Politique Internationale - Malgré la crise, Monaco continue d'afficher des performances insolentes, avec le PIB par tête le plus élevé du monde. Quelles sont les spécificités de cette croissance ? Existe-t-il un « modèle monégasque » ?
Pierre-André Chiappori - Il faut distinguer plusieurs aspects. D'une part, Monaco est une ville, et le PIB par habitant est toujours plus élevé dans un contexte urbain. Les PIB par tête de Paris ou de New York sont considérablement plus élevés que leur moyenne nationale respective. En second lieu, la distinction entre PNB et PIB, qui n'a que peu de signification pratique pour presque tous les pays, est cruciale à Monaco, dans la mesure où une bonne part de la richesse nationale est créée par des agents qui ne sont ni nationaux ni même résidents ; chaque matin, des milliers de travailleurs viennent à Monaco depuis les communes voisines (y compris italiennes) et repartent le soir.
Cela étant, une fois ces aspects statistiques pris en compte, il reste une vraie réussite économique et sociale. Monaco est un pays prospère, sans chômage et où, contrairement aux idées reçues, les prestations sociales sont beaucoup plus avantageuses qu'ailleurs.
P. I. - À quoi cette réussite tient-elle ?
P.-A. C. - Sans doute à l'accent mis sur l'attractivité de la Principauté. Celle-ci part avec des avantages évidents : localisation, climat, beauté du site. Mais s'y sont ajoutés, avec le temps, un nombre considérable d'atouts développés de façon volontaire par les autorités - et cela, depuis le Prince Charles III, avec la création du Casino et de la Société des Bains de Mer, qui fête cette année son 150e anniversaire. On peut mentionner la qualité de vie, la sécurité, des activités culturelles et artistiques de niveau mondial et, évidemment, une fiscalité bien conçue. Au total, Monaco est un endroit où toutes sortes de personnalités - qu'elles appartiennent au monde de l'économie, de la finance, des arts, du sport... - ont envie de venir résider, innover, créer. Et c'est, pour Monaco, un atout primordial.
P. I. - Pourtant, cela n'allait pas de soi. La Principauté présente en effet un certain nombre de handicaps, à commencer par sa taille. Comment a-t-elle réussi à faire d'une faiblesse une force ?
P.-A. C. - Tout d'abord, l'idée que la réussite économique va de pair avec une taille importante (qu'il s'agisse de géographie ou de population) est tout simplement erronée - il n'y a qu'à comparer la Suède et le Pakistan pour s'en convaincre. Cela étant, l'étroitesse du territoire pose évidemment des problèmes spécifiques - songez que Monaco tiendrait tout entier dans Central Park à New York ! De ce fait, la Principauté doit privilégier les activités à forte valeur ajoutée par mètre carré - un concept assez nouveau, mais particulièrement pertinent dans notre cas. Donc, pas d'unités de production de masse, mais (dans l'idéal) des centres d'étude, de l'ingénierie financière, de la recherche, de la création. Bref, Monaco est un cadre idéal pour le développement de ce que l'on appelle aujourd'hui l'économie de la connaissance, mais aussi de la culture, du luxe...
P. I. - Comment, en pratique, réaliser cette spécialisation ?
P.-A. C. - Certainement pas par une planification dirigiste, mais par le plus simple et le plus efficace des mécanismes : le marché. Le prix de l'immobilier à Monaco est parmi les plus élevés au monde. Mais il n'y a là aucune anomalie. L'espace est particulièrement rare en Principauté ; il est normal que sa valeur reflète cette rareté. Du coup, une entreprise ne s'y installera que si la valeur produite compense ce coût - ce qui, heureusement, est souvent le cas.
P. I. - Quel est le poids des petites entreprises dans l'économie monégasque ?
P.-A. C. - Très élevé ; mais, encore une fois, cela n'a rien d'exceptionnel. En France comme dans la plupart des pays développés, une très large partie de l'activité et de l'emploi est le fait de petites entreprises. Les problèmes de superficie dont nous venons de parler amplifient évidemment le phénomène. Mais rien n'empêcherait une grande société d'installer à Monaco des unités de recherche, voire un siège social - même s'il n'est pas question d'y déplacer ses chaînes de production...
P. I. - Quelle place le secteur bancaire occupe-t-il ?
P.-A. C. - Très importante, et pour les mêmes raisons : il s'agit d'activités à forte valeur ajoutée par mètre carré. S'y ajoute une demande forte de la part des résidents, dont beaucoup disposent d'avoirs financiers importants.
Cela étant, j'ai le sentiment que la place financière monégasque n'a pas atteint le rayonnement que l'on pouvait espérer. Pour ne prendre qu'un exemple, les activités de gestion de fortune - qui sont au coeur de la demande des résidents - sont souvent largement délocalisées, les institutions monégasques se contentant d'un rôle d'intermédiation. Heureusement, il existe des exceptions - en petit nombre, mais particulièrement actives. On ne peut que souhaiter qu'elles se multiplient...
P. I. - Que faut-il attendre de la création de l'Institut monégasque de la statistique et des études économiques (IMSEE) ? En quoi est-ce un instrument précieux pour le pilotage des décisions économiques ?
P.-A. C. - Je pense que cette création est venue à point. Une politique publique efficace ne peut se passer d'outils statistiques précis et sophistiqués ; il n'est pas question de prétendre changer la réalité sans, d'abord, bien la connaître. Vous le savez, les questions de logement pour les Monégasques font depuis des années l'objet de discussions très vives, mais personne n'avait pris le soin de réaliser une étude complète et exhaustive des moyens existants et des besoins présents et futurs. C'est désormais chose faite, et le débat public y a gagné en clarté. De même, j'ai eu l'occasion de voir récemment les projections réalisées par l'IMSEE sur la population monégasque. Elles sont fondamentales : comment prévoir une politique de logement, mais aussi de santé, de retraite, voire d'urbanisation sans avoir les idées claires sur l'évolution des besoins ? Là comme ailleurs, l'IMSEE fournit aux élus et aux pouvoirs publics les données indispensables.
J'ajoute que les difficultés liées à la mise au point de ces outils sont réelles, et souvent inhabituelles. Comment calculer le PNB quand ce dernier doit intégrer la vente d'un journal par un kiosque en Principauté mais pas dans une commune limitrophe, située parfois de l'autre côté de la rue ? Autre problème : la production de statistiques est une activité à économies d'échelle considérables. La taille d'un échantillon représentatif - et donc le coût total d'une enquête statistique - ne dépend pas de la taille de la population totale ; elle est la même en France qu'à Monaco, alors que le budget disponible est, lui, proportionnel à l'économie du pays...
P. I. - Parlons fiscalité. On critique souvent une fiscalité jugée faible, et l'on qualifie parfois Monaco de « paradis fiscal ». Partagez-vous cette vision ?
P.-A. C. - Il faut tout d'abord corriger une erreur classique, qui consiste à assimiler la totalité de la fiscalité au seul impôt sur le revenu des personnes physiques. Prenons la France : les taxes indirectes (TVA, taxe sur les produits pétroliers...) représentent presque trois fois la recette de l'IRPP ; et s'y ajoutent l'impôt sur les sociétés, l'ISF et d'autres ressources. Pour faire un calcul simpliste mais révélateur, si le PNB par habitant en France était du même ordre qu'à Monaco, la recette des seules taxes indirectes dépasserait de loin les besoins budgétaires de l'État ; on pourrait supprimer toutes les autres formes de taxation et même baisser les taux de TVA !
En d'autres termes, la fiscalité monégasque n'est pas une fiscalité faible ; le prélèvement total par habitant est sans doute plus élevé que dans les autres pays européens. La question est plutôt : quelle est la structure fiscale la plus efficace, c'est-à-dire celle qui fournit les recettes désirées en créant le moins de distorsions dans l'économie réelle ? De ce point de vue, l'impôt sur le revenu (comme d'ailleurs l'ISF) est économiquement coûteux : il réduit les incitations au travail, à l'innovation, à la prise de risque. La Principauté a fait le pari de s'en passer et de fonder le financement de l'État sur d'autres sources - taxes indirectes, mais aussi impôt sur les sociétés et taxes sur les transactions immobilières. C'est une stratégie tout à fait raisonnable compte tenu des spécificités de l'économie monégasque et, en particulier, du rendement élevé des taxes indirectes et de ce besoin primordial d'attractivité.
P. I. - Le principal avantage de l'IRPP est son rôle redistributif. Comment la Principauté, qui se prive de cet instrument, oeuvre-t-elle à la réduction des inégalités ?
P.-A. C. - Là encore, Monaco a choisi un chemin original : pour réduire l'inégalité, l'accent est mis avant tout sur les aides (directes et indirectes) aux bas revenus. De fait, la situation des Monégasques à bas revenus est considérablement meilleure que dans n'importe quel pays de l'OCDE. À l'absence de chômage s'ajoutent une couverture santé pour presque tous, des logements largement subventionnés et toute une gamme d'avantages annexes. Tout cela fait partie d'une vision cohérente, qui privilégie la création de richesses et la lutte directe contre la pauvreté.
Notons, enfin, que la notion de « paradis fiscal » comporte aussi des sous-entendus plus sombres, liés notamment aux questions de blanchiment d'activités illégales. Soyons clair : la lutte contre le blanchiment doit être un impératif indiscutable. Les autorités monégasques l'ont compris depuis longtemps, et les efforts considérables effectués depuis des années ont porté leurs fruits. Pour ne citer qu'un exemple, l'activité bancaire monégasque est soumise au contrôle de la Banque de France, et obéit à des règles au moins aussi strictes que dans les pays voisins.
P. I. - Cet accent mis sur la fiscalité indirecte pèse-t-il sur l'équilibre des comptes publics ?
P.-A. C. - Non, pour la raison que j'ai évoquée : les recettes fiscales sont en fait élevées. En matière d'équilibre, Monaco est plutôt un modèle : la règle y est l'excédent budgétaire, et la dette... négative - un fonds de réserve ayant été constitué pour placer le produit des excédents. Cela dit, à Monaco comme ailleurs, la gestion des dépenses publiques doit reposer sur des principes de bonne gestion macroéconomique. Qu'un déficit apparaisse dans un contexte de récession globale n'est nullement inquiétant - au contraire, il reflète plutôt un bon ajustement macroéconomique. L'important est l'existence d'un excédent structurel - et cela passe par un contrôle de la dépense publique, ce que les élus et les pouvoirs publics ont à présent bien compris. Mais, au fond, il s'agit là d'une sorte de bon sens quasi universel.
P. I. - Pour conclure, comment voyez-vous Monaco dans trente ans ?
P.-A. C. - Un mot clé : ouverture. Le pire danger serait un réflexe nationaliste ou identitaire, un repli sur soi. Monaco doit, à l'inverse, accueillir les créateurs, les innovateurs, les entrepreneurs de toutes origines ou cultures, dès lors qu'ils peuvent apporter leur part de richesse. Cette notion ne doit pas évidemment être prise en un sens exclusivement financier. Mon futur idéal serait celui où, pour tout créateur, qu'il soit européen, africain, sud-américain ou asiatique, Monaco figure sur la liste des endroits où l'on peut raisonnablement songer à s'installer - et se sentir bienvenu. Vous voyez, l'attractivité a de beaux jours devant elle...