Politique Internationale - Comment peut-on qualifier la relation du Kazakhstan à la Russie ?
Hélène Carrère d'Encausse - Pour comprendre cette relation, il faut revenir un peu en arrière, à la fin des années 1980. On oublie parfois que, à cette époque, celle du délitement de l'Union soviétique, le Kazakhstan a été le premier pays à montrer ce qu'on peut appeler une résistance nationale à Moscou. Cette grande république de l'URSS, dont le centre fédéral semblait très sûr, a été l'épicentre de l'une des grandes crises nationales de l'époque de la perestroïka. La raison, c'est que l'Union soviétique a voulu expérimenter, au Kazakhstan, un changement de stratégie en matière de leadership. Traditionnellement, il y avait, dans toutes les républiques, un partage du pouvoir au sein du parti communiste. Partout, le premier secrétaire du PC local, qui siégeait par ailleurs au Politburo et possédait un grand prestige, était un national, tandis que le second secrétaire, celui qui était chargé des cadres, était un Russe. En 1986, le poste de premier secrétaire était détenu au Kazakhstan, depuis 1971, par un Kazakh, Dinmoukhammed Kounaev. Moscou, dans sa volonté de russification - on jugeait alors, au Kremlin, qu'on avait trop laissé la bride sur le cou aux républiques -, l'a remplacé, fin 1986, par un Russe, Guennadi Kolbine. Le Kazakhstan s'est soulevé. Si bien que Gorbatchev a dû envoyer la troupe, pour réprimer dans la violence ces premières manifestations de son règne. Cet épisode a terni l'image de Gorbatchev et, pour ce qui concerne le Kazakhstan, a joué un rôle considérable dans la conscience nationale de la population locale. Gorbatchev a fini par comprendre qu'il avait fait fausse route. D'où le remplacement, en 1989, de Kolbine par un responsable national, Noursoultan Nazarbaïev. Celui-ci est alors apparu, en quelque sorte, comme le sauveur de l'identité nationale de la République. Cela explique en partie le prestige dont il jouit à ce jour. Les Kazakhs n'ont pas oublié qu'ils ont été parmi les premiers à se soulever dans cette période où le pouvoir soviétique entamait son changement irréversible, et qu'ils ont joué un rôle important dans la décomposition de l'empire dirigé par Moscou.
P. I. - À cette époque, les Kazakhs étaient-ils majoritaires au Kazakhstan ?
H. C. E. - Non, et le Kazakhstan était d'ailleurs la seule des quinze républiques soviétiques où le peuple titulaire n'était pas majoritaire. Il y avait alors à peu près la même quantité de Russes que de Kazakhs au Kazakhstan. Les Russes étaient particulièrement nombreux dans le nord de la république et il pouvait y avoir des craintes, côté kazakh, que cette région puisse un jour être revendiquée par Moscou. Mais cet équilibre russo-kazakh au Kazakhstan appartient au passé.
P. I. - Quelle est la situation démographique aujourd'hui ?
H. C. E. - Il y a eu un véritable exode des Russes. Aujourd'hui, sur les 17 millions d'habitants que compte le pays, il n'y a plus qu'environ 20 % de Russes. C'est un changement radical qui a profondément modifié le visage du Kazakhstan.
P. I. - Quand cet exode s'est-il déroulé ?
H. C. E. - Dans les premières années suivant l'indépendance, essentiellement entre 1992 et 1996. Les Russes se sont sentis mal à l'aise dans cet État soudain devenu indépendant. Mais il est à souligner que le président Nazarbaïev a fait de grands efforts pour les rassurer. Il ne voulait certainement pas que les Russes partent massivement, ne serait-ce que parce que c'est parmi eux qu'on retrouvait une grande partie des cadres capables de faire fonctionner l'État et l'économie.
P. I. - Qu'a-t-il fait, concrètement, pour rassurer ses concitoyens russes ?
H. C. E. - Il leur a montré qu'ils avaient toute leur place dans le pays, culturellement, politiquement, religieusement. Au Kazakhstan, la diversité religieuse est réelle. On ne le sait pas toujours, mais dans ce pays majoritairement musulman, il y a un nombre considérable d'églises orthodoxes. Nazarbaïev accorde d'ailleurs une grande importance à la concorde entre les différentes confessions. Et puis, il y a l'élément linguistique, qui est très important. On estime qu'au moment de l'indépendance les Kazakhs étaient pratiquement tous bilingues, tandis que seuls 2 % des Russes du Kazakhstan maîtrisaient le kazakh. C'est l'une des raisons majeures du départ de tant d'entre eux : ils craignaient de vivre dans un pays dont ils ne connaissaient pas la langue. Sur ce point aussi, Nazarbaïev leur a donné des gages, en laissant au russe une grande place, au côté du kazakh, notamment dans le système scolaire et universitaire. Ses efforts ont permis de stabiliser cet exode et ont abouti à ce que des millions de Russes décident de rester vivre là.
P. I. - Dans les dix-quinze premières années suivant son indépendance, le Kazakhstan, en sa qualité d'ancienne république soviétique, est resté très proche de Moscou. Mais il semble, dernièrement, que la Chine y est de plus en plus présente. À quoi est-on en train d'assister ? S'agit-il d'une forme de rééquilibrage ou d'un basculement du pays dans l'orbite de Pékin ?
H. C. E. - Je pense qu'il s'agit d'un rééquilibrage. Cette volonté de rééquilibrage, chez la direction kazakhstanaise, ne date pas d'aujourd'hui. N'oubliez pas qu'au début des années 1990 l'économie russe s'est retrouvée en grande difficulté, ce qui a eu un effet direct sur l'économie kazakhstanaise. Dès cette époque, le pouvoir de Noursoultan Nazarbaïev a cherché à trouver d'autres partenaires pour ne pas dépendre excessivement de Moscou. C'est pourquoi il s'est tourné à la fois vers l'Occident et, plus récemment et plus intensément, vers la Chine. Le pays entend entretenir de bonnes relations, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique, avec ses deux grands voisins. C'est pourquoi on peut dire qu'il existe aujourd'hui une politique russo-kazakhstano-chinoise.
P. I. - Précisément, le président Nazarbaïev souhaite que son pays bénéficie de sa situation géographique et devienne un véritable pont entre l'Orient et l'Occident. L'Orient et l'Occident, pour le Kazakhstan, c'est au premier chef la Chine et la Russie. Quel rôle peut-il jouer dans le dialogue, pas toujours facile, entre ces deux géants ?
H. C. E. - Le monde entier bascule actuellement vers la Chine. De ce point de vue, le Kazakhstan, pour les pays qui se trouvent à son ouest et à son nord, au premier rang desquels la Russie, est effectivement un pont. En quelque sorte, il montre à la Russie le chemin vers la Chine. Mais il ne veut pas être une simple passerelle, il entend bien jouer son rôle propre.
P. I. - En quoi cela se manifeste-t-il ?
H. C. E. - Le pays possède des atouts qu'il ne faut pas sous-estimer. À commencer par sa richesse économique. Il a du pétrole, de grandes ressources minérales et, en particulier, 20 % des ressources mondiales d'uranium naturel, et s'attribue un rôle important sur ce marché avec sa banque d'uranium naturel (1). Par ailleurs, il y a sa volonté de se poser en chef de file du mouvement pour la dénucléarisation dans la région. C'est très important. Comme chacun sait, le Kazakhstan, après l'indépendance, a remis son arsenal nucléaire aux Russes et a démantelé son centre d'essais nucléaires de Semipalatinsk. Il souhaite désormais apparaître comme un modèle d'État où la capacité nucléaire civile est considérable mais qui refuse toute tentation de nucléaire militaire. Cette politique contribue à lui conférer une position indépendante entre la Russie et la Chine. Et puis, il y a le fait que c'est un grand pays agricole. C'est une puissance céréalière. Il s'agit, là aussi, d'un élément qui lui permet de ne pas être un satellite de la Russie ou de la Chine et de jouer sa propre carte. Bref, le pays insiste sur son indépendance, y compris au sein de l'Union eurasiatique.
P. I. - Justement, quel regard portez-vous sur cette organisation ?
H. C. E. - La Russie aurait aimé regrouper tout l'ancien espace soviétique dans une union de ce type. Mais à l'exception du Bélarus, les ex-républiques situées sur le continent européen lui ont échappé, à commencer par l'Ukraine. Du coup, l'Union eurasiatique tend encore plus vers l'Asie. Et dans une telle construction, le Kazakhstan occupe une place centrale. Ne serait-ce que géographiquement ! C'est le neuvième plus grand pays du monde par la superficie, il a avec la Russie une frontière de presque 7 000 kilomètres. Moscou est bien obligée de le considérer comme un véritable interlocuteur, pas comme un simple satellite. À l'époque soviétique, les Russes voyaient ce territoire comme une espèce de prolongement de la Sibérie. Aujourd'hui, c'est un pays qui a gagné ses galons de puissance. Il devient donc très difficile pour la Russie d'y exercer une influence profonde.
P. I. - La Russie ne voit donc plus du tout le Kazakhstan comme une « Sibérie du Sud » ?
H. C. E. - C'est une formule qui était parfois employée à l'époque soviétique, mais aujourd'hui, c'est terminé. En réalité, c'était déjà terminé à la fin des années 1990, quand la majorité des Russes du Kazakhstan avaient quitté le pays. La frontière russo-kazakhstanaise a été, un temps, disputée, mais ce différend a été réglé. La Russie reconnaît tout à fait que le Kazakhstan est un État souverain, un partenaire central en tant que tel et, aussi, une porte d'entrée vers la Chine et, ne l'oublions pas, vers les quatre autres pays d'Asie centrale. Les Kazakhs ont désormais le sentiment, justifié, qu'ils ne peuvent plus être menacés.
P. I. - Au-delà de son rôle régional, le Kazakhstan ambitionne aujourd'hui d'être considéré comme une puissance internationale...
H. C. E. - Oui, et cette ambition se manifeste de bien des façons, comme par exemple l'organisation, chaque année depuis 2008, du formidable Forum économique d'Astana qui regroupe des acteurs économiques et politiques de premier plan, des représentants des organisations internationales, des experts mondialement reconnus, des prix Nobel... Le Kazakhstan a exercé la présidence de l'OSCE, a adhéré à l'OMC et, surtout, a obtenu un grand succès avec sa place de membre non permanent au Conseil de sécurité de l'ONU pour les années 2017-2018. Aucun pays d'Asie centrale n'avait, jusque-là, connu une telle reconnaissance. Ce n'est d'ailleurs pas une coïncidence si cela survient au moment où cette région, et avant tout le Kazakhstan, prend une place essentielle dans la relation entre la Chine et le monde occidental grâce à son emplacement sur le tracé du projet chinois « One Belt, One Road », qu'on appelle aussi la « nouvelle Route de la soie »... Pas étonnant, dans ces conditions, que le Fonds monétaire international se montre, dans ses analyses, très optimiste quant à l'avenir du Kazakhstan.
P. I. - Pourtant, le pays ne s'inquiète-t-il pas, précisément, de l'accroissement de l'influence chinoise ? Depuis l'indépendance du Kazakhstan, on entend souvent qu'il redoute les appétits de Pékin. Le transfert de la capitale d'Almaty à Astana a parfois été présenté comme un signe de cette crainte : Almaty se trouve tout près de la Chine tandis qu'Astana en est bien plus éloignée...
H. C. E. - Le transfert de la capitale ne s'explique pas seulement par ces considérations. N'oubliez pas qu'Almaty était un ancien poste militaire russe, qui s'appelait initialement Verny. La décision d'en faire déménager la capitale relevait d'une volonté de prendre ses distances à la fois vis-à-vis de la Russie et, comme vous venez de le dire, de la Chine, dont la frontière se trouve effectivement à quelques encablures de là. Et l'installation de la nouvelle capitale en plein coeur du pays montre, de son côté, un désir d'affirmer l'identité propre du Kazakhstan.
P. I. - Quels sont les principaux éléments constitutifs de cette identité nationale ?
H. C. E. - La référence au passé glorieux des peuples nomades de la steppe, d'une part. La référence à l'islam aussi, bien sûr (un islam modéré et relativement récent). Et, très important, la référence au progrès. Nazarbaïev a déclaré que le Kazakhstan serait parmi les 30 pays les plus développés du monde d'ici à 2050. La modernité est une valeur très présente dans sa vision. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer l'architecture d'Astana à celle de l'ancienne capitale, Almaty. Autres aspects révélateurs : la place de plus en plus importante faite à la langue anglaise dans le système éducatif et à la latinisation de la langue écrite kazakhe - l'alphabet latin doit progressivement, en quelques années, se substituer à l'alphabet cyrillique. L'objectif, évidemment, c'est de faciliter les échanges commerciaux et culturels avec le reste du monde et de participer de plain-pied à cette modernité dont les États-Unis demeurent l'incarnation, même si la puissance américaine n'est plus la seule au monde.
P. I. - Vous avez mentionné la nouvelle Route de la soie. Quel impact la mise en oeuvre de ce projet aura-t-elle sur le rang international du Kazakhstan ?
H. C. E. - La grande question, aujourd'hui, c'est de savoir comment les mondes asiatique et occidental vont échanger et communiquer. Le Kazakhstan l'a bien compris et il a bien compris, aussi, tout l'intérêt qu'il pourra tirer de sa disposition sur le tracé de ce projet. Il faut s'arrêter un instant sur cette formule de « nouvelle Route de la soie ». Elle évoque, pour l'Asie centrale, un temps où cette région était véritablement au coeur du monde. Ce statut, la région, et avant tout le Kazakhstan, veut le reconquérir.
P. I. - Mais une fois que la nouvelle Route de la soie sera pleinement opérationnelle, n'y a-t-il pas un risque, pour le Kazakhstan, de devenir une sorte de prolongement du territoire chinois, étant entendu que Pékin aura la haute main sur l'ensemble du projet et de ses composantes ?
H. C. E. - C'est précisément pour cela que les relations d'Astana avec Moscou sont aussi importantes ! On constate ici toute l'habileté de Nazarbaïev : un temps, la Chine a été le contrepoids face à la Russie et, maintenant, c'est plutôt l'inverse... Le Kazakhstan mise, à cet égard, sur l'Union eurasiatique ; j'ai dit tout à l'heure que cette organisation penchait vers l'Asie, mais il n'est pas impossible qu'à terme l'Ukraine finisse par la rejoindre - et alors le Kazakhstan appartiendra à un bloc qui sera plus équilibré qu'aujourd'hui, ce qui pourrait être bénéfique pour lui dans ses rapports avec la Chine.
P. I. - Cette posture du Kazakhstan, cette recherche d'équilibre entre la Russie et la Chine doublée de l'ambition de jouer un rôle international, parfois fort loin de ses frontières, porte la marque du président Nazarbaïev. Est-elle pérenne à moyen et à long terme ?
H. C. E. - Il est vrai que le Kazakhstan ne se contente pas de s'impliquer dans les dossiers régionaux comme ceux relatifs à l'Asie centrale ou à l'Afghanistan, qui n'est pas bien loin ; il cherche aussi à jouer les médiateurs entre les belligérants syriens, il offre ses bons offices pour tenter de contribuer à un rapprochement entre Israéliens et Palestiniens, il est même de plus en plus présent en Afrique... Tout cela, incontestablement, doit beaucoup à cette personnalité assez extraordinaire qu'est Noursoultan Nazarbaïev. Celui-ci est en poste depuis 1989. C'est aujourd'hui l'un des doyens parmi les principaux dirigeants de la planète, si l'on met de côté la reine d'Angleterre. Et, clairement, il est au coeur du système dans son pays. Or, pour autant qu'on peut en juger, on ne voit pas émerger autour de lui un « nouveau Nazarbaïev » qui pourrait reprendre un jour le rôle central qui est aujourd'hui le sien. Il en a conscience ; c'est pourquoi il procède progressivement à des réformes politiques bienvenues qui visent à donner plus de poids au Parlement. Cela aussi, c'est un signe clair de la modernisation du pays.
(1) Lire, à ce sujet : Véronique Le Billon, « Le Kazakhstan accueille une "banque d'uranium" de l'AIEA », Les Échos, 31 août 2017.