Isabelle Lasserre - En tant que ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, vous avez été un acteur des bouleversements qui ont abouti, en 1991, à la disparition de l'Union soviétique et à l'indépendance des républiques qui la composaient. Lorsque vous vous remémorez ces journées historiques qui ont marqué les premiers pas du Kazakhstan, quel est l'événement qui vous revient spontanément en mémoire ?
Roland Dumas - Un dîner officiel où j'ai été accueilli en grande pompe ! Il faut dire que je n'avais pas perdu de temps. Je me suis rendu à Almaty, l'ancienne capitale, aussitôt après la déclaration d'indépendance, en décembre 1991. Le président Noursoultan Nazarbaïev m'a sorti le grand jeu. Il a tout fait pour me séduire et je dois dire qu'il m'a vendu les charmes du Kazakhstan avec une remarquable efficacité. J'ai été assez rapidement convaincu ! Nazarbaïev était un homme pressé qui ne voulait pas perdre un seul jour de sa liberté nouvelle. Figurez-vous qu'il voulait signer avec le ministre des Affaires étrangères que j'étais un accord d'exploitation pétrolière entre la France et son pays. Tout de suite, sans attendre un jour de plus ! Malgré sa jeunesse, il était déjà très dynamique ! Il était évident que je ne pouvais pas signer cet accord ; il fallait d'abord que j'en parle au président de la République. Mais je garde un souvenir très fort et très ému de ce séjour. Selon la tradition, un mouton avait été sacrifié pour le dîner. Les conseillers et les fonctionnaires qui m'accompagnaient s'étaient vu attribuer une partie de l'animal une fois cuit. Mon attaché militaire avait hérité de la cervelle ! Cela me fait encore rire aujourd'hui !
I. L. - Avez-vous d'autres souvenirs ?
R. D. - Oui bien sûr ! J'ai inauguré la première ambassade de France à Almaty. À l'époque de l'Union soviétique, les intérêts de la république du Kazakhstan étaient gérés par et à Moscou. Après l'indépendance, la plupart des grands pays ont ouvert des représentations diplomatiques de manière un peu précipitée. Je me rappelle ce jour comme si c'était hier. C'était à la fois exotique, rustique et inattendu. Il n'y avait rien dans l'ambassade de France. Elle faisait la taille d'une chambre d'étudiant à Paris et, pour le dîner, l'ambassadeur m'a préparé deux oeufs au plat ! Mais mon tout premier souvenir de l'indépendance a pour cadre la frontière du Kazakhstan, où je suis resté bloqué pendant plus de trente minutes à la douane, lors de mon premier voyage dans la république indépendante. Les diplomates n'ont pas l'habitude d'attendre aux postes-frontières, surtout lorsqu'il n'y a pas grand monde. Tenez-vous bien ! La raison de cette attente, c'était une dispute entre deux policiers ! Chacun se disputait l'honneur d'être celui qui apposerait le premier tampon du Kazakhstan indépendant sur les passeports ! Ils se criaient dessus, parlementaient. Aucun des deux ne voulait céder. J'ai bien cru qu'ils allaient en venir aux mains !
I. L. - Avez-vous conservé des liens avec Noursoultan Nazarbaïev ?
R. D. - Oui, ils ne se sont jamais distendus. Le fait d'avoir été l'un des premiers représentants internationaux à se rendre au Kazakhstan après l'indépendance m'a sans doute octroyé une place particulière. À peine avais-je été nommé président du Conseil constitutionnel par François Mitterrand, en février 1995, que j'ai reçu un message du président kazakh. Il voulait me rencontrer très rapidement pour me demander de rédiger la nouvelle constitution. Il ne voulait surtout pas que les Américains s'en chargent. Je me suis donc rendu à Almaty avec Jacques Attali, qui avait présidé la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), et une interprète. Nazarbaïev m'a dit à peu près ceci : « Je veux que vous me fassiez une constitution comme celle du général de Gaulle. » Il voulait deux chambres. il était très attaché au symbole des deux assemblées, même s'il voulait aussi être sûr qu'elles lui obéiraient ! Vingt ans plus tard, Nazarbaïev et moi avons reparlé de cette constitution. Je lui ai dit que j'étais heureux de constater qu'elle avait aussi bien convenu à son pays puisqu'il était toujours au pouvoir ! J'ai conservé des liens amicaux avec Nazarbaïev. Il m'envoie des mots régulièrement, et j'ai été décoré à plusieurs reprises par le Kazakhstan.
I. L. - De toutes les anciennes républiques soviétiques qui sont devenues indépendantes au moment de la décomposition de l'URSS, pourquoi le Kazakhstan occupe-t-il une place à part ?
R. D. - D'abord, parce que ce pays est riche en pétrole et qu'il héberge les activités spatiales de l'ancienne URSS. Ensuite, parce qu'il possède une très longue frontière commune, qui s'étend sur 1 200 kilomètres, avec la Chine. Les habitants du Kazakhstan sont peut-être parfois un peu rustres, mais ils sont très malins ! Ils ont tout de suite compris, dès les premiers jours de l'indépendance, qu'il était dans leur intérêt de ménager leur immense voisin et de continuer à mener une politique d'équilibre entre la Chine et l'Occident.
I. L. - Partagiez-vous cette vision géopolitique des choses avec François Mitterrand ?
R. D. - Pour être honnête, pas entièrement. François Mitterrand ne comprenait pas à quel point le Kazakhstan était un pays important ; il ne voyait pas son véritable visage. Il s'inquiétait surtout des risques d'instabilité induits par l'émancipation des anciennes républiques soviétiques. Il se disait qu'en ces temps troublés la création de ce nouvel État représentait un défi supplémentaire. Personnellement, je voyais les choses de façon plus optimiste : j'observais cette immense frontière avec la Chine et j'étais sûr que le Kazakhstan pourrait la valoriser, que ce pays jeune et dynamique serait capable d'exploiter au mieux sa longue histoire commune avec Pékin. Le Kazakhstan possédait des atouts considérables pour s'imposer sur l'échiquier mondial et devenir un pays qui compte : en plus de la base spatiale de Baïkonour, il était à l'époque doté de l'arme nucléaire. À lui seul, ce statut faisait de lui une puissance mondiale. Pour moi, le Kazakhstan revêtait donc une énorme importance, pas seulement sur les terres de l'ancienne Union soviétique, mais aussi sur l'échiquier international. François Mitterrand pensait différemment. La seule chose qui l'obsédait alors était de savoir ce qu'allait faire Mikhaïl Gorbatchev, d'anticiper ses réactions. François Mitterrand redoutait profondément ce qui allait venir, il n'était pas vraiment favorable à un changement si radical dans la région. En fait, reconnaissons-le, il n'était pas très proche de ces populations qui aspiraient à l'indépendance. Il préférait que la région continue à être dominée par un pouvoir central, un pouvoir fort. Il préférait conserver le même interlocuteur : le Kremlin, avec lequel, après une longue confrontation, il s'était mis à dialoguer depuis l'arrivée de Gorbatchev.
I. L. - Quand a-t-il réalisé que vous voyiez juste ?
R. D. - François Mitterrand avait besoin d'incarner les sujets dans des hommes. Il voulait toujours connaître les personnalités. Il lui était difficile de se faire une opinion autrement. Il a commencé à s'ouvrir au Kazakhstan un peu avant l'indépendance, quand je lui ai parlé de Noursoultan Nazarbaïev. J'avais remarqué pendant la perestroïka, au moment où l'URSS vivait ses dernières années, qu'un homme apparaissait systématiquement dans l'entourage de Gorbatchev. Il se tenait toujours à quelques pas du dirigeant soviétique, même lors des visites restreintes. À cette époque, Gorbatchev venait souvent à Paris et je le rencontrais régulièrement. Cet homme toujours derrière lui, c'était Nazarbaïev. Il était distingué et parlait un russe magnifique, un russe très pur, celui d'un lettré. En fait, il parlait mieux russe que Gorbatchev. Il m'a tout de suite plu. J'ai été conquis dès la première rencontre. Il était jeune, décontracté, facile. Sa compagnie était très agréable. Je savais, je voyais, je sentais que le mouvement des peuples était irrésistible dans la région et on pouvait déjà deviner un destin à Nazarbaïev. Pour répondre à votre question, l'intérêt de François Mitterrand pour le Kazakhstan s'est éveillé au retour de mon premier voyage après l'indépendance, lorsque je lui ai parlé du courage formidable de Nazarbaïev.
I. L. - Pourquoi Gorbatchev s'intéressait-il à ce point au Kazakhstan, qui n'était pas encore indépendant, et à son président ?
R. D. - L'ancien dirigeant soviétique était un type remarquable. Il avait un grand sens de l'anticipation. Il ménageait le Kazakhstan parce que c'était un pays riche et que les fusées soviétiques décollaient de son territoire. Nazarbaïev était l'allié parfait, l'homme idéal pour préserver la paix, mais aussi pour s'assurer qu'il n'y ait pas de rébellion à Baïkonour, base de la puissance spatiale soviétique. Quelques jours avant que les anciennes républiques soviétiques ne deviennent indépendantes, Gorbatchev m'a confié qu'il était pour le pacifisme et le développement des peuples. J'ai été très impressionné par cette confidence. En fait, les Soviétiques avaient misé très tôt sur Noursoultan Nazarbaïev, en qui ils voyaient un responsable solide et fidèle. Après l'indépendance, le soutien de Moscou s'est affermi, car le Kremlin avait besoin de s'appuyer sur des hommes forts. Ce soutien a sans doute été une décision improvisée de la part de Gorbatchev, mais la suite a prouvé que c'était un très bon choix.
I. L. - Les choses se seraient-elles passées différemment si un autre homme que Nazarbaïev avait été aux commandes ?
R. D. - Sans doute, oui. Car pour présider aux destinées d'un pays grand comme le Kazakhstan, il fallait un homme fort, intelligent et très décidé. Mais il fallait qu'en même temps cet homme laisse à ce jeune pays du souffle, qu'il permette aux doutes, aux hésitations et aux résistances de s'exprimer. Nazarbaïev a eu l'intelligence de ne toucher ni aux langues ni aux coutumes et de laisser les journaux libres. En fait, il a épousé son temps. C'était déjà un moderne. Un visionnaire. Il a agi avec le même tact et la même méthode vis-à-vis des questions internationales, et notamment de la Chine. Ce leader inspiré avait compris tout de suite que l'avenir était du côté du continent et des valeurs européennes, mais qu'il lui faudrait aussi, pour vivre en paix et dans la prospérité, respecter son écrasant voisin chinois et ménager la grande Russie. Il savait que son pays était enclavé et qu'il fallait jouer avec finesse. Entre nous, je crois que c'est pour cette raison qu'il était si pressé de conclure un traité d'exploitation pétrolière. Le fait d'impliquer la France dès la naissance de ce nouvel État constituait sans doute pour lui une protection. Nazarbaïev a gagné son pari : le Kazakhstan est un pays qui s'entend bien avec tout le monde. Un pays sans ennemi. Un pays qui ressemble un peu à la Suisse.
I. L. - Quelles ont été, de votre point de vue, les conséquences de l'indépendance du Kazakhstan ?
R. D. - L'indépendance a propulsé le Kazakhstan au rang des grandes puissances. Le pays a pu intégrer la communauté internationale à un niveau élevé très rapidement. Il s'est rapproché dans la foulée de l'Europe, qui lui a réservé une place privilégiée. L'indépendance a aussi nécessité quelques réglages avec la Chine, qui surveille de près la frontière commune. Les choses se passent bien. Il faut dire que Nazarbaïev s'est longuement préparé à cette relation. Avant, les choses étaient simples : les gens de Moscou s'associaient à ceux de Pékin et décidaient ensemble, pour eux et pour les autres. D'un seul coup, en 1991, tout a changé. Il a fallu apprendre un nouveau mode de fonctionnement. Si Nazarbaïev a été si efficace, c'est parce qu'il s'était préparé en amont aux bouleversements qui s'annonçaient et à la manière dont il allait falloir revoir ses habitudes.
I. L. - Quelles ont été les réactions internationales dans les jours qui ont suivi l'indépendance ?
R. D. - Les réactions ont fusé de toutes parts. La communauté internationale était dans tous ses états. Tout le monde faisait de la surenchère. Des missions se montaient du jour au lendemain, des voyages s'organisaient en catastrophe, tout le monde faisait des salamalecs. Quand j'étais sur place, j'ai été frappé de voir, au milieu d'une délégation kazakhe, des individus qui ne ressemblaient pas à des Kazakhs. Et pour cause... c'étaient des Américains ! Ils travaillaient - officiellement - pour des cabinets d'avocats ou avaient été envoyés par des associations privées très riches, comme l'Association américaine du barreau. Les États-Unis avaient anticipé l'indépendance du Kazakhstan, comme celle des autres républiques soviétiques. Le jour où elles se sont concrétisées, ils étaient prêts, ils ont envoyé leurs hommes dès le lendemain. Et un peu plus tard, ils ont critiqué la constitution que j'avais rédigée en affirmant que c'était une constitution de connivence... Ils étaient surtout furax que Nazarbaïev ait fait appel à moi et pas à eux !
I. L. - Avez-vous connu d'autres acteurs de l'indépendance autour de Nazarbaïev ?
R. D. - Le premier ministre, le ministre des Finances, et quelques ministres en qui il avait confiance...
I. L. - La France a été le premier pays européen à reconnaître l'indépendance du Kazakhstan. Comment ses voisins ont-ils réagi ?
R. D. - L'Allemagne a suivi la France. Quant aux Britanniques, ils ont suivi les Américains, tout en se montrant plus discrets et plus fins : ils ont, eux aussi, investi de l'argent, développé une présence et une influence souterraines, envoyé des espions. Mais, sur ce sujet, nous n'avons jamais été en conflit avec les Américains. Le secrétaire d'État James Baker m'a appelé à mon retour du Kazakhstan : il voulait savoir comment ça s'était passé. Je lui ai répondu : très bien !