Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les clés d'un avenir durable

Entretien avec Al Gore, ancien vice-président des États-Unis (1993-2001), prix Nobel de la paix 2007, par Michèle Bernard-Royer, journaliste indépendante, affiliée à l'AJE (Association des journalistes de l'environnement)

Dossiers spéciaux : n° 143 : Responsabilité sociétale des entreprises : un enjeu mondial

Al Gore

Michèle Bernard-Royer - Dans votre dernier livre, vous identifiez six éléments moteurs capables de nous guider sur la voie d'un avenir durable. Mais cet objectif est-il réellement atteignable ?
Al Gore - Absolument, il est possible d'assurer un avenir durable à l'humanité. Nous vivons une période de bouleversements sans précédent. Certes, nous bénéficions d'extraordinaires progrès technologiques - la diffusion massive d'appareils connectés et intelligents, des percées majeures en matière médicale, etc. Mais, dans le même temps, l'exploitation incontrôlée et exponentielle des ressources de notre planète provoque de graves dommages collatéraux. Avant d'imaginer puis de donner corps à un avenir durable, nous devons d'abord comprendre les forces qui déterminent ces évolutions (1).
M. B.-R. - Y a-t-il vraiment urgence ?
A. G. - Sans aucun doute. Et le travail de conviction est primordial ! Nous surmonterons certainement ces difficultés, mais nous sommes engagés dans une course contre la montre : le danger est réel d'une déstabilisation irréversible de l'écosystème terrestre, qui pourrait aller jusqu'à remettre en cause l'équilibre climatique nécessaire à l'épanouissement de la civilisation humaine. L'organisation actuelle de nos sociétés épuise rapidement des ressources non renouvelables et fondamentales pour notre survie : les nappes phréatiques, les terres arables ou encore la diversité des espèces vivantes avec lesquelles nous partageons une seule et même planète, la Terre. Chaque jour, nous rejetons dans l'air 90 millions de tonnes de produits polluants qui contribuent au réchauffement climatique. C'est comme si nous vivions dans un égout à ciel ouvert. Les gaz à effet de serre d'origine humaine accumulés dans l'atmosphère emprisonnent chaque jour autant de chaleur que celle produite par 400 000 bombes d'Hiroshima ! Nous devons modifier notre trajectoire sans attendre, sous peine de déstabiliser notre civilisation.
Heureusement, de plus en plus de citoyens prennent conscience du dilemme auquel nous faisons face : ils exigent des politiques qu'ils prennent des mesures, et des entreprises - petites et grandes - qu'elles rendent des comptes. J'ai bon espoir que nous serons à la hauteur des défis de notre temps. Mais j'insiste : nous devons agir très rapidement.
M. B.-R. - À Davos, en janvier dernier, avez-vous eu le sentiment que les multinationales du monde entier étaient prêtes à rejoindre ce mouvement ?
A. G. - De plus en plus d'entreprises - en particulier celles qui sont en prise directe avec les consommateurs - comprennent que les anciennes méthodes ne permettent plus d'envisager un avenir durable. Elles sont nombreuses à initier des réflexions pour adopter, voire incarner des valeurs plus compatibles avec le développement durable. Très récemment, plus d'une centaine de groupes, représentant un total cumulé de 11 000 milliards de dollars d'actifs, se sont lancés dans une analyse de leurs activités afin d'identifier les risques liés au changement climatique. C'est un pas non négligeable dans la bonne direction. Mais il en faudra davantage pour faire bouger les mentalités. Les grands groupes doivent faire évoluer leur stratégie vers des modèles qui prennent en compte les réalités d'un monde fini. Cette année à Davos, nous avons vu maints exemples de rapprochements entre chefs d'entreprise et responsables d'ONG qui n'ont pas hésité à confronter leurs arguments respectifs et à tracer le chemin à suivre.
M. B.-R. - Pourquoi avez-vous choisi une citation de l'économiste Stuart Hart - « le capitalisme est à la croisée des chemins » - en exergue de votre site Internet Generation IM ?
A. G. - Cette citation saisit bien l'essence de la situation actuelle. Nous avons le choix entre deux options : continuer sur la pente actuelle et nous accrocher à des perspectives insoutenables ; ou mener à bien, dès maintenant, les changements nécessaires, et nous lancer dans une forme de capitalisme plus durable - basé sur une vision de long terme, des mesures d'incitation cohérentes et la prise en compte des facteurs externes, qu'ils soient positifs ou négatifs - afin d'assurer aux générations futures un avenir fécond et prospère.
M. B.-R. - La suprématie de la finance peut aujourd'hui saper la démocratie, montrez-vous, arguments à l'appui, dans votre dernier livre : n'est-ce pas là une nouvelle « vérité qui dérange » ?
A. G. - Personne ne peut nier que notre système démocratique a été « piraté » par des intérêts particuliers qui disposent d'énormes appuis financiers. L'influence de l'argent a atteint des niveaux toxiques pour les processus démocratiques. Nous ne pouvons pas laisser cette tendance perdurer. Nous avons besoin d'une démocratie saine et fonctionnelle, dévouée à l'intérêt général ; d'un système qui encourage des débats ouverts et honnêtes et qui permette de relever les défis qui se dressent devant nous. En bref, nous devons reprendre le contrôle de notre démocratie et la débarrasser du poids de ces intérêts particuliers. J'ai bon espoir que nous y parviendrons. Mais cela demande une mobilisation collective de toutes les sphères de la société.
M. B.-R. - Pensez-vous que la responsabilité sociétale des entreprises, avec ses critères (gouvernance responsable, respect des normes sociales et environnementales), soit un bon moyen de faire face aux défis mondiaux, y compris au changement climatique ?
A. G. - La responsabilité sociétale des entreprises constitue, bien entendu, un axe important du capitalisme durable. Il faut prendre en compte, de manière appropriée, les nouvelles exigences et les nouveaux défis du XXIe siècle.
M. B.-R. - Les citoyens et les consommateurs sont-ils réellement conscients de la situation et suffisamment mobilisés pour un avenir durable ?
A. G. - Je pense que nous ne sommes plus très loin de la masse critique. De plus en plus de personnes comprennent que la pollution inconsidérée et l'exploitation court-termiste des ressources ne sont pas compatibles avec un avenir sain et prospère. Le compte y est-il ? Non, assurément. Mais nous nous en rapprochons chaque jour, et, d'un moment à l'autre, nous atteindrons le point de non-retour. Souvenez-vous des combats contre le racisme, de la lutte contre les discriminations liées au sexe ou aux orientations sexuelles, ou d'autres grands mouvements sociaux fondés sur les valeurs humaines les plus profondes. Grâce au travail acharné de nombreux citoyens, les esprits …