Politique Internationale — Vous dirigez Bpifrance aux côtés de Nicolas Dufourcq. Quelle est la mission de la banque ?
Pascal Lagarde — Bpifrance est une banque publique qui accompagne les entrepreneurs en France dans leur financement, mais aussi dans leurs problématiques extra-financières. Nous sommes nés de la fusion d’Oseo, du FSI et de CDC Entreprises et nous avons hérité, à ce titre, d’un important portefeuille de participations en 2013. Notre mission est de les faire fructifier en développant l’économie française. Nous finançons les entreprises de plusieurs manières, dès leur création et à chaque étape de leur croissance. Ainsi, nous prenons des participations minoritaires dans des entreprises cotées et non cotées, directement ou indirectement via notre activité de fonds de fonds. Nous octroyons également des prêts aux entreprises aux côtés des banques privées et garantissons les crédits bancaires aux TPE et PME. Bpifrance accompagne les entreprises dans leurs projets d’innovation comme à l’international et assure notamment leur activité export à travers une large gamme de produits. Enfin, nous avons mis en place des programmes d’accompagnement des dirigeants, notamment au travers d’accélérateurs, basés sur les trois piliers que sont la formation, le conseil et la mise en réseau.
P. I. — Avec combien d’entreprises travaillez-vous, et quel est le poids de Bpifrance dans l’économie française ?
P. L. — Nous accompagnons environ 80 000 entreprises, dont 80 % en garantie de crédits bancaires pour les aider à réaliser leurs activités. Bpifrance n’est pas seulement une banque et une agence de crédit export ; c’est également le premier investisseur public français dans les entreprises. Fin 2019, le portefeuille géré par Bpifrance représentait plus de 19 milliards d’euros investis. Nous prêtons aussi aux entrepreneurs et notre encours de financement est de l’ordre de 39 milliards d’euros. Notre poids total dans l’économie française est donc d’environ 58 milliards d’euros.
P. I. — Dans quelles entreprises françaises êtes-vous un actionnaire important ?
P. L. — Bpifrance est un actionnaire de grandes sociétés emblématiques, comme Orange, Vallourec, PSA, Valéo ou Ingenico. En 2019, nous avons joué un rôle actif dans la fusion entre PSA et FCA (Fiat). Mais nous sommes aussi présents auprès de TPE, de PME et d’ETI dont les noms sont moins connus. Bpifrance soutient également l’écosystème français de la tech, lequel intéresse de plus en plus les investisseurs étrangers et, en particulier, les fonds souverains. Nous allons développer des produits de gestion dans lesquels les fonds souverains auront toute leur place.
P. I. — Faut-il considérer Bpifrance lui-même comme le fonds souverain français ?
P. L. — Oui, sans nul doute. Bpifrance est devenu le fonds souverain français. Nous sommes reconnus comme tel par nos pairs. Nous faisons partie des organisations qui rassemblent les fonds souverains et les grands investisseurs institutionnels. Bpifrance a repris les activités de CDC International Capital comme membre fondateur de l’Institutional Investors Roundtable (IIR). Nous participons ainsi aux réunions des responsables opérationnels des plus grands fonds souverains et des fonds de pension du monde entier dans l’objectif de partager des bonnes pratiques et de nouer des partenariats. En 2019, Bpifrance a aussi été admis au sein de l’International Forum of Sovereign Wealth Funds et a adhéré aux principes de Santiago (1). Et c’est bien parce que nous sommes reconnus internationalement comme un fonds souverain que nous pouvons amener les autres fonds souverains à investir à nos côtés pour soutenir les entreprises françaises. Nous avons un modèle qu’ils comprennent, et il est rassurant pour eux d’investir avec nous car nous avons une connaissance profonde du tissu économique français.
P. I. — Cette dimension de votre activité est encore mal connue du grand public. Souhaitez-vous que cela change ?
P. L. — Cela change progressivement. Toute fin 2018, nous avons finalisé le transfert de CDC International Capital, de la Caisse des dépôts vers Bpifrance, dont l’activité est le développement de partenariats avec des fonds souverains en vue de réaliser des co-investissements. 2019 a été une année importante puisque nous avons contribué à sécuriser ces partenariats et à en développer de nouveaux. Nous voulons aider ces fonds à trouver des investissements rentables en France qui permettront à nos entreprises de grandir. Nous travaillons pour la France en ramenant des capitaux dans notre pays. Ce sont vraiment des partenariats gagnant-gagnant pour les deux parties, qui peuvent contribuer de manière significative à l’économie française. Notre rôle est de les orienter vers des actifs de qualité. Jusqu’ici, nous n’avons pas particulièrement mis en avant le fait que nous soyons un fonds souverain, mais nous allons le faire. Nous avons grandement avancé en ce sens dans la période récente. Bpifrance fait désormais partie, comme je vous le disais, des organisations représentatives de ces acteurs et je suis moi-même entré au conseil (board) de l’Institutional Investors Roundtable. Nous l’avons fait parce que nous voulons travailler davantage avec les fonds souverains. Participer à ces organisations est un moyen de rencontrer d’autres acteurs, de travailler ensemble, d’échanger, d’apprendre à mieux se connaître et d’établir des relations de confiance.
P. I. — Intervenez-vous aussi dans l’immobilier ?
P. L. — Nous ne le faisons jamais. Notre domaine d’intervention, c’est l’entreprise. Investir dans l’immobilier est un autre métier dans lequel nous ne nous aventurons pas. Et ce n’est pas notre rôle, non plus, d’intervenir dans ce secteur via des fonds. Il est vrai que plusieurs fonds souverains le font. Le Qatar a, par exemple, réalisé des investissements en France en rachetant des biens emblématiques, mais nous n’avons pas de relations avec eux dans ce domaine. Et nous n’avons pas l’intention de nous développer sur ce terrain ; il y a bien assez de choses à faire auprès des entreprises, et il s’agit d’un enjeu majeur pour la France. Notre mission consiste notamment à travailler avec des fonds souverains pour attirer des capitaux en France. Beaucoup étaient au départ focalisés sur les grandes entreprises du CAC 40 ; nous voulons les amener à s’intéresser aussi au capital développement et au capital-risque, c’est-à-dire à investir dans des fonds qui soutiennent de petites et moyennes entreprises.
P. I. — Vous rencontrez de nombreux fonds souverains. Quelle est leur philosophie ?
P. L. — Les fonds souverains comptent parmi les plus grands investisseurs au monde et, globalement, leurs actifs sous gestion croissent très rapidement. PWC les évalue à 15,3 trillions de dollars en 2020, soit une augmentation de 6,2 % par an depuis 2015 si l’on définit comme fonds souverains les fonds directement ou indirectement gérés par le gouvernement d’un pays dans le but d’atteindre des objectifs nationaux. Il n’y a pas deux fonds souverains qui se ressemblent. C’est une population hétérogène, tant par les montants investis que par la rentabilité recherchée et la diversité géographique des investissements. Ils ont été créés à l’origine par les pays producteurs de pétrole pour gérer les revenus liés à son exploitation. Le premier fonds souverain a été lancé par le Koweït en 1953 alors que celui-ci était encore un protectorat britannique. Une seconde génération de fonds souverains a vu le jour pour gérer les excédents commerciaux en Chine ou à Singapour. Enfin, de nombreux pays, notamment en Afrique, développent aujourd’hui un fonds souverain dont les ressources sont souvent liées à l’exploitation des matières premières. Le Sénégal vient d’en créer un. Les fonds souverains investissent soit hors de leurs frontières pour faire face aux chocs ou assurer l’avenir des générations futures, soit chez eux pour diversifier leurs économies. Ils développent souvent les deux stratégies. Les fonds souverains chinois soutiennent également les réformes économiques du pays et viennent en soutien en cas de crise, par exemple lorsqu’une recapitalisation des banques est nécessaire.
P. I. — Sont-ils de bons gestionnaires ?
P. L. — Ils se sont professionnalisés et ont recruté des équipes, souvent multinationales, afin de pouvoir investir en direct. Les fonds souverains sont devenus d’importants investisseurs dans les infrastructures qui constituent un actif en ligne avec leur horizon de temps long et générateur de revenus réguliers. Ils s’intéressent de plus en plus aux entreprises non cotées car ils sont à la recherche de rendement dans un contexte de taux d’intérêt très bas. Pas moins de 300 milliards d’euros supplémentaires pourraient être investis dans des entreprises non cotées par les fonds souverains en 2020 dans le monde selon les estimations les plus récentes de PWC. Ce sont des investisseurs compétents, exigeants, et notre expérience de coopération avec eux montre qu’ils investissent d’abord en fonction des mérites propres d’une entreprise ou d’une opération. Ce sont des investisseurs patients, de long terme, avec des contraintes de temps moins fortes que d’autres investisseurs. Ils sont réellement des partenaires de confiance.
P. I. — Avec quels fonds souverains entretenez-vous des relations privilégiées ?
P. L. — En reprenant fin 2018 les activités de CDC International Capital, filiale de la Caisse des dépôts fondée en 2014, Bpifrance a récupéré six partenariats. Ils nous permettent de travailler avec de grands fonds souverains du Golfe, comme Mubadala (Émirats arabes unis, avec lequel Bpifrance avait déjà un partenariat dans le secteur de la tech) et QIA (Qatar), mais aussi d’autres régions du monde grâce à RDIF (Russie), CIC (Chine) et KIC (Corée). Un partenariat existe aussi avec Kingdom Holding Company, qui est un grand investisseur institutionnel saoudien. Nous nous sommes engagés à consolider la stratégie mise en place par CDC International Capital en amplifiant les partenariats d’investissement. Nous répondons à la demande des fonds souverains qui veulent accroître leurs participations dans des entreprises françaises, en particulier non cotées. Nous investissons ensemble dans certaines entreprises. L’ensemble représente aujourd’hui un montant cumulé d’accords de co-investissement de plus de 2,8 milliards d’euros et un portefeuille d’environ 600 millions d’euros placés dans des entreprises françaises de croissance, en France ou pour soutenir leur développement à l’étranger.
P. I. — Concrètement quels montants représentent ces partenariats et dans quelles entreprises les fonds souverains ont-ils investi récemment ?
P. L. — Nous sommes par exemple passés avec Mubadala, le fonds des Émirats arabes unis, d’un partenariat de 300 millions d’euros totalement investi à un nouveau partenariat de un milliard d’euros, dont plus de 300 millions dédiés à la tech. Trois opérations ont d’ores et déjà été réalisées dans des fonds français. Autre exemple : notre partenariat de 300 millions d’euros signé en 2014 avec le fonds souverain du Qatar doit aussi être poursuivi et développé. Notre partenariat avec le fonds russe RDIF a permis au groupe Orpea de se lancer sur le marché russe où il va ouvrir des maisons de retraite. Nous avons aussi aidé Dalkia à développer des projets d’efficacité énergétique en Russie, toujours avec l’appui de RIDF. Nous voulons étendre ce type de collaborations à d’autres partenaires dans le Golfe et en Asie. Nous proposons également aux fonds souverains d’investir dans les fonds dans lesquels nous investissons, notamment en Afrique, où nous avons une expertise particulière. L’Afrique est un formidable réservoir de croissance, et les fonds souverains s’y intéressent. Enfin, nous avons commencé à organiser des road shows auprès des plus grands fonds souverains pour les inviter à souscrire à l’initiative Lac d’Argent. Il s’agit d’un fonds de 10 milliards d’euros qui investira des tickets minoritaires dans des grandes entreprises françaises cotées dans un objectif d’ancrage, de stabilisation du capital et de valeur ajoutée au sein des conseils d’administration, à l’instar de ce que nous faisons déjà dans nos participations. L’objectif est de proposer à nos partenaires d’investir avec une perspective de long terme et d’actionnaire patient dans des sociétés que Bpifrance a identifiées comme présentant des trajectoires de croissance prometteuses.
P. I. — N’est-il pas parfois risqué d’aider les fonds de certains pays étrangers à investir en France ?
P. L. — La philosophie globale des fonds souverains ne doit pas être oubliée. Les fonds souverains cherchent des actifs de qualité dans lesquels investir. Notre mission consiste à les aider à les identifier. C’est une bonne chose pour la France. Cela permet aux entreprises françaises d’accéder à des financements stables, de long terme. Il n’est pas si facile pour elles de trouver des actionnaires patients qui savent les accompagner en leur laissant le temps de développer leur stratégie. En prêtant main-forte aux fonds souverains, nous donnons les moyens aux entreprises françaises, et donc à l’économie française, de croître. En ce sens, coopérer avec les fonds souverains est sain. Les fonds souverains ont suscité des craintes ; on a dit qu’ils étaient les chevaux de Troie de leur gouvernement qui investiraient avec des visées uniquement politiques ou de pillage technologique. Ils éveillent aussi des fantasmes de « poches profondes », de masses d’argent faciles à capter. La réalité est assez différente. Certes, les fonds souverains sont proches de leur gouvernement et la composante politique peut infléchir certaines de leurs stratégies. Pour autant, ils ont avant tout un impératif de rendement et font, depuis la publication des principes de Santiago (1), des efforts de transparence sur leur stratégie et leur gouvernance. Dans le cadre d’un partenariat entre Bpifrance et un fonds souverain, nous sommes très attentifs à ne pas aller à l’encontre de nos critères ESG que nous devons respecter quelle que soit la contrepartie.
P. I. — La France est-elle attractive pour les investisseurs ? Son image a-t-elle changé ?
P. L. — Le pays est devenu attractif pour les investissements étrangers, malgré les événements sociaux récents. Son image s’est nettement améliorée auprès des décideurs économiques et dans les grands classements internationaux. En 2018, selon le dernier baromètre publié par EY, dans un contexte de repli des investissements étrangers, la France s’inscrivait à contre-courant et faisait mieux qu’en 2017. Elle reste la première destination européenne pour les investissements internationaux dans l’industrie et devient son centre névralgique en matière d’innovation. Notre pays a une croissance plus forte que ses grands voisins, en raison notamment des réformes engagées pour assurer aux entreprises un cadre fiscal et réglementaire plus compétitif. Cette politique encourage le dynamisme de ses entrepreneurs.
P. I. — La lutte contre le réchauffement climatique est-elle prise en compte dans votre stratégie ?
P. L. — Bien sûr, elle est au cœur de la stratégie et des pratiques de Bpifrance et se retrouve tout naturellement dans notre stratégie vis-à-vis des fonds souverains et investisseurs de long terme. Nous souhaitons ainsi travailler avec les grands investisseurs institutionnels européens autour des enjeux liés à la transition écologique et à la lutte contre le réchauffement climatique. Nous avons tout intérêt à collaborer avec ces acteurs sur ces thématiques. Dans son discours de 2015 prononcé à la Lloyd’s, Breaking the Tragedy of the Horizon — climate change and financial stability, Mark Carney, le gouverneur de la Banque d’Angleterre identifiait le risque climatique comme le plus grand risque systémique de la finance, et soulignait notamment le risque de transition lié aux changements de modèle vers une économie bas carbone. C’est aussi le message central du Global Risks Report du World Economic Forum présenté à la dernière réunion de Davos en Suisse. Bpifrance doit contribuer à porter des initiatives en ce sens auprès des fonds souverains et des grands investisseurs. Nous allons donc également nous associer aux travaux du One Planet SWF créé à l’initiative du président de la République.
(1) Les principes de Santiago ont été élaborés en 2008 par des fonds souverains rassemblés à la demande du FMI au sein d’un groupe qui deviendra l’International Forum of Sovereign Wealth Funds.