Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE MICROCREDIT

Il ne viendrait à l'idée de personne de contester le rôle du crédit dans l'économie. Mais, sur ce sujet, la pensée conventionnelle se bloque dès qu'on descend au niveau des micro-entreprises, du travail indépendant et bien sûr des activités informelles qui dominent dans les pays en voie de développement, mais existent aussi dans les pays développés. Pourtant, d'après l'Organisation internationale du travail, l'emploi indépendant représente 50 % de l'emploi dans le monde et 80 % en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud.
Dans les pays en voie de développement, la population exclue du crédit bancaire est composée en grande partie de petits paysans et de travailleurs du secteur informel. La participation à l'activité économique d'une large majorité des actifs est freinée, sinon rendue impossible par le manque d'accès au capital. Dans les pays développés, la part du travail indépendant varie entre 10 et 15 % de la population active, non compris le secteur informel, qui représente entre 11 et 15 % du PIB. En France, plus précisément et contrairement à la vision générale, 93 % des entreprises sont des micro-entreprises employant moins de 10 salariés. La moitié d'entre elles n'ont aucun salarié. Près de 8,5 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté, 2,4 millions sont allocataires du RSA (1), 3,8 millions sont chômeurs, sans compter tous ceux qui enchaînent les petits boulots informels, échappant ainsi pour partie aux statistiques.
Au Nord comme au Sud, tous ceux qui veulent développer une activité génératrice de revenu, à la base de la pyramide, et qui n'ont pas accès aux banques font appel à d'autres solutions : la solidarité familiale, la microfinance (2) et, dans les pays du Sud, les tontines (3) et les usuriers. Ces derniers sévissent également de manière plus limitée dans les pays développés, comme en Grande-Bretagne, où les taux d'intérêt ne sont pas encadrés. Mais on en trouve aussi en France, dans les quartiers en difficulté, partout où l'interdiction de l'usure ne résiste pas à un besoin d'argent immédiat.
Compte tenu de l'importance des besoins des pauvres, leur exclusion de l'accès au crédit bancaire repose sur un raisonnement restrictif et erroné des banquiers : au lieu de chercher une solution de substitution, ils considèrent que toute personne incapable de produire une garantie sérieuse doit être écartée du système.
Microhistoire de la microfinance
En réalité, le microcrédit (4) est vieux comme le monde. On en trouve les premières traces à Babylone. Quelque 3 400 ans avant Jésus-Christ, les prêtres du temple d'Ourouk faisaient fructifier les offrandes en consentant des prêts en nature, dont la comptabilité était tenue à l'aide de pictogrammes. La tontine était pratiquée aussi bien en Asie qu'en Afrique. Les commerçants achetaient la récolte sur pied à un prix très bas pour la revendre à crédit, à un taux usuraire, au moment de la soudure (5).
En Europe, le mot « banquier » vient du banc sur lequel celui-ci officiait au Moyen Âge. Né en Lombardie, le prêt sur gages s'est développé un peu partout sur le continent, en dépit de l'interdiction de l'Église catholique qui s'opposait aussi à la pratique du taux d'intérêt, tolérée en revanche par l'Église réformée. À l'époque où les grands banquiers finançaient la découverte du Nouveau Monde, naissaient cependant en Italie, avec l'appui des ordres religieux, les « Monte di Pietà », qui prêtaient sur gages aux plus pauvres.
La Banque du peuple, créée par Proudhon (6) en 1849, n'a vécu que quelques semaines, mais deux de ses idées fondatrices - l'accès au capital peut permettre aux travailleurs de valoriser leur force de travail sans avoir besoin d'un patron et le crédit crée un lien social - se retrouveront 150 ans plus tard dans le concept du microcrédit. En 1864, Raiffeisen (7) lançait, en Rhénanie, les coopératives de crédit destinées à protéger les paysans de l'usure. Les premières d'entre elles offraient leur caution mutuelle aux banques. Peu à peu, elles collectèrent l'épargne, pour pouvoir prêter directement. Elles sont à l'origine des banques mutuelles qui existent aujourd'hui partout en Europe. Tout au long de l'Histoire, le crédit aux plus pauvres s'est donc maintenu modestement en marge des banques, dont le développement accompagna celui du capitalisme au XIXe siècle.
Peu connu, car n'intéressant personne, le microcrédit il fut considéré comme une innovation majeure lorsqu'il réapparut dans les années 1970 en Asie et en Amérique latine, comme si le petit crédit aux couches les plus pauvres de la société n'avait jamais existé. Cette apparence d'innovation était encore plus marquée en Europe, où l'économie gardait et garde encore l'empreinte de la révolution industrielle et où l'opinion publique restait et reste marquée par la prédominance du travail salarié et de l'État-providence, censé prendre en charge tous ceux que l'économie capitaliste laisse au bord de la route.
Lorsque, en 1989, nous avons fondé en France l'Association pour le droit à l'initiative économique (Adie) afin de permettre aux hommes et aux femmes en difficulté de créer leur propre emploi, personne ne voulait croire que les chômeurs étaient capables de devenir entrepreneurs, ni qu'ils rembourseraient leurs prêts. Les agences de l'ANPE (8) auxquelles nous proposions d'aider les chômeurs qui souhaitaient se mettre à leur compte nous répondaient : « Nous nous occupons de l'emploi. Créer une entreprise, ce n'est pas de l'emploi ! » L'Adie a donc distribué ses premiers prêts dans un dispensaire de Médecins sans frontières. Compte tenu de l'état des patients qui s'y faisaient soigner, ce n'était pas le meilleur tremplin pour la création d'entreprise, mais MSF est la seule institution qui nous ait fait confiance à l'époque.
À ce jour, la moitié de la population adulte du globe, soit 2,5 milliards de personnes, souffre d'exclusion financière. Le microcrédit, sous ses différentes formes, atteint 150 à 200 millions de clients, alors que le marché potentiel est évalué à environ 1,5 milliard d'individus. Il s'est d'abord développé en Asie du Sud-Est où certaines institutions telles que la Grameen Bank (9) au Bangladesh comptent des millions de clients. En Amérique latine, le point de départ a été la Bolivie, où le taux de pénétration du microcrédit est toujours le plus élevé. En Afrique, le microcrédit a fait son apparition dans le cadre des coopératives d'épargne-crédit introduites par les réseaux mutualistes, mais s'est basé aussi, dans certains pays comme la Guinée, sur l'exemple de la Grameen Bank.
Le marché s'élargit aujourd'hui vers les grands pays d'Amérique latine comme le Brésil ainsi que vers les pays développés, principalement d'Europe et d'Amérique du Nord, où les premières expériences de microcrédit remontent aux années 1980. Il repose sur une grande diversité de structures, qui vont de l'association à la société financière, en passant par les fondations, les coopératives ou les guichets spécialisés des banques.
Le difficile équilibre entre objectif social et financier
Le concept du microcrédit intègre un objectif d'équilibre financier qui garantit la pérennité du service et un objectif social visant à satisfaire la demande de ceux qui n'ont pas accès au crédit classique.
L'équilibre financier exige la combinaison de plusieurs facteurs. Un taux d'intérêt, d'abord, qui peut grimper jusqu'à 30 % ou 40 %, niveau praticable dans les pays en voie de développement où la rareté du capital et la concurrence de l'usure induisent un coût élevé de la ressource financière. Des prêts, ensuite, qui sont de très faible montant, remboursables sur une période courte, ce qui allège le poids des intérêts. Une productivité, enfin, facilitée par la densité de la clientèle et le fait que les petites activités génératrices de revenu présentent une forte rentabilité et permettent ainsi d'assurer le remboursement du prêt.
L'objectif social est mesuré avant tout par le niveau du prêt par rapport au PIB par habitant et par la cible. Priorité est donnée aux femmes et aux publics vulnérables. Il est clair que plus le public est pauvre, plus les prêts sont de faible montant, et leur coût opérationnel, élevé. Il suffit cependant de tenir compte des externalités pour s'apercevoir que les opérations visant les publics les plus démunis ont un impact économique et social important.
Depuis l'origine, le microcrédit oscille entre deux approches : plus sociale en Asie et plus commerciale en Amérique latine. Après une période où l'équilibre financier et la transformation des petites structures en banques ont été privilégiés, c'est l'objectif social qui est aujourd'hui mis en avant. Cette tendance se traduit par le développement de « l'Impact investing » (10) et la protection des clients qui, suite à quelques dérives, ont pu subir dans certains pays les effets du surendettement. Dans la foulée de la crise des subprimes, ces dérives ont notamment touché l'Inde, le Maroc et la Bosnie. Elles étaient dues le plus souvent à des prêts à la consommation, indispensables pendant les périodes de soudure, ou à des dépenses liées aux cérémonies traditionnelles de mariage ou de funérailles que les clients n'étaient pas en mesure de rembourser. Dans certains cas, elles résultaient aussi de politiques de recouvrement et de tarification inappropriées. Parfois, dans un pays où il existait plusieurs instituts de microfinance (IMFs), les clients empruntaient à l'un pour rembourser à l'autre, ce qui aboutissait automatiquement au surendettement.
Pour lutter contre ces dérives, la « Smart Campaign » (11), menée au niveau mondial auprès de toutes les institutions de microfinance, se base sur sept principes : produits et distributions appropriés, prévention du surendettement, transparence, tarification responsable, respect des clients, confidentialité des données et mise en place d'un système de règlement des litiges.
Les conditions de développement du microcrédit
Le développement du microcrédit suppose deux conditions majeures : le financement et un cadre légal porteur. Jusqu'à présent, le financement a été assuré par une combinaison de subventions, de dette et de capital, l'épargne locale et les transferts des migrants devançant largement l'aide publique au développement. Le financement ne devrait pas poser de problème quand on voit la façon dont les banques centrales inondent la planète de liquidités. En y réfléchissant un peu, on pourrait orienter une partie de cette manne financière vers l'économie réelle en limitant l'inflation et en réduisant les inégalités.
Le cadre légal porteur, lui, est plus difficile à structurer. La réglementation et la supervision qui se sont mises en place depuis la crise couvrent essentiellement l'activité des banques. Elles ne s'intéressent pas à cette « finance de l'ombre » qui accueille aujourd'hui les activités les plus risquées, accroît les inégalités et porte en elle le spectre d'une nouvelle crise. Il ne s'agit pas de soumettre la microfinance à une réglementation et à une supervision semblables à celles des banques - qu'elle ne serait sans doute pas capable de supporter -, mais de lui donner une forme de reconnaissance en tant qu'instrument de développement, de création d'emploi et de démocratie économique. Elle deviendrait ainsi une composante à part entière de la politique économique et financière de la planète.
En France, en 2001, l'Adie a pu obtenir avec le soutien de l'Association française des banques un amendement à la loi bancaire autorisant les associations agréées par le ministère des Finances à emprunter auprès des banques pour prêter directement à ses clients. Cet amendement lui a permis de répondre à la demande des exclus bancaires, tout en transférant ces clients aux banques dès qu'ils avaient une histoire de crédit et pouvaient produire des états financiers correspondant aux exigences. En développement continu depuis vingt-sept ans, l'Adie, fondée par trois bénévoles sans capital, couvre désormais l'ensemble du territoire national. Elle a accompagné et financé 150 000 prêts aux chômeurs et aux personnes en difficulté, et contribue aujourd'hui à créer 200 emplois nouveaux par semaine.
Au-delà de la loi bancaire, l'Adie a obtenu plusieurs avancées législatives dont les deux plus importantes ont été, en 2005, la reconnaissance de la création d'entreprise comme voie d'insertion et, en 2007, la création du régime de l'auto-entrepreneur, dans lequel les cotisations sociales sont versées après et non avant d'avoir réalisé un chiffre d'affaires. La création d'entreprise est devenue en France comme dans d'autres pays d'Europe la voie majeure vers l'emploi. Un tiers des créateurs d'entreprise sont d'anciens chômeurs.
Un autre exemple illustre l'importance du cadre légal pour le développement du microcrédit dans les pays du Sud. En Tunisie, le gouvernement provisoire mis en place après la chute de Ben Ali a reconnu le développement du microcrédit comme l'une des dix-huit actions prioritaires de la politique économique. En conséquence, il a élaboré et fait voter un ensemble de lois encadrant la création de sociétés et d'associations de microfinance. Il a mis en place une Autorité de contrôle et une Centrale des risques. Pour répondre aux besoins d'un marché potentiel d'un million de clients, les bailleurs de fonds ont participé à la création de quatre nouvelles IMFs. Dans un contexte politique et économique difficile marqué par les retombées des attentats terroristes qui ont fait fuir les touristes, le microcrédit permet de promouvoir des activités génératrices de revenu et encourage les jeunes au chômage à monter leur petite entreprise.
Dans les pays du Sud, le microcrédit reste l'instrument financier des petits paysans et des travailleurs urbains qui peuvent ainsi participer au développement, créer de la richesse et devenir acteurs de leur propre destin. Dans les pays du Nord, alors que l'économie mondiale connaît de profondes mutations, l'extension du travail indépendant confère une nouvelle légitimité au microcrédit. Celui-ci devient le levier financier d'une nouvelle économie basée davantage sur les services et l'initiative individuelle. Il facilite une politique d'inclusion (12) active et contribue au développement local, complément indispensable de la mondialisation. Non seulement il réduit le chômage, mais il augmente le revenu et le pouvoir d'achat des plus pauvres tout en diminuant les dépenses de l'État-providence.
Globalement, dans un monde fini où les ressources naturelles par habitant tendent à se réduire, où la montée des inégalités est porteuse de conflits, de révoltes et de guerres, où les migrations ne cessent de s'amplifier, le microcrédit apparaît comme un outil de paix.
Il est l'instrument de la confiance, de l'espoir et du lien social, trois éléments indispensables au développement économique et à la cohésion sociale. En permettant à chacun d'exprimer sa créativité, il constitue un vecteur d'enrichissement et d'épanouissement personnel tout en favorisant la démocratie économique sans laquelle aucune démocratie politique ne saurait exister.

(1) Mis en place en France en 2007, le Revenu de solidarité active (RSA) est un complément de revenu pour les travailleurs pauvres et un minimum social pour ceux qui ne travaillent pas.
(2) Microcrédit élargi à d'autres services financiers tels que l'épargne, le crédit à la consommation et à l'habitat, l'assurance, la retraite, etc.
(3) Association collective d'épargnants qui prête les montants collectés pour financer un ou plusieurs projets d'un ou de plusieurs de ses membres.
(4) Prêts de faible montant accordés aux personnes à faibles ressources qui, faute de garantie et de revenu stable, n'ont pas accès aux banques pour développer des activités génératrices de revenu.
(5) La période entre deux récoltes durant laquelle la nourriture et l'eau peuvent venir à manquer.
(6) Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), journaliste, économiste et philosophe précurseur d'un socialisme libertaire.
(7) Friedrich Wilhelm Raiffeisen (1818-1888), maire de Flammersfeld, non loin de Cologne, fut le pionnier des organismes de microfinance agricole.
(8) L'Agence nationale pour l'emploi, désormais Pôle emploi.
(9) La « Banque des villages », fondée par Muhammad Yunus en 1976, a été récompensée ainsi que son créateur par le prix Nobel de la paix en 2006.
(10) Cette stratégie d'investissement, dont l'objectif est de générer un impact social, sociétal ou encore environnemental positif avec un retour financier vise à rapprocher les investisseurs des acteurs de l'économie sociale et solidaire.
(11) Depuis 2009, à l'initiative d'acteurs de la microfinance, cette association vise à promouvoir et à labelliser un « socle minimum » de pratiques protectrices des intérêts des emprunteurs.
(12) Notion plus large que celles de la microfinance et du microcrédit, promue par les Nations unies à partir de décembre 2003. Elle couvre des services financiers de base, tels que le compte courant, l'assurance, l'épargne, le crédit, et déborde le cadre financier en intégrant des services tels que l'éducation financière et l'accompagnement à la création d'entreprise. Elle est considérée comme une composante de l'inclusion sociale et s'applique aussi aux banques et aux pays développés.