Monnaie et souveraineté : le cas de l'euro

Entretien avec Jean-Claude Trichet, Président de la Banque centrale européenne depuis le 1er novembre 2003. par Adrien Guilleminot, ncien prÈsident du Club de Paris†(1978-1984), directeur du TrÈsor†(1982-1984), gouverneur de la Banq

Dossiers spéciaux : n° 151 : Des monnaies et des hommes

Jean-Claude Trichet

Adrien Guilleminot - Durement touchées par la crise de ces dix dernières années, les économies européennes ont du mal à redresser la tête. Est-ce un sujet d'inquiétude pour leur monnaie unique ?
Jean-Claude Trichet - Pour l'euro lui-même, en tant que monnaie, je ne le crois pas. La monnaie unique européenne a, au contraire, fait preuve d'une résilience exceptionnelle. D'autant plus exceptionnelle qu'elle était inattendue. Si, lors de son lancement le 1er janvier 1999, on avait posé aux observateurs, aux acteurs du marché et aux économistes internationaux la question suivante : « Si cette monnaie qui démarre de rien se trouve plongée dans la crise financière internationale la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, pourra-t-elle résister et éviter de disparaître ? », la réponse eût été à 95 % négative.
Or la monnaie unique a survécu. Mieux : elle a surpris par sa solidité dans la constellation des grandes monnaies mondiales. D'ailleurs, tous ceux qui avaient parié contre l'euro en ont été pour leurs frais : leur analyse a été contredite par les faits.
L'inquiétude sur l'avenir de la « monnaie euro » pouvait s'étendre à la zone euro elle-même. Là aussi, si on les avait interrogés, il est probable que la grande majorité des observateurs et des participants du marché extra-européens auraient pronostiqué un éclatement de la zone ou, du moins, son démantèlement progressif (une diminution très substantielle du nombre de pays membres). Or qu'avons-nous observé ? L'exact inverse : quinze pays constituaient la zone euro le 15 septembre 2008 lorsque Lehman Brothers a fait faillite. Non seulement ces quinze-là sont restés, mais quatre nouveaux pays (la Slovaquie et les trois pays baltes) ont fait leur entrée en pleine crise internationale. L'euro et la zone euro ont donc fait montre d'une remarquable « persévérance dans l'être ». J'utilise cette expression spinoziste à dessein car elle exprime bien cette résilience qui laissait sceptiques bon nombre d'observateurs et d'acteurs mondiaux.
A. G. - Comment peut-on expliquer cette résilience ?
J.-C. T. - Je vois deux explications principales. Premièrement, l'euro constitue, par construction, la représentation monétaire de l'ensemble de la zone euro. Or le paradoxe de cette zone, c'est qu'au début de la crise elle regroupait à la fois les moins bonnes mais aussi les meilleures signatures. Ou, pour le dire plus simplement : d'un côté, la signature néerlandaise et la signature allemande ; et, de l'autre, les signatures grecque, irlandaise et portugaise.
En 2010, la question des risques souverains est devenue centrale, et les observateurs se sont logiquement focalisés sur les signatures qui posaient problème. Mais il se trouve qu'au même moment il y avait aussi dans la zone euro des pays dont les signatures inspiraient plus confiance aux investisseurs que celles du Japon, de l'Angleterre, voire des États-Unis. Or l'euro représente l'ensemble, et, à ce titre, il était plus solide que ce que suggérait une communication financière mondiale qui se concentre nécessairement sur les mauvaises nouvelles.
Deuxièmement, un très grand nombre d'observateurs, acteurs, participants du marché et économistes se sont contentés d'une analyse économico-financière rapide et n'ont pas tenu compte de la force sous-jacente du projet historique que constitue la construction européenne. On peut leur pardonner : il n'était pas si facile de comprendre, ex ante, que les Européens se montreraient aussi attachés à leur projet. Et encore moins qu'ils seraient prêts à le renforcer non seulement en accueillant de nouveaux pays, mais aussi en prenant des décisions nouvelles et importantes, comme l'approfondissement de leur gouvernance économique, budgétaire et financière.
A. G. - Le reste du monde a donc sous-estimé la solidarité européenne ?
J.-C. T. - Il est vrai que ce n'était pas du tout évident vu du continent américain ou du continent asiatique. Beaucoup se sont imaginé que les pays vulnérables avaient le choix entre deux options : soit quitter la monnaie unique, soit accepter un ajustement économique douloureux. Et ils s'étaient convaincus que les quelques pays concernés, à commencer par la Grèce, préféreraient naturellement la première solution. Or ce n'est pas ce qui est advenu.
Pourquoi ? D'abord, parce qu'il ne s'agissait pas vraiment pour ces pays d'accepter ou de refuser un ajustement macroéconomique difficile. Les épargnants nationaux, européens et mondiaux ne leur faisant plus confiance, ils étaient sous la menace grave et immédiate d'un arrêt brutal de tout financement extérieur (« sudden stop »). Le choix, pour eux, n'était pas entre « ajustement » (austérité) et « croissance », mais bien entre un retour progressif à l'équilibre - ordonné et aidé par les Européens et la communauté internationale - et un ajustement extrêmement brutal et désordonné comportant la sortie de l'euro.
Ensuite parce que, dans toutes les démocraties européennes concernées, la volonté d'« établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » (préambule du Traité de Rome) était présente, y compris en Grèce. Il peut paraître paradoxal que j'invoque cette raison en un temps où la mode consiste à accréditer l'idée d'un rejet général de l'Europe et de l'émergence d'un fort sentiment antieuropéen. Pourtant, il n'y a pas de doute que l'opinion publique grecque, qui était à 70 % environ favorable au maintien dans la zone euro, a exercé une influence décisive sur son gouvernement. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que la montée des sensibilités extrêmes, de droite comme de gauche, exprime - dans tous les pays avancés - une frustration de plus en plus marquée à l'égard des gouvernements et des institutions, nationales aussi bien qu'internationales, quelles qu'elles soient. Mais on ne souligne pas assez qu'en réalité, dans les enquêtes d'opinion, en particulier dans l'Eurobaromètre réalisé tous les six mois, les institutions européennes - tout en étant frappées par le discrédit général - inspirent néanmoins plus de confiance que les institutions nationales !
La seconde raison, la motivation politico-stratégique, me semble encore plus importante que la première. Pas uniquement en Grèce, en Irlande ou au Portugal. L'argument a aussi porté dans les pays qui n'étaient pas eux-mêmes en difficulté, ceux d'Europe du Nord notamment, mais qui ont …