Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA LONGUE MARCHE DE L'AFRIQUE

Mathieu Bouquet - Où en est la bancarisation en Afrique ?
Jean-Claude Masangu - Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu'elle est encore à la traîne, et cela pour plusieurs raisons : l'insuffisante couverture des infrastructures financières ; le manque de voies de communication praticables ; les problèmes d'approvisionnement énergétique ; l'instabilité politique et/ou un climat des affaires défavorable ; le faible niveau de revenu des Africains ainsi que leur faible niveau d'éducation financière. D'une manière générale, les grandes économies à revenu moyen ou élevé par habitant, telles que celles d'Afrique du Sud et du Nigeria, affichent de bons scores. Il en va de même pour les plus petites économies qui ont réussi à surmonter les handicaps dont je viens de parler, comme l'île Maurice et le Rwanda. D'autres pays encore, le Kenya par exemple, ont su tirer parti des innovations technologiques à travers le Mobile Banking.
M. B. - Cette faible bancarisation constitue-t-elle un frein pour le développement du reste de l'économie ?
J.-C. M. - Non seulement pour le développement de l'économie, mais aussi pour le développement humain. Il est urgent d'offrir aux populations exclues du système bancaire des services financiers afin de dynamiser les tissus économiques locaux, de créer des activités génératrices de revenus et d'emplois et de faire reculer la pauvreté. Malgré la tendance croissante à l'urbanisation, cette population vit majoritairement dans des zones rurales souvent difficiles d'accès.
M. B. - En Afrique, le secteur financier informel est relativement puissant : est-ce que cela ne vient pas justement pallier le peu d'emprise des banques ?
J.-C. M. - Une large partie de l'économie africaine relève du secteur informel. C'est-à-dire que de nombreux opérateurs économiques n'ont pas les documents officiels requis pour exercer leurs activités (registre du commerce, titre foncier, adresse officielle, pièce d'identité...). Dans une certaine mesure, le secteur informel compense le faible taux de bancarisation, surtout là où les institutions financières sont inexistantes. Les populations recourent donc à un grand nombre de services financiers informels, le plus souvent risqués et très coûteux. Leurs circuits passent généralement par la famille, les amis plus ou moins proches, les tontines, les prêteurs sur gages, etc.
M. B. - Outre leur coût élevé pour les populations, quels problèmes ces circuits financiers posent-ils ?
J.-C. M. - Ces modes d'échanges et de financement ne contribuent pas au développement pour la simple raison qu'ils ne sont pas captés par le secteur formel. Certes, ils permettent à ceux qui opèrent dans l'informel de survivre, mais ils privent l'État des revenus indispensables au financement de projets d'intérêt général et les banques, des ressources nécessaires pour prêter aux entreprises, des plus petites aux plus grandes. Par ailleurs, ces échanges et ces financements s'effectuent à des taux exorbitants et à court terme, empêchant ainsi les bénéficiaires de sortir de la pauvreté.
M. B. - Revenons au constat que vous faisiez plus tôt, l'inclusion financière insuffisante des populations africaines. Comment l'expliquez-vous ?
J.-C. M. - Faute de revenus ou d'informations suffisants, beaucoup ne ressentent pas le besoin de posséder un compte en banque. D'autres facteurs jouent aussi : l'ignorance par rapport aux produits et aux services proposés ; des produits non diversifiés ou non adaptés aux besoins de la clientèle locale ; des frais de tenue de compte ou des coûts de transaction trop élevés ; l'éloignement des institutions financières ; trop de formalités et de paperasse à remplir ; des difficultés d'identification des personnes ; sans oublier des raisons culturelles, voire religieuses. En RDC, par exemple, la loi qui obligeait les femmes à demander l'autorisation de leur mari pour ouvrir et gérer un compte bancaire n'a été abolie qu'en 2006 avec la promulgation d'une nouvelle Constitution !
M. B. - Quels acteurs vous semblent avoir le mieux oeuvré pour lutter contre l'exclusion financière sur le continent ?
J.-C. M. - L'insuffisance d'infrastructures bancaires traditionnelles dans les pays en développement a ouvert les portes aux institutions de microfinance (IMF). À leurs débuts, ces IMF n'offraient que deux produits phares : l'épargne et le microcrédit. Destinées aux populations les plus démunies, elles avaient pour mission de les sortir de la pauvreté. Aujourd'hui, les enjeux ont changé ; l'objectif mondial est l'inclusion financière pour tous d'ici à 2020. Pour y parvenir, les produits et les services financiers se sont diversifiés et leurs canaux de distribution se sont multipliés, à commencer par les services de paiement. Avoir un compte bancaire ou mobile, c'est bien. Mais l'utiliser, c'est encore mieux !
En Afrique, nombreux sont les pays qui ont adopté une stratégie nationale d'inclusion financière. Les États sont réellement engagés et bénéficient du soutien des organisations internationales, des grandes fondations, des ONG et de bien d'autres institutions du secteur privé. Pour financer leurs investissements, ils s'efforcent de mobiliser des ressources internes dans un contexte de baisse générale des aides publiques au développement. Plus il y aura de financements pour soutenir des activités génératrices de revenus, plus nos économies se développeront. Je répondrai donc à votre question par l'affirmative : oui, la bancarisation croît avec le reste de l'économie. Dans certains pays, elle a même progressé plus vite que l'économie grâce à la percée fulgurante du Mobile Banking. C'est le cas, notamment, du Kenya, de l'Ouganda, de la Tanzanie et de la République démocratique du Congo.
M. B. - L'objectif étant d'accélérer le développement dans son ensemble ?
J.-C. M. - L'inclusion financière contribue au développement, mais elle n'est pas le seul facteur qui permettra à nos populations et à nos pays d'atteindre l'essor économique tant espéré. Elle favorise, entre autres, l'épargne intérieure et l'accès au crédit.
M. B. - Le paradoxe, c'est que le développement de cette finance privée ne peut se faire sans une implication forte des États...
J.-C. M. - Le rôle de l'État et, plus largement, des pouvoirs publics est primordial. C'est à eux qu'il revient de mettre en place des politiques incitatives pour booster l'épargne, accroître les capacités d'investissement et favoriser ainsi l'investissement productif en développant l'activité économique.
Quelque 55 pays, par le biais de leur banque centrale ou d'autres instances de régulation membres de l'Alliance pour l'inclusion financière (AIF), ont signé la Déclaration de Maya de 2002. Ce faisant, ils ont pris un certain nombre d'engagements : l'adoption et la mise en oeuvre d'une stratégie nationale ; l'élaboration de directives sur la protection des consommateurs ; le relèvement du niveau d'éducation financière de la clientèle.
M. B. - Plus concrètement, quel type de régulations et d'institutions les pouvoirs publics peuvent-ils mettre en place ?
J.-C. M. - Ils doivent avant tout s'efforcer de mettre à la disposition des agents économiques un système national de paiement et de règlement efficace avec un maximum d'interconnexions entre les différents prestataires de services financiers (banques, institutions financières non bancaires, institutions de microfinance, fournisseurs de téléphonie mobile, de cartes bancaires, de services Internet et de transfert d'argent). C'est cette interconnectivité qui a fait le succès du Mobile Banking, communément appelé M-Pesa au Kenya. Grâce à cette technologie, même ceux qui se trouvent dans des zones rurales reculées peuvent effectuer et recevoir des paiements !
Ensuite, les États doivent promouvoir la concurrence et les innovations technologiques. C'est-à-dire qu'ils ne doivent pas être un frein au développement du secteur financier. Il leur faut privilégier une approche de régulation souple et évolutive. Par ailleurs, ils ont l'obligation de renforcer la supervision, de durcir les conditions d'obtention d'agréments, de veiller au respect des normes comptables et de garantir la solidité du système financier dans son ensemble. En ce qui concerne le volet promotion de la concurrence, les pouvoirs publics doivent inciter les prestataires de services financiers à élargir leur offre et à renforcer leur présence dans l'arrière-pays, en particulier dans les zones les plus difficiles d'accès. Il leur faut faire sauter les barrières monopolistiques telles que l'absence d'interconnectivité.
Dans un souci d'équité et de justice, il doivent s'assurer que les opérateurs offrent des produits et des services adaptés aux besoins des plus démunis et des populations vulnérables comme les jeunes, les femmes, les handicapés et les personnes âgées.
Les États doivent enfin encourager la création d'infrastructures tant numériques que physiques. À titre d'exemple, il y a lieu de citer la mise en place de systèmes de partage d'informations relatifs aux encours de crédit et à la prise de risque (Credit Bureau et Centrale de risques) qui doivent être non seulement accessibles à tous les prestataires de services financiers, mais aussi activement consultés et mis à jour régulièrement.
M. B. - Plus particulièrement, quelle importance revêtent toutes ces questions dans votre pays, la RDC ?
J.-C. M. - Le gouvernement congolais a élaboré une stratégie nationale en vue d'accroître l'inclusion financière. En 2011, avec le concours de la Banque centrale, il a lancé l'opération de bancarisation de 900 000 fonctionnaires de l'État, y compris des forces de l'ordre et de l'armée. À ce jour, 600 000 d'entre eux sont désormais payés par voie bancaire. Par ailleurs, depuis 2013, l'État opère dans ce secteur financier à travers le Fonds national de la microfinance et vient tout récemment, en 2015, de lancer le Projet de développement des infrastructures financières et des marchés (PDIFM).
Quant à la Banque centrale du Congo - qui, je vous le rappelle, est une institution indépendante -, elle s'est dotée dès l'an 2000 d'une sous-direction de la microfinance, se montrant là particulièrement visionnaire. Elle a élaboré une feuille de route ainsi qu'un plan de développement de l'inclusion financière qu'elle met en oeuvre méthodiquement. Elle a notamment réalisé une étude sur la protection des consommateurs et anime une campagne de sensibilisation pour encourager les élèves des établissements scolaires à épargner.
M. B. - Et quel bilan peut-on tirer de ces efforts réalisés en matière d'inclusion financière ?
J.-C. M. - En l'espace de quinze ans, le paysage bancaire congolais a complètement changé. Même s'il reste beaucoup à faire, les résultats sont d'ores et déjà visibles.
1) Depuis 2002, la Banque centrale du Congo supervise les coopératives d'épargne et de crédit ainsi que certaines autres institutions financières non bancaires. Sa tâche consiste à les réguler, à les connecter au système national de paiement et à s'assurer de leur solidité financière afin de maintenir la confiance dans le système financier.
2) La modernisation du système national de paiement, qui a introduit en 2004-2005 le dénouement des transactions en ligne, a permis l'implantation de nouveaux canaux de transmission des services financiers : les distributeurs automatiques de billets de banque (DAB) et les cartes bancaires, mais aussi les agents bancaires de la téléphonie mobile ainsi que d'autres correspondants bancaires, comme les stations-service, les pharmacies, les boutiques et les supermarchés opérant sous la responsabilité des institutions financières. Toutes ces initiatives concourent à une plus grande inclusion financière.
3) En quatre ans, de 2012 à 2015, le nombre de comptes de téléphonie mobile a atteint 12,2 millions dont 1,8 million sont actifs. Le volume des transactions financières se chiffre à 54,8 millions de dollars pour l'année 2015. Selon la Banque centrale du Congo, le Mobile Banking a permis de relever le taux d'inclusion financière de la RDC de 7 % à 36 %. Ces chiffres augmenteront encore le jour où l'interconnectivité avec les maisons de transfert d'argent sera établie. Car de nombreux Congolais sont émetteurs et bénéficiaires de transferts d'argent dans leur espace géographique.
M. B. - Tout cela n'aurait donc pas vu le jour sans que l'État pèse de tout son poids. Pensez-vous qu'il faille pousser la logique jusqu'à faire de l'État un opérateur à part entière du secteur financier ?
J.-C. M. - Le rôle premier de l'État est de faciliter le travail des opérateurs et non de se substituer à eux. Il peut, par exemple, mettre à la disposition d'opérateurs existants les capitaux nécessaires à la création d'une institution visant à l'inclusion financière tout en leur donnant des directives bien spécifiques quant à l'utilisation de ces fonds. Ou encore, l'État peut prendre des participations et entrer au conseil d'administration d'une ou de plusieurs institutions financières cibles et peser ainsi sur les politiques d'entreprise. Là où il peut se sentir obligé d'intervenir, c'est dans les secteurs où les institutions financières sont absentes.
En RDC, l'État a créé en 2013 le Fonds national de la microfinance (FNM) avec un capital de départ de 2,5 millions de dollars. Le FNM offre un service de microcrédits par l'intermédiaire d'institutions de microfinance agréées par la Banque centrale. Il cible quatre catégories de clientèles : les femmes, les jeunes, les toutes petites entreprises (TPE) et les petits exploitants agricoles (PEA). À mon avis, ces offres de crédit auraient pu être faites à un moindre coût par l'entremise d'une ligne de crédit aux IMF tout en prévoyant les garde-fous qui s'imposent.
M. B. - Quels autres acteurs sont-ils susceptibles de participer au succès d'une politique d'inclusion financière ?
J.-C. M. - Les autres acteurs sont légion, et travaillent étroitement avec les États et leurs institutions de régulation. Il s'agit d'agences de coopération et d'aide au développement (AFD, KfW, GIZ), de fondations internationales (Bill & Melinda Gates), d'organisations internationales (PNUD, CGAP, Center for Financial Inclusion at Accion), de grandes institutions financières internationales (Banque mondiale, Citigroup, Crédit suisse), de banques de développement régionales, de compagnies émettrices de cartes bancaires (Visa, MasterCard), d'opérateurs de télécoms, d'entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies de l'information et de la communication, de messageries financières (Western Union) ou même de scientifiques.
Parmi les initiatives privées qui ont fait progresser notablement l'inclusion financière, l'exemple le plus phénoménal est celui de Vodafone-Vodacom à travers sa filiale Safaricom du Kenya. En effet, selon le Global Findex de la Banque mondiale, 58 % des Kenyans adultes possèdent un compte Mobile Banking et 92 % des personnes qui émettent et reçoivent des transferts d'argent le font par le M-Pesa, autrement dit via la téléphonie mobile !
M. B. - L'importance des nouvelles technologies dans le développement de l'inclusion financière en Afrique est donc indiscutable ?
J.-C. M. - Leur impact n'est plus à démontrer. Les chiffres régulièrement publiés dans les rapports de la Banque mondiale, du GSMA, du MFW4A (Making Finance Work For Africa) ou de l'Economist Intelligence Unit (EIU) ne laissent pas de place au doute. Entre 2010 et 2015, le nombre de comptes en Afrique subsaharienne a augmenté en moyenne de 20 à 35 %, avec des écarts selon les pays. Ceux qui ont introduit le Mobile Banking progressent plus rapidement que les autres. C'est le cas du Kenya, de l'Ouganda, de la Tanzanie et de la République démocratique du Congo où le nombre de comptes mobiles est bien plus élevé que le nombre de comptes bancaires traditionnels. Parallèlement, ceux qui se sont dotés d'une stratégie nationale pour l'inclusion financière avancent également plus vite que ceux qui n'en ont pas encore, comme le Cameroun.
M. B. - Le développement du paiement mobile peut-il être considéré comme un succès, ou ne concerne-t-il que des populations déjà bancarisées ?
J.-C. M. - Il est vrai qu'en général les détenteurs de comptes auprès des banques traditionnelles possèdent également des comptes auprès des opérateurs de téléphonie mobile. Par ailleurs, les problèmes de réseau, faute d'antenne relais ou de couverture dans certaines régions, poussent les gens à s'équiper de plusieurs téléphones et à s'abonner chez plusieurs opérateurs. Les chiffres sont donc peut-être un peu surestimés. Il n'empêche que c'est bel et bien un succès.
M. B. - Ces pratiques peuvent-elles être étendues à l'ensemble des populations connectées du continent ?
J.-C. M. - Avant tout, il convient de rappeler que l'utilisation optimale du Mobile Banking dépend de plusieurs facteurs clés : l'état d'avancement de l'infrastructure financière physique, le niveau de revenu par habitant et la densité de la population au kilomètre carré. D'une manière générale, un pays à faible revenu et à faible densité verra le Mobile Banking détrôner les agences bancaires. En revanche, pour un pays à faible revenu mais à forte densité, l'utilisation du Mobile Banking n'est qu'un complément à l'accroissement de l'inclusion financière. Enfin, dans un pays à haut revenu, l'impact du Mobile Banking se limitera à une redistribution des parts de marché entre les prestataires de services financiers.
Cela dit, le succès du Mobile Banking ne peut pas être le même partout. Les données statistiques le démontrent. Les régions d'Afrique australe et d'Afrique de l'Ouest, par exemple, présentent des taux de pénétration largement plus faibles que ceux d'Afrique de l'Est !
M. B. - Comment faire pour atteindre les populations non connectées ?
J.-C. M. - Là où il n'y a pas d'électricité les populations risquent de ne pas être connectées, cela va de soi. Mais cette difficulté pourra un jour être contournée par le déploiement de panneaux solaires dans les villages et de centres de recharge solaire de proximité pour les téléphones cellulaires. Une chose est sûre : pour atteindre l'objectif d'inclusion financière pour tous à l'horizon 2020, il faudra conjuguer les efforts de toutes les parties prenantes. Cela passe notamment par l'implantation d'agents et de correspondants bancaires, par la réduction du coût des smartphones et, pourquoi pas, par l'introduction du Mobile Branch Banking - une sorte d'agence bancaire itinérante qui plusieurs fois par mois se rend dans les coins reculés pour proposer des services financiers.