culture monégasque. Il sait tout et bouscule l'ordre établi : plus d'étoiles aux génériques, remise en liberté de 50 danseurs au sein d'un groupe qui va faire le tour du monde...
« J'ai reçu un cadeau en disposant d'une structure unique, un triptyque pour bâtir un patrimoine exportable. La Compagnie des Ballets de Monte-Carlo s'accompagne d'un festival de rencontres et de spectacles, le Monaco Dance Forum, la vitrine de l'excellence de la danse. Avec l'autre volet, l'Académie de danse Princesse Grace, nous relevons un défi : en quatre ans, nous formons des professionnels de notre art. Nous sommes là dans le très haut niveau. »
La danse, chez Jean-Christophe Maillot, c'est ce qu'il définit lui-même comme l'art du compagnonnage avec d'autres créateurs. Cet appétit gourmand l'a conduit ces dernières années au Centenaire des Ballets russes. Le grand virage pour des dizaines d'artistes et... 60 000 spectateurs !
« Mon seul regret pour le moment, c'est un faire-savoir encore insuffisant, la mise en valeur de tout ce qui permettrait aux danseurs d'être reconnus et connus de leur buraliste. Telle la célébrité d'un sportif ou d'un grand artiste de variétés. Il nous reste beaucoup à faire pour la promotion sociale de nos danseurs... Peut-être faudra-t-il un jour faire preuve d'imagination, faire oeuvre d'"oscarisation", créer des récompenses mondiales pour des oeuvres de grande réputation et leurs interprètes... »


Marie-Claude Beaud, directeur du Nouveau Musée national de Monaco


« Je vis en me partageant entre deux villas charmantes... Il me manque un troisième lieu, celui d'une multi-création contemporaine... »
Modestie et humour. La réputation du Nouveau Musée national s'est faite au pas de charge. Les deux « charmantes », Paloma et Sauber, ont abrité dix-sept expositions en quatre ans. La toute dernière, Monacopolis, se prolongera d'ailleurs jusqu'à l'an prochain. Monacopolis est un carrefour de décors urbains, d'architecture du XIXe comme de l'imaginaire de demain. Sauber, avec sa façade de sucre glace et de crème fouettée, rappelle l'exubérance du meilleur Garnier de la Belle Époque. Paloma, l'autre écrin plus sobre abrite la modernité telle que l'on y réfléchissait au bout des années 1940. Marie-Claude Beaud et son commissaire Nathalie Rosticher ont mis en évidence des projets étonnants. Verront-ils le jour ? Ce marinarium, cette Venise monégasque, Thalassopolis et la ville satellite rejoignent l'idée de Jean Nouvel, un musée de l'homme et de la mer...
L'histoire continue. Depuis les rêves de Léonard de Vinci et les audaces de Francesco Guardi, le Vénitien qui peignait sa ville comme dans un songe. On touche du doigt à l'essentiel.
« Monaco, centre culturel ajoute Marie-Claude Beaud, c'est un lieu de référence. La Principauté s'ancre des deux côtés de l'Atlantique, de Munich à Los Angeles. Montrer, c'est transmettre, le contemporain comme le futur plus immédiat que ce que l'on croit... Tout cela se prépare en atelier, d'où cette quête de nouveaux espaces. L'artiste est un inventeur. Il convient d'accompagner par la pensée ce qu'il crée et de retenir l'attention du monde sans tapage de ceux qui font vivre l'art, les collectionneurs.
L'histoire culturelle ne trahit pas ses racines. Sciences et art font bon ménage, toujours à la croisée de nos chemins. Il est temps, d'ailleurs, de mettre en évidence les nouvelles expressions artistiques nées des nouvelles technologies... »
Modestie et humour... Marie-Claude Beaud emploie plutôt le mot passion que le terme de métier. Elle se dit modérément anarchiste, nomade. Et ce n'est pas la moindre de ses qualités.
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La richesse culturelle de notre pays étonne ; elle ne doit rien à un hasard de circonstances. Ce label de qualité se dessinait déjà au Grand Siècle. Le Prince Antoine Ier composait et dirigeait un orchestre avec la canne de... Lully ; il construisait un superbe palais aux portes de Menton. Le Prince Honoré jouait au théâtre, à la cour de France, aux côtés de Madame de Pompadour. Jacques Ier avait fait de l'Hôtel Matignon, sa résidence parisienne, une magnifique galerie d'art, et la petite cour de Monaco donnait son premier ballet, à la mode chère au roi Louis XIV. Le siècle des Lumières, enfin, éclairait nos Princes des nouvelles idées de monsieur de Beaumarchais, on réfléchissait aux écrits de Voltaire et de Diderot...
Cette promenade dans le temps, jusqu'à nos jours, n'est pas exhaustive. L'initiative privée et la mutation de certaines institutions accentuent les contours de notre image.
Le très célèbre Musée océanographique, jeune centenaire voulu par Albert Ier comme le vaisseau de toutes les cultures, accueille aussi bien de grandes expositions que des concerts classiques. On explique, on commente, on stimule la curiosité de près de 700 000 visiteurs.
La culture fait feu de tout bois. La comédienne Anthéa Sogno quitte la scène parisienne et entreprend des fouilles sous la maison familiale. Un antique four à pain épousera le premier espace d'un théâtre de poche. On y joue Guitry, Victor Hugo et les succès du festival d'Avignon. On y donne des cours d'art de comédie en français et en anglais. Le petit théâtre des Muses fait salle comble.
Autre défi, le Grimaldi Forum, grand palais de verre et de fer, chante et danse, les pieds dans l'eau. Maxime Vengerov y joue La Sonate à Kreutzer, on y donne une reprise de West Side Story et l'on prépare un hommage inédit à Picasso.
Songe d'une nuit d'été, décor en dentelle de pierre dans la cour d'honneur du Palais princier. S'il ne fallait retenir qu'une image, quelques notes de ces concerts au clair de lune, ce serait sans doute celle de la main de Yakov Kreizberg, griffant l'air embaumé de chefs-d'oeuvre.
Y a-t-il donc une clef magique, une explication rationnelle à tout cela ? Une simple phrase peut-être de mon père le Prince Rainier. Un message pour les temps à venir que reprend notre Souverain Albert II, créateur de la fondation qui porte Son nom...
« Souvenons-nous qu'il n'est pas nécessaire d'être un grand pays pour avoir de grands rêves, ni d'être nombreux pour les réaliser »...
Caroline, Princesse de Hanovre