Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le Kazakhstan et l'OSCE

Les vues exprimées dans cet entretien le sont à titre personnel et ne sauraient engager l'institution dans laquelle l'auteur travaille actuellement.

 

Politique Internationale - En tant que secrétaire général de l'OSCE, vous avez été un acteur et un témoin privilégié de la présidence tournante de l'organisation confiée au Kazakhstan en 2010. Cette présidence tournante fut considérée comme un événement majeur par Astana. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Marc Perrin de Brichambaut - Il semble que le choix fait par le Kazakhstan de se porter candidat à la présidence en exercice de l'OSCE se soit inscrit dans sa volonté de se positionner sur la scène internationale en jouant un rôle actif au sein d'organisations multilatérales. Il avait déjà démontré cette volonté dans le cadre de la Conférence sur les mesures de confiance en Asie (CICA), une institution dont il a assuré la présidence depuis sa création en 2002 jusqu'en 2010. En tant que jeune État, le Kazakhstan a souhaité affirmer son identité en prenant des responsabilités en matière de sécurité collective et de coopération régionale. Il n'est pas impossible que les hauts responsables kazakhs aient également été motivés par la possibilité de prendre quelque distance par rapport à un grand voisin très proche... Toujours est-il que ce choix a été concomitant de celui de s'ouvrir aux investissements étrangers en provenance d'Europe occidentale et des États-Unis et qu'il était de nature à renforcer la crédibilité du Kazakhstan auprès de ces pays.

P. I. - À l'époque, l'OSCE était affaiblie en raison des critiques émanant de certains de ses membres, comme la Russie et plusieurs autres pays de l'ancien espace soviétique. L'une des priorités du président Nazarbaïev fut de restaurer la confiance de ces États dans l'OSCE. A-t-il réussi ?

M. P. de B. - Il est vrai que la décision de confier au Kazakhstan la responsabilité de la présidence en exercice de l'OSCE pour l'année 2010 a été prise lors de la réunion ministérielle de l'OSCE tenue à Madrid au mois de décembre 2007, à un moment où la Russie avait commencé à critiquer l'organisation. Le président Poutine l'avait notamment qualifiée d'« instrument vulgaire » à l'occasion de la réunion sur la sécurité de Munich, au mois de février 2007... Au cours des années précédentes, un certain nombre d'acteurs importants au sein de l'OSCE avaient exprimé des réserves à l'égard de cette candidature en raison du caractère imparfait des pratiques kazakhes en matière de droits de l'homme et de libertés publiques : ils se demandaient quel sort serait réservé, sous une présidence kazakhe, aux institutions de l'OSCE consacrées aux droits de l'homme. Il a fallu un discours du ministre kazakh des Affaires étrangères Marat Tazhin devant ses collègues à Madrid pour lever les réticences à l'égard du Kazakhstan - en particulier celles des États-Unis.

À la première séance du Conseil permanent de l'OSCE placée sous sa présidence, en janvier 2010, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Kanat Saudabayev, annonce pas moins de dix priorités pour son mandat à la tête de l'OSCE. Elles doivent toutes contribuer à restaurer un meilleur climat entre les États-parties et à promouvoir la confiance dans l'organisation elle-même. Sur le premier point, il n'est pas sûr que les espoirs kazakhs aient été comblés : les développements au cours de l'année 2010 marquent plutôt une dégradation des rapports de la Russie et de ses alliés avec l'Union européenne et les États-Unis. En revanche, la présidence kazakhe réussira à consolider la situation de l'OSCE et à obtenir que se tienne le premier sommet de l'organisation depuis quatorze ans, à Astana - un sommet qui aura des résultats tangibles, alors même que la décision de le réunir n'est prise qu'au mois d'août 2010.

P. I. - D'une façon générale, pourquoi l'OSCE est-elle une organisation importante pour le Kazakhstan ?

M. P. de B. - L'intérêt de l'OSCE pour le Kazakhstan tient à ce qu'il s'agit d'une organisation de sécurité qui couvre un espace étendu incluant l'Asie centrale et la reliant à l'Europe et à l'Amérique du Nord, complété par des partenaires asiatiques et méditerranéens. C'est aussi une organisation souple et égalitaire qui fonctionne par consensus et qui accorde un rôle important aux pays qui en assurent la présidence, quelle que soit leur taille. L'OSCE est l'héritière des « trois paniers » du processus d'Helsinki et couvre donc plusieurs dimensions de la sécurité - y compris les questions économiques et environnementales, les questions des minorités, la lutte contre le terrorisme ainsi que la dimension humaine. Le Kazakhstan y trouve donc une boîte à outils qui lui permet de traiter certains problèmes, un multiplicateur d'influence au-delà de son voisinage immédiat et un gage de respectabilité pour une jeune nation, un cadre dans lequel il peut promouvoir la sécurité à la fois paneuropéenne et eurasiatique. Enfin, une présidence peut espérer parvenir à des résultats positifs concernant des problèmes difficiles dont l'organisation a la charge et en tirer un surcroît de prestige.

P. I. - À l'inverse, quel est l'apport spécifique du Kazakhstan à l'OSCE ?

M. P. de B. - Le Kazakhstan a été le premier pays d'Asie centrale, le premier pays de la Communauté des États indépendants et le premier État à majorité musulmane à prendre la tête de l'OSCE. À tous ces titres, il a ouvert l'OSCE à des dimensions nouvelles et lui a donné une légitimité accrue à un moment difficile de son évolution. La réussite du grand projet de la présidence kazakhe, le sommet d'Astana, les 5-6 décembre 2010, a permis à l'OSCE de retrouver sa place dans le grand jeu de la sécurité européenne. La Déclaration commémorative d'Astana est un texte important car elle réaffirme explicitement les valeurs fondamentales de l'organisation et les engagements des États membres dans un contexte nouveau. Enfin, le Kazakhstan a montré, tout au long de sa présidence, qu'un pays jeune et volontaire pouvait assumer des responsabilités internationales de façon très professionnelle et avec succès. Il a ainsi ouvert la voie à d'autres États comme l'Ukraine et la Serbie. Enfin, le Kazakhstan a partagé avec l'OSCE quelques expériences qui lui sont propres en matière de cohabitation entre minorités ethniques et religieuses et de relations avec son voisin chinois.

P. I. - Pour vous, quels sont les axes qui devraient être développés prioritairement avec le Kazakhstan pour tirer au maximum le pays du côté des modèles promus par l'OSCE ?

M. P. de B. - L'OSCE ne promeut pas de modèle en soi mais incite ses États membres à mettre en oeuvre les normes communes - en tenant compte de leurs conditions propres, bien entendu. Ainsi le Kazakhstan est-il encouragé, par différents canaux, à servir d'exemple et à poursuivre ses progrès dans l'application des normes de l'OSCE en matière des droits des personnes, des institutions démocratiques, du perfectionnement de la règle de droit et des institutions judiciaires. C'est en particulier à l'occasion des consultations électorales que le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH/ODIHR) et l'Assemblée parlementaire de l'OSCE ont l'occasion de faire le point en profondeur sur les progrès accomplis par les institutions et les pratiques dans un des États-parties. Le Kazakhstan se soumet à cette discipline à l'occasion de chacune de ses consultations électorales.

P. I. - À l'époque où elle occupait la présidence tournante de l'OSCE, Astana avait inscrit à son programme la question de la concorde ethnique en mettant en avant l'exemple du Kazakhstan. Comment aviez-vous perçu cette initiative ?

M. P. de B. - La pratique kazakhe en matière de concorde ethnique est effectivement un exemple qui peut être cité en référence pour les politiques à mener dans ce domaine. Mais elle correspond aux conditions propres au Kazakhstan à un moment donné de son histoire, et la situation de chaque pays est spécifique et les modèles sont difficiles à transposer. La crise qui a éclaté dans le sud du Kirghizstan au mois d'avril 2010 et qui a provoqué des victimes au sein de la minorité d'origine ouzbèque a obligé la présidence kazakhe de l'OSCE à s'engager dans la gestion à chaud d'une crise dans ce domaine. Et ce fut un succès. Il existe au sein de l'OSCE un Haut commissaire aux minorités nationales dont la fonction consiste, en pratiquant une diplomatie discrète, à désamorcer les crises et à améliorer la situation des minorités dans la durée. Pendant toute l'année 2010, son titulaire, Knut Vollebaek, a travaillé en bonne entente avec la présidence kazakhe.

P. I. - L'un des grands axes voulus par la présidence kazakhe de 2010 avait été la résolution des conflits dits « gelés » au sein de l'ancien espace soviétique : Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie. Quel fut le bilan de cette tentative ?

M. P. de B. - Il est toujours difficile de mesurer le succès des efforts menés par chaque présidence de l'OSCE pour avancer vers la résolution des conflits gelés. Le simple fait que l'un ou l'autre de ces conflits n'ait pas, à nouveau, dégénéré représente en soi un succès appréciable même si aucun ne trouve de solution. Chacun de ces conflits est traité par un dispositif de gestion de crise ad hoc, le plus souvent issu des accords de cessez-le-feu intervenus pour mettre un terme à la dernière phase active du conflit. Comme ses prédécesseurs, la présidence kazakhe a tenté d'agir en soutien de ces mécanismes dans les conflits du Haut-Karabagh (groupe de Minsk) et de l'Abkhazie/Ossétie du Sud (conversations de Genève). Elle a bénéficié de sa familiarité avec les pratiques et les codes dans l'espace ex-soviétique ainsi que de l'autorité et de l'engagement personnel du président Nazarbaïev.

P. I. - En 2010, Astana avait également placé la question de la sécurité assez haut dans l'ordre de ses priorités. Elle désirait, notamment, travailler efficacement sur le dossier afghan et sur les risques de déstabilisation au Tadjikistan, en Ouzbékistan et au Turkménistan. En quoi le Kazakhstan peut-il être un contributeur de paix et de stabilité dans cette région difficile ?

M. P. de B. - La première préoccupation d'Astana dans le domaine de la sécurité s'est inscrite dans le cadre de la dimension paneuropéenne. En poursuivant les consultations au sein de l'OSCE engagées par la présidence grecque, dites processus de Corfou, Astana a souhaité relancer les différents volets de cette problématique de sécurité en mettant en oeuvre des consultations en profondeur en matière de maîtrise des armements, de mesures de confiance et de mesures nouvelles susceptibles de fonder une « communauté de sécurité ». Le résultat de ce travail est reflété dans la Déclaration commémorative d'Astana, texte de cinq pages qui renouvelle tous les principaux engagements pris par les États-parties dans le cadre de la CSCE puis de l'OSCE dans les différentes dimensions qui contribuent à cette sécurité. La sécurité en Asie centrale est un autre volet de cette action. Ce volet a été dominé par la crise kirghize - une crise qui aurait impliqué Astana même si le Kazakhstan n'avait pas exercé la présidence de l'OSCE à ce moment-là. Astana a joué un rôle actif pour faciliter le départ du président kirghize Bakiev et a, ensuite, nommé un envoyé spécial qui est intervenu aux côtés des représentants du secrétariat de l'OSCE et de l'Union européenne. L'OSCE a envoyé dans la partie sud du Kirghizstan une force de police légère pour épauler et former les forces de police locales. En ce qui concerne la situation de l'Ouzbékistan et du Turkménistan, où aucun élément de crise ouverte ne s'est fait jour pendant la présidence kazakhe, les rapports ont été plus distants, reflétant les rivalités anciennes entre la direction kazakhe et les responsables de ces pays. Sans doute pour montrer sa bonne volonté, Astana a également manifesté son intérêt pour la situation en Afghanistan en prenant l'engagement d'accueillir des étudiants afghans. Puissance émergente, ouverte sur le monde, ayant fait preuve d'une politique avisée depuis son indépendance, le Kazakhstan se veut un pôle de stabilité dans une région exposée à des influences multiples. Mais il n'est pas en mesure d'exercer, à lui seul, une influence décisive, comme en témoignent les tensions entre l'Ouzbékistan et le Tadjikistan tout au long de la période récente...

P. I. - Si, par hypothèse d'école, le Kazakhstan devait assumer aujourd'hui, une nouvelle fois, la présidence de l'OSCE, quels conseils lui prodigueriez-vous ?

M. P. de B. - Le contexte paneuropéen s'est dégradé de façon significative depuis la présidence kazakhe. Il existe désormais une réelle tension entre la Russie et ses partenaires occidentaux au sujet de la Crimée et de la région du Donbass. Une partie de l'acquis des principes partagés par les États membres de l'OSCE, en particulier dans la dimension humaine, est désormais contestée par certains participants et l'organisation se trouve ramenée à ses origines en tant que lieu de prévention des conflits militaires autour de territoires donnés. Toute présidence de l'OSCE est confrontée, aujourd'hui, à des exigences immédiates de médiation dans des circonstances difficiles où la confiance entre les parties est réduite. Dans ces circonstances, les bons rapports qu'Astana entretient avec Moscou seraient précieux pour aider à stabiliser la situation en Ukraine et pour rouvrir des perspectives de coopération en matière de sécurité paneuropéenne. De même, l'expérience accumulée par les responsables kazakhs en matière de relations entre groupes religieux serait sans doute un atout pour gérer la montée des groupes extrémistes dans certains pays de l'OSCE.

P. I. - Plus de vingt-cinq ans après la chute de l'Union soviétique, l'ex-secrétaire général de l'OSCE que vous êtes dirait-il que le Kazakhstan s'est engagé sur une voie encourageante ?

M. P. de B. - Parmi les États issus de l'espace soviétique, la Russie mise à part, le Kazakhstan se détache. Il a bâti un État moderne, il a commencé à forger une nation qui rassemble autour d'une même identité des groupes ethniques et culturels différents. Il mène une politique économique ouverte sur le monde qui lui permet de figurer activement dans le grand mouvement de la globalisation. Enfin, il se positionne sur la scène internationale en faisant le choix éclairé d'une participation active aux instances multilatérales. Conséquence : il possède, indéniablement, un « profil » original et des marges de manoeuvre qui lui sont propres. Tous ces acquis sont remarquables et devront être consolidés pendant la période à venir qui apportera des défis nouveaux en matière de consolidation de sa société autour des valeurs communes à tous les États-parties à l'OSCE.