Les Grands de ce monde s'expriment dans

Monaco en pole position

Grégory Rayko - Que représente, pour Monaco, le Grand Prix de Formule 1 que la Principauté organise chaque année ?

Jacky Ickx - Le Grand Prix automobile de Monaco est, je pense, le deuxième socle du rayonnement mondial de la Principauté après celui, largement dominant, de l'image de la famille princière. En disant cela, je souligne toute l'importance de cette compétition, car Monaco possède de très nombreux autres atouts dont la renommée est mondiale.

G. R. - Lesquels ?

J. I. - Il y a, bien sûr, tout ce qui relève du sport. Et si l'on parle de sport, il faut commencer par la discipline la plus populaire de la planète, le football. Tous ceux qui s'y intéressent connaissent bien l'Association sportive de Monaco, un club historique qui évolue depuis quatre-vingts ans dans le championnat de France, qui a déjà réalisé des performances remarquables au niveau européen et concentre tous les regards actuellement. En tennis, les Masters Series de Monte-Carlo est l'un des tournois les plus prestigieux hors Grand Chelem. En athlétisme, le meeting Herculis réunit chaque année les plus grandes stars de la discipline. En hippisme, le Global Tour est un grand événement international... Il y a une vraie tradition de l'événement sportif à Monaco.

G. R. - À quand cette tradition remonte-t-elle ?

J. I. - La Fédération monégasque de tennis est plus que centenaire. Quant à l'automobile... il faudrait commencer par parler de la bicyclette ! Car sous le règne du Prince Albert Ier est né le Club vélocipédique de Monaco, devenu l'Association automobile et vélocipédique au début du XXe siècle et, en 1925, l'Automobile Club de Monaco tel que nous le connaissons aujourd'hui. Vous le voyez : la passion monégasque pour le sport ne date pas d'hier... Monaco est l'un des plus petits États de la planète ; pourtant, il est connu dans le monde entier pour sa capacité à organiser des événements extraordinaires - et je ne parle pas uniquement de sport puisque la Principauté est aussi sur le devant de la scène pour ce qui concerne la danse, la musique classique, le théâtre, sans oublier le musée océanographique, mondialement célèbre.

G. R. - Comment expliquer ce phénomène ?

J. I. - Il s'agit d'une véritable culture, bien ancrée à Monaco, et dont les origines et la continuité doivent beaucoup aux princes qui se sont succédé à la tête de l'État. Le Prince Rainier III a développé le sport pendant des décennies ; le Prince Albert II, qui a été élevé dans cette culture, a repris le flambeau. Mais cette vision de Monaco en tant que lieu où sont tenus les plus grands événements est partagée par l'immense majorité des quelque huit mille citoyens monégasques et de ceux qui, comme moi, sont des étrangers mais résident dans la Principauté. Les habitants sont fiers de ces événements et sont heureux d'y participer, chacun à sa façon, même si l'organisation est parfois synonyme de certaines contraintes.

G. R. - Il y aurait donc, à Monaco, une sorte de consensus général autour de l'importance des nombreux événements qui y sont organisés, même s'ils bousculent quelque peu les habitudes de chacun...

J. I. - Tout à fait. Les habitants, qu'ils soient citoyens de la Principauté ou non, ont envie de jouer le jeu et de participer à tout cela, car ils sont fiers et heureux de vivre dans cet État qui fonctionne. Si, comme moi, vous vous promenez à cinq heures du matin, vous verrez que dans les rues les équipes chargées du nettoyage et les jardiniers sont déjà à l'oeuvre. L'administration est très efficace. Vous y êtes accueilli à bras ouverts et votre demande est traitée en un temps record. Et, bien sûr, l'environnement est très confortable, on se sent en sécurité. Le statut particulier de l'État monégasque, pour ce qui concerne les taxations, contribue évidemment à le rendre attractif ; mais au-delà de cet aspect, ce qui me frappe, c'est de voir à quel point chacun s'investit dans la vie de la cité. Je dirais que Monaco se caractérise par un esprit d'entreprise collectif qui se propage aux natifs comme aux invités - c'est un terme qui correspond à la réalité puisque nous sommes vraiment accueillis ici comme des invités.

G. R. - Quand Monaco organise son Grand Prix de Formule 1, quel est le degré d'implication, dans l'organisation, des Monégasques, et quel est celui des instances internationales ?

J. I. - Le Grand Prix de Monaco, qui existe depuis 1929, est un pur produit monégasque. De A à Z, l'Automobile Club de Monaco, qui compte cinq mille membres, gère tout. Tout est conçu, pensé et réalisé par l'Automobile Club, avec le concours ô combien indispensable de nombreux bénévoles. Ceux-ci peuvent être monégasques ou étrangers, mais la gestion globale est l'affaire de l'État monégasque. L'une des grandes particularités de ce Grand Prix, c'est que chaque année, on repart d'une feuille blanche. La course terminée, on démonte tout - gradins, stands, etc. Un mois après la course, il n'en reste aucune trace. À la rigueur, vous remarquerez encore, çà et là, un signe du passage du Grand Prix : une trace de frein à la sortie du tunnel, peut-être une bordure dessinée de façon particulière... Mais tout aura repris sa place. Les kiosques, les abribus, les bacs à fleurs seront revenus là où les stands se tenaient hier. Et l'année suivante, deux mois avant la course, on recommence ! C'est un travail colossal. Un travail qui ne serait pas possible s'il n'y avait cet esprit d'équipe qui réunit toutes les personnes concernées autour de Michel Boeri, le président de l'Automobile Club, aux commandes depuis plus de quarante ans. Nous sommes, à plusieurs égards, des marginaux dans le monde de la F1.

G. R. - En quoi ?

J. I. - Nous avons un tracé historique, qui n'a que peu changé depuis la première édition de la course, il y a plus de quatre-vingts ans. Il y a donc une pérennité unique. Le GP de Monaco est l'événement numéro un de la Formule 1. Et cela, alors qu'il s'écarte de bon nombre des standards en vigueur, en termes de réglementations, de dimensions, etc. Il fait l'unanimité auprès des pilotes, des constructeurs, des annonceurs et du public. C'est le GP le plus prestigieux, le plus célèbre, le plus diffusé - il est couvert dans 80 pays, par 54 chaînes de télévision différentes et 500 journalistes - et le plus regardé : 500 millions de téléspectateurs, sans parler de tous les passionnés qui suivent la course sur Internet. C'est plus que pour n'importe quel autre Grand Prix de Formule 1. Les tribunes ont la capacité d'accueillir 25 à 27 000 personnes. Mais il y a aussi les terrasses de tous les immeubles situés sur le parcours, qui deviennent des lieux privilégiés d'où regarder passer la course. Sur la totalité du week-end - quand on additionne les essais du jeudi et du samedi, et la course de dimanche -, il y a au moins 175 000 personnes qui viennent assister au Grand Prix de Monaco. Même si nous ne sommes pas dans le cadre habituel des Grands Prix, l'Automobile Club a toujours une longueur d'avance dans l'évolution de son circuit. On répond à des questions avant qu'elles ne soient posées. Tout cela fait du GP de Monaco le plus important à gagner dans la saison. Il y a un championnat où chaque course rapporte le même nombre de points, mais Monaco est la course la plus prestigieuse à gagner. Elle tire une bonne partie de ce prestige de son immense difficulté. La remporter est un vrai exploit sportif. Vous ne pouvez pas flirter avec le hors-piste, ici : le hors-piste, c'est un rail ! Nous sommes sur un parcours en ville, où l'on sort du tunnel à 300 kilomètres à l'heure... Il faut être à 100 % pour remporter ce Grand Prix, éviter tous les pièges, avoir une conduite parfaite.

G. R. - L'histoire du GP de Monaco est aussi constellée d'un certain nombre de drames...

J. I. - C'est le propre de la course automobile, hélas. Même si, heureusement, les conditions de sécurité se sont nettement améliorées avec le temps. Je dirais même que, de ce point de vue, la situation actuelle n'est nullement comparable à celle qui prévalait dans les années 1960 ou 1970. Les progrès sont considérables en termes de structure des voitures et de sécurité des circuits ! Le dernier accident mortel survenu au GP de Monaco remonte à 1967, avec le décès de Bandini. Mais c'était encore à l'âge de la botte de paille installée aux bords du circuit pour amortir les chocs... Il n'en demeure pas moins qu'il y aura toujours une part de risque liée au sport automobile. Les pilotes en sont parfaitement conscients. Le danger ne peut jamais être totalement supprimé. Et c'est l'un des aspects qui séduisent les spectateurs, ce côté équilibriste du pilotage, où la catastrophe est toujours possible...

G. R. - Peut-on évaluer l'aura du GP de Monaco dans le monde de la course automobile pris dans sa globalité, c'est-à-dire au-delà du seul cadre de la Formule 1 ?

J. I. - Il est communément admis qu'il existe, tous sports automobiles confondus, trois courses mythiques dans la saison : les 500 miles d'Indianapolis, une course culte pour tous les Américains qui, comme le GP de Monaco, puise une bonne partie de son prestige dans son histoire, puisqu'elle existe depuis 1911 ; les 24 heures du Mans ; et le GP de Monaco.

G. R. - Quand on parle de Monaco et de sport automobile, on parle aussi du célèbre Rallye Monte-Carlo...

J. I. - C'est un événement majeur, encore plus ancien que le Grand Prix ! La grande différence, c'est que, par la force des choses, le Rallye ne se déroule pas, pour l'essentiel, sur le territoire national. Mais c'est incontestablement l'un des grands rendez-vous de la saison pour tous les amateurs. Lui aussi est organisé par l'Automobile Club. Il fut une époque où le Rallye Monte-Carlo était nettement plus important que la Formule 1. Ce n'est que dans les années 1980 que la Formule 1 est devenue le sport automobile numéro un, grâce à l'arrivée à la présidence de Bernie Ecclestone, un novateur qui a fait entrer la F1 dans une nouvelle ère. En outre, le Club organise également le Grand Prix historique, réservé aux voitures anciennes. Cet événement connaît un grand succès auprès de tous les amoureux des voitures de collection, qui viennent rouler avec des véhicules anciens, de différentes catégories. Il y a aussi une discipline réservée aux véhicules hybrides, électriques et autres, car il est important de contribuer au développement des nouvelles technologies qui consomment et polluent moins. Bref, Monaco est sur tous les fronts.

G. R. - En tout cas, les sports automobiles sont plus à l'honneur que les autres dans la Principauté...

J. I. - La spécificité de ces courses, par rapport aux autres manifestations sportives tenues à Monaco, c'est le fait que l'Automobile Club, qui les organise, est une institution purement monégasque. Le tournoi de tennis de Monte-Carlo, par exemple, est organisé en partenariat. Il en va de même pour l'équitation... Quant au Grand Prix, non seulement il est organisé par Monaco mais, en plus, il mobilise énormément de corps de métiers et d'artisanat. Il y a une vraie implication de l'État et des entreprises locales. Évidemment, en arrière-fond, l'hôtellerie et la restauration bénéficient également de l'événement durant le week-end que dure le Grand Prix.

G. R. - Existe-t-il des évaluations des retombées financières du Grand Prix ?

J. I. - Le GP est, au final, une bonne affaire pour Monaco. Bien entendu, les autorités monégasques participent à l'effort budgétaire, mais on estime que les retombées directes et indirectes pour l'économie du pays se chiffrent en millions d'euros. L'une des explications de ce succès, c'est l'esprit d'entreprise propre à Monaco. Un esprit qui s'exprime peut-être plus facilement grâce à la taille modeste de la Principauté : quand on n'est pas trop grand, on est plus réactif. G. R. - La pérennité du GP de Monaco est-elle assurée pour les années à venir ? J. I. - Je me suis laissé dire que des accords avaient été signés entre la FIA et l'Automobile Club. De nombreux pays et villes aimeraient avoir un Grand Prix sur leur territoire, et leur nombre n'est pas extensible à l'infini, mais comme je vous l'ai dit précédemment, Monaco a de nombreux atouts. Je pense que nous sommes repartis pour une très longue période, au moins jusqu'à 2020.

G. R. - Et ensuite ? Faudra-t-il renégocier ?

J. I. - Oui. C'est d'ailleurs le cas de tous les Grands Prix du monde. Comprenez bien que nous sommes dans le cadre d'une entreprise commerciale, la FOCA (Formula One Constructors'Association). Chaque contrat signé avec un circuit porte sur une durée déterminée. Une fois le contrat arrivé à expiration, il peut être reconduit, en fonction du succès, du prix, de divers aspects. De ce point de vue, Monaco peut voir venir. Alors que la plupart des autres circuits ont renégocié un contrat portant sur trois ou cinq ans, nous avons, nous, obtenu neuf ans.

G. R. - Parce que Monaco est le Grand Prix le plus prestigieux ?

J. I. - Parce qu'on estime, dans les hautes sphères de la Formule 1, et à raison, que Monaco est la plus belle vitrine du monde pour ce sport. Aucun autre site ne peut offrir un environnement aussi spectaculaire : courir en ville, au milieu de tous ces lieux chargés d'histoire et dans ce paysage magnifique - le casino, les hôtels, les paquebots, les yachts, la mer... Et puis, la pérennité du GP s'explique aussi par le fait que les autorités monégasques font toujours des plans à long terme. Pas seulement pour ce qui concerne le Grand Prix : pour tout ce qu'elles entreprennent, qu'il s'agisse de l'orchestre philharmonique, des ballets ou des musées sous l'égide de la Princesse Caroline, du concours international d'équitation, du meeting Herculis d'athlétisme, du tournoi de tennis... C'est l'illustration du savoir-faire de la Principauté, de sa volonté de projeter une image positive et sérieuse à l'étranger.

G. R. - Cette image est aussi très élitiste...

J. I. - Mais nous ne considérons pas que l'élitisme soit une mauvaise chose. Viser l'excellence vous tire vers le haut. Il faut reconnaître que beaucoup de choses qui se passent aujourd'hui dans le monde vous tirent plutôt vers le bas ! Monaco, pour sa part, vise à projeter une image d'excellence. Mais, j'y reviens, tout cela n'est possible que grâce à l'implication d'énormément de gens. Bien sûr, pour que des projets fonctionnent, il faut des commandants de navire qui indiquent le cap. Mais il faut aussi des milliers de personnes pour mettre ces objectifs en oeuvre, et elles le font avec enthousiasme et sérieux. C'est vraiment l'« esprit Monaco » : chacun joue un rôle. De ce point de vue, il n'y a pas d'élitisme, car tout le monde est pareillement respecté.