Les Grands de ce monde s'expriment dans

Monaco et la protection des pôles

Entretien avec Michel Rocard, ancien premier ministre, ambassadeur chargé des Affaires polaires par la Rédaction de Politique Internationale

Dossiers spéciaux : n° 141 : Dossier spécial Monaco

Politique Internationale - Vous partagez avec le Prince Albert de Monaco une particularité peu banale : vous vous êtes, l'un et l'autre, rendus à la fois au pôle Sud et au pôle Nord. Pourquoi avez-vous tenu à réaliser ces voyages éprouvants ?

Michel Rocard - D'abord pour casser l'image que je pouvais avoir en tant qu'ambassadeur de France chargé des Affaires polaires. J'arrivais dans un milieu très spécialisé dominé par les diplomates. Ils se connaissent tous, n'aiment pas beaucoup les gens venus de l'extérieur et tiennent en général leur grand chef pour incompétent. Mon expérience des affaires publiques m'a appris à me méfier des rapports officiels trop académiques. J'avais envie d'aller sur place pour rencontrer des jeunes chercheurs et me rendre compte par moi-même de leurs conditions de travail. Il y avait aussi une dimension sportive. Je voulais faire partie du club. Physiquement, c'est une épreuve, surtout le pôle Sud qui se trouve à plus de 3 500 mètres d'altitude. Vous respirez mal, vous manquez d'oxygène, d'autant que le froid n'arrange rien. Je dois dire que je détiens une sorte de record du monde : nous ne sommes pas nombreux à nous être rendus aux deux Pôles en l'espace de douze mois ! Je crois aussi être le seul octogénaire à avoir accompli cet exploit. Enfin, avec le Prince, nous sommes les deux hommes politiques contemporains d'un certain niveau à l'avoir fait, et nous sommes certainement les plus passionnés !

P. I. - S'agissait-il aussi de constater de visu les ravages du réchauffement climatique ?

M. R. - Les deux Pôles n'ont qu'une chose en commun : le froid. Pour le reste, tout les oppose. L'Antarctique, c'est 24 millions de kilomètres carrés de terre ferme recouverts d'une couche de glace de 3,2 kilomètres d'épaisseur en moyenne qui ne laisse de côté que quelques rochers peuplés de manchots et d'éléphants de mer le long des côtes. Outre cette glace d'eau douce posée sur la terre, il existe une glace polaire qui est de l'eau de mer gelée et qui, elle, mesure de 1,5 à 2 mètres d'épaisseur. Les courants marins chassent cette glace flottante polaire vers l'extérieur. Si la masse de la glace polaire se rétracte - ce qui est le cas -, ça ne se voit pas. L'Arctique, lui, est un océan fermé constitué, pour l'essentiel, d'une glace polaire qui diminue à toute allure. Vous ne la voyez pas fondre à l'oeil nu, mais il suffit de regarder les cartes : entre 1983 et le début des années 2000, elle a reculé de deux ou trois millions de kilomètres carrés. Et le phénomène s'accélère : en l'espace de dix ans, entre 2000 et 2010, on en a perdu trois fois plus.

P. I. - Quelles perspectives la fonte des glaces en Arctique ouvre-t-elle ?

M. R. - Il y a des terres rares, du cuivre, du charbon. Le Svalbard (qu'on appelle communément Spitzberg et qui est rattaché à la Norvège) abrite la plus grande mine de charbon en activité en Europe. Elle fournit 20 % des importations allemandes. Mais c'est bien sûr pour le pétrole et le gaz que la zone attise les convoitises.

P. I. - Peut-on, pour autant, parler d'un deuxième Moyen-Orient ?

M. R. - En qualités potentielles, c'est à peu près vrai. Mais ne nous emballons pas ! En 2012, Gazprom et Total ont annoncé la suspension de leur prospection pétrolière. Ces compagnies ne sont pas sûres que les techniques actuelles permettent de travailler par grand froid. De plus, l'exploitation comporte des risques environnementaux qu'on ne sait pas maîtriser. On ne dispose pas, à l'heure actuelle, de techniques efficaces pour faire face à une éventuelle marée noire. Les produits qui dissocient les molécules d'hydrocarbure pour leur permettre de se diluer dans la mer ne fonctionnent que dans les eaux chaudes ! Et, quand bien même ces techniques existeraient, il faudrait huit jours de mer pour aller chercher le matériel nécessaire.

P. I. - Et en Antarctique ?

M. R. - Il est possible que son sous-sol recèle des richesses minérales, mais on ne le saura jamais, ou en tout cas pas avant longtemps. Pourquoi ? Parce qu'un protocole international signé à Madrid en octobre 1991 a déclaré l'Antarctique terre de science et réserve naturelle et a proclamé l'interdiction absolue de toute exploitation minéralogique, liquide, gazeuse ou solide, pendant cinquante ans. Toutes les recherches ont donc été suspendues.

P. I. - Vous n'êtes pas étranger à la signature de ce texte...

M. R. - En effet, je suis considéré comme l'un des pères de ce protocole, avec mon ami Robert Hawke qui était à l'époque premier ministre d'Australie. Notre chance, c'est qu'en Antarctique il n'y avait rien : pas d'électeurs, pas de citoyens, pas de résidents. C'était une terre de baleiniers. Mais la pêche à la baleine a cessé vers 1950-1960. Aujourd'hui, il n'y a que des bases scientifiques. Elles sont nationales, gérées par leurs ministères de la Défense respectifs et soumises au secret-défense. Le traité de 1959 reconnaît en Antarctique sept revendications territoriales et en exclut toute nouvelle. Il interdit la matérialisation des frontières : pas de barbelés, pas de guichets, pas de passeports. Et, enfin, il démilitarise. Il faudra attendre treize ans avant qu'un premier protocole d'application voie le jour, en 1972, qui se limite à la protection des phoques. Son intérêt stratégique est à peu près nul, mais il témoigne d'une certaine pacification de l'atmosphère. Huit ans après, en 1980, un deuxième protocole est signé sur la protection de la faune et de la flore marines. Cette année-là, le gouvernement néo-zélandais se rend compte que l'Antarctique joue un rôle de thermostat dans les équilibres de la planète et qu'il est très fragile. Il lance alors une négociation compliquée qui aboutit en juin 1988 à un projet de protocole, dit convention de Wellington, sur l'exploitation minéralogique de l'Antarctique. Il se trouve qu'en mai 1988 deux des pays signataires du traité changent de gouvernement : l'Australie, où Robert Hawke, un travailliste, devient premier ministre ; et …