Politique Internationale — Pour commencer, peut-on donner une définition précise des fonds souverains ? Il semble qu’ils recouvrent des réalités différentes…
Marie Brière — Les fonds souverains sont des fonds d’investissement appartenant à un État et financés par les excédents de l’activité économique d’un pays. Il en existe de plusieurs types et on peut les classer en deux grandes catégories selon leur rôle. Les premiers ont une fonction de stabilisation du budget de l’État. Un certain nombre de fonds souverains alimentés par les revenus des matières premières entrent dans ce cadre. Comme les prix de ces ressources — pétrole, gaz, minerais, matières premières… — sont souvent très volatils, le risque est grand de dilapider cette richesse au gré des fluctuations des prix de marché. L’idée est de transférer les revenus dans un fonds, qui reverse ensuite un revenu fixe au budget de l’État. C’est le cas, par exemple, du fonds souverain norvégien qui alimente les caisses publiques à hauteur de 4 % de ses avoirs. Le Chili a également créé un fonds de stabilisation assis sur les revenus du cuivre et des matières premières.
Dans la seconde catégorie on range les fonds qui ont une fonction de réserve, c’est-à-dire qui servent à financer les dépenses à venir. Il peut s’agir du financement des retraites, mais aussi du soutien aux entreprises locales ou de l’investissement dans des technologies innovantes. L’objectif d’un fonds de réserve consiste à transformer une ressource épuisable en une ressource pérenne, et à trouver un relais de croissance pour les générations futures. En pratique, l’organisation des différents fonds varie d’un pays à l’autre. Certains, comme le fonds norvégien, cultivent cette double dimension : ils sont à la fois fonds de stabilisation et fonds de réserve. Le Chili, lui, a choisi de créer deux structures distinctes : un fonds de stabilisation et un fonds de réserve.
P. I. — Qu’en est-il des fonds souverains chinois ou moyen-orientaux, souvent présentés comme agressifs en raison des positions qu’ils sont amenés à prendre dans des domaines stratégiques comme l’énergie, la défense ou les communications ? Se partagent-ils, eux aussi, entre stabilisation et réserve ?
M. B. — Dis-moi quels sont tes objectifs, je te dirai quel fonds souverain tu es ! On peut user de cette formule pour résumer la stratégie des fonds, qui évolue en fonction des attentes économiques et politiques des gouvernements qui les créent. Certains ont des objectifs de rentabilité affichés : leurs positions doivent pouvoir générer une croissance de leurs actifs à moyen ou long terme. D’autres se situent sur un terrain géopolitique : leur portefeuille d’actifs sert au moins autant à exercer une influence ou à pénétrer des secteurs stratégiques qu’à rapporter de l’argent. Certains investissements de fonds chinois ou du Golfe relèvent clairement de cette politique. Là encore, plusieurs buts peuvent se combiner. Certains fonds chinois visent à sécuriser l’approvisionnement en matières premières, d’autres agissent pour soutenir leurs économies locales. De même, il n’y a pas des fonds éthiques d’un côté et des fonds à visées purement financières de l’autre. Un fonds qui se focalise sur la rentabilité financière pourra parfaitement investir significativement dans les énergies renouvelables et mettre en avant des objectifs de lutte contre le réchauffement climatique s’il pense que cela peut être bénéfique pour sa performance.
P. I. — Les fonds souverains sont-ils une invention récente ? Et quelle est leur véritable puissance financière ?
M. B. — Le premier des fonds souverains est le fonds koweiti qui est né en 1953. Les deux fonds de Singapour — Temasek qui a vu le jour en 1974 et GIC en 1981 — sont également des pionniers. Beaucoup d’autres ont suivi et ce mouvement n’est pas terminé. Israël a annoncé la mise en place d’un fonds souverain pour 2020, sur la base des ressources gazières du pays. La France avait, en 2008, appelé de ses vœux la création d’un fonds souverain européen, qui aurait permis de financer et de soutenir le développement de champions européens pouvant rivaliser avec leurs homologues américains ou chinois, comme Apple, Google ou Alibaba. Mais ce projet ne s’est jamais concrétisé. Il est aujourd’hui à nouveau à l’étude par la Commission de Bruxelles. Il y a eu des périodes plus propices que d’autres à l’émergence de ces fonds. Ce fut le cas dans les années 1990, quand le Fonds monétaire international a beaucoup poussé à la création de fonds souverains dans les pays émergents. L’idée des experts du FMI était alors d’éviter ce que les économistes appellent la « maladie hollandaise ». Une expression qui fait référence à l’enchaînement de problèmes économiques liés à la découverte de grands gisements de gaz aux Pays-Bas à la fin des années 1970. L’afflux de ressources dans un pays, par exemple lié à l’extraction de matières premières, peut en effet causer des dommages à l’économie locale. Il peut déboucher sur l’appréciation de la devise, ce qui entraîne une perte de compétitivité d’autres secteurs dont les produits deviennent trop chers. En isolant les revenus tirés des matières premières dans un fonds, on évite ce cercle vicieux. Globalement, on estime aujourd’hui à environ 8 000 milliards de dollars les actifs des fonds souverains. À titre de comparaison, les fonds de pension représentent 18 000 milliards de dollars, soit plus du double. Même si leurs investissements sont souvent cités dans les médias, même s’ils peuvent agiter les opinions publiques lors de prises de participation sensibles, les fonds souverains ont donc une puissance de feu tout à fait comparable à celle d’autres investisseurs institutionnels.
P. I. — On associe rarement la notion de fonds souverain aux États-Unis. Pourquoi ?
M. B. — Si l’on associe rarement la notion de fonds souverain aux États-Unis, c’est sans doute parce qu’il n’existe pas de fonds au niveau fédéral. Cela ne veut pas dire que les Américains se sont désintéressés de ce type d’investissement, il existe bel et bien des fonds souverains outre-Atlantique. Mais ce sont des outils étatiques. Le fonds de l’Alaska, par exemple, est lié aux ressources pétrolières et gazières de l’État. Idem au Canada où la province de l’Alberta, elle aussi productrice de pétrole, s’est dotée d’un fonds souverain. Ces fonds ont au fil du temps essaimé sur tous les continents, aussi bien dans des pays développés que dans des pays émergents, dans des démocraties que dans des pays autocratiques. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la transparence et l’utilisation de ces instruments financiers. Ils reflètent en quelque sorte les objectifs du pays dont ils sont le bras financier.
P. I. — Et qu’en est-il de la France ?
M. B. — En France, deux organismes s’apparentent à un fonds souverain : le Fonds stratégique d’investissement, créé en 2008 pour aider les entreprises françaises à trouver des investisseurs stables susceptibles de financer leurs projets de développement ; et le Fonds de réserve des retraites (FRR) qui a été constitué en 1999 pour répondre au déséquilibre dû au vieillissement de la population et à la baisse du nombre d’actifs par rapport aux retraités. Tous les observateurs ne considèrent toutefois pas le FRR comme un vrai fonds souverain, car son passif, comme dans le cas d’un fonds de pension, est assez clairement défini. Le fonds devra décaisser tous les ans — jusqu’en 2024 — 21 milliards d’euros à verser à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Cela étant, son objectif peut à tout moment être remis en question. Il sera déterminé par le pouvoir politique en liaison avec les réformes en cours.
P. I. — Le fonds souverain est donc un « animal » financier aux vastes déclinaisons. Mais qu’est-ce qu’un fonds souverain bien géré ? Existe-t-il des règles qui permettent de vérifier que les actifs sont correctement alloués ?
M. B. — La discipline financière d’un fonds souverain n’est pas une chose facile à juger. D’abord, les fonds ne sont pas tenus de publier des informations comptables. Seuls les plus transparents communiquent précisément sur leurs encours, leur allocation d’actifs et la performance de leurs placements. Mais l’examen du mode de gouvernance constitue un bon indicateur de la qualité de gestion du fonds. Une nouvelle fois, le fonds souverain norvégien se distingue puisqu’il fait l’objet de vérifications à un triple niveau. La Banque centrale norvégienne est en charge de la direction opérationnelle, mais elle rapporte directement au ministère des Finances qui pilote les décisions d’allocation stratégique du fonds et s’assure que tout est en ordre. Et ce n’est pas fini : le ministère en réfère ensuite au Parlement qui est chargé de contrôler la conformité du fonds aux intérêts du pays. Voilà pour un bon élève. Mais d’autres États, comme le Venezuela, ont malheureusement une gouvernance plus faible. Créé en 1998, le fonds de stabilisation avait au départ des règles transparentes mais, dès l’année suivante, ces règles ont été modifiées et une loi a été votée autorisant le président de la République Hugo Chavez à puiser dans ses réserves — ce qu’il n’a pas hésité à faire pour financer différents programmes sociaux. Dans ce cas précis, le fonds a été complètement détourné de sa vocation initiale. En 2005, un nouveau fonds a été mis en place, Fonden, qui permet de transférer directement des revenus au gouvernement sans passer par le fonds de stabilisation, facilitant encore l’utilisation des ressources de manière discrétionnaire par l’État.
P. I. — Au-delà de la gouvernance, quel est votre avis sur l’orthodoxie financière des fonds souverains ?
M. B. — Avant de répondre à cette question, il faut s’entendre sur ce qu’est une gestion financière saine. En fait, elle varie en fonction des besoins du pays considéré. Si l’on examine le bilan comptable d’un État, on trouve d’abord des réserves financières et, disons pour simplifier, la valeur actualisée des revenus qu’il va encaisser. Cet ensemble constitue son actif. Mais il a aussi un passif ; ce sont toutes les dépenses que l’État doit supporter pour investir, rembourser sa dette, payer les retraites, financer les infrastructures, les hôpitaux, les écoles… Ces dépenses relèvent d’un choix politique. Et ce choix politique se traduit en termes d’investissements. L’orthodoxie financière d’un fonds souverain consiste donc à donner les moyens au pays dont il dépend de réaliser ses objectifs économiques et politiques. Il n’existe pas une allocation d’actifs type qui serait applicable à tous les fonds souverains ; tout dépend de la nature des revenus, de la diversification de l’économie et des objectifs assignés par l’État. Or ceux-ci sont parfois flous et, surtout, ils peuvent changer en cours de route. Dans ces conditions, il peut s’avérer difficile de préserver l’orthodoxie financière. C’est la raison pour laquelle un grand nombre de fonds souverains se focalisent sur un simple objectif de génération de rendements de leurs actifs accumulés, plus aisément mesurable.
P. I. — Vous avez vous-même contribué à construire une allocation d’actifs idéale destinée à servir de modèle aux fonds souverains. Sur quel cocktail repose-t-elle ?
M. B. — On peut élaborer un cocktail idéal pour un pays donné, compte tenu de ses ressources et de ses besoins. Il est impossible, en revanche, de bâtir une sorte de martingale qui fonctionnerait à tous les coups pour tout le monde. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur le sujet avec le professeur Zvi Bodie, qui enseigne à l’Université de Boston et qui est spécialisé dans les questions d’investissement et de financement des retraites (1). Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il était essentiel pour les actifs d’un fonds d’offrir la meilleure diversification avec les autres sources de revenu au bilan de l’État, mais également une couverture du passif (dettes, dépenses) du même État, y compris le passif contingent (fonds nécessaires en cas de crise du système financier). Cela a des implications très concrètes. Ainsi, dans les pays producteurs de matières premières, le fonds souverain ne devrait pas investir dans des domaines corrélés avec les matières premières. Ce principe fondamental de bonne diversification financière est à la base de la récente décision du fonds norvégien de cesser d’investir dans le secteur pétrolier — décision qui a suscité un très vif débat dans l’opinion publique. Pour être mise en pratique, cette gestion nécessite un excellent niveau de coordination entre les institutions qui contrôlent les différents postes à l’actif et au passif de l’État : le fonds souverain, mais aussi la Banque centrale, le Trésor et le ministère des Finances. Un certain nombre de pays comme la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Afrique du Sud ou la Turquie ont fait des efforts significatifs dans cette direction, en tentant de mieux articuler la gestion de la dette et celle des réserves de change.
Enfin, la gestion financière des ressources et des dépenses d’un pays soulève des difficultés pratiques, liées à la mesure des variables concernées. Les outils macroéconomiques standards sont souvent inadaptés. La plupart des variables macroéconomiques décrivent en effet des flux, et non des stocks, et ne conviennent pas à l’évaluation des actifs incorporels tels que le capital humain et le capital naturel. Par ailleurs, les données macroéconomiques traditionnelles captent mal la dimension du risque. Ce manque de données agrégées rend difficile la coordination de la gestion de la richesse souveraine avec les politiques budgétaire et monétaire et la gestion de la dette publique.
P. I. — Les fonds souverains investissent dans des grands groupes privés. Comment se passe la coexistence entre ces deux univers, entre des organismes souvent peu transparents et des sociétés beaucoup plus exposées en termes de chiffres ?
M. B. — L’expérience montre que les fonds souverains sont la plupart du temps des actionnaires comme les autres. Parfois, ils demandent des informations sur la conduite de l’entreprise, parfois ils n’en demandent pas. Dans les pays non démocratiques ils ont tendance à ne pas prendre part au pilotage des entreprises cotées dans lesquelles ils investissent, préférant ne pas exercer leurs droits de vote lors des assemblées générales d’actionnaires. Cela ne signifie pas qu’ils se désintéressent de ces questions, mais ils ne font rien pour avoir voix au chapitre. Inversement, d’autres fonds comme le fonds néozélandais ou le fonds norvégien sont beaucoup plus actifs. Ce dernier affiche très clairement des objectifs éthiques. Il s’interdit d’investir dans une liste d’entreprises non « vertueuses » — armement, nucléaire, utilisation du charbon, dommages environnementaux, violation des droits humains, corruption… — et intervient auprès de toutes les entreprises sur ces sujets. Il vote en assemblée générale, soutenant les résolutions d’actionnaires sur des thématiques environnementales et sociales, et discute avec la direction pour lui demander des comptes sur le respect des droits humains ou la gestion des émissions de gaz à effet de serre. Dans un article de recherche récent, nous avons analysé ces votes en assemblée générale, en les comparant à ceux des grands gestionnaires d’actifs américains. Il apparaît que le fonds norvégien est particulièrement en pointe sur ces questions, bien plus que ne le sont des mastodontes américains comme BlackRock ou Vanguard (2).
P. I. — Diriez-vous que les fonds souverains disposent des équipes suffisantes, à la fois en qualité et en quantité, pour mener à bien leurs opérations ?
M. B. — Je peux parler de ce que je vois, à travers mes contacts réguliers avec les équipes de ces fonds. En l’occurrence, elles sont la plupart du temps parfaitement outillées pour faire face à une addition de problématiques pointues. Les représentants de ces équipes ont le plus souvent suivi les meilleures formations internationales, aux États-Unis ou en Europe. Ensuite, les fonds souverains des pays en développements savent aussi s’adjoindre les services de profils étrangers lorsqu’ils jugent que telle ou telle compétence doit être renforcée. Enfin, dans certains cas, les fonds sont conseillés par des institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale. Ils ont aussi la possibilité de participer à de grands rendez-vous internationaux : ces rencontres sont l’occasion d’échanger des idées et de comparer les meilleures pratiques.
P. I. — Vous côtoyez dans votre fonction de nombreux représentants de ces fonds. Considérez-vous qu’à la différence des autres investisseurs institutionnels ils se comportent en investisseurs de long terme ? Ont-ils le courage d’investir à contre-cycle ?
M. B. — Dans l’ensemble, oui. Ils restent longtemps dans les projets où ils investissent, ceux qui sont transparents en tout cas. Lors de la crise financière de 2008, les fonds souverains ont joué un rôle bénéfique. Au moment où les banques vacillaient, ils ont conservé et même dans certains cas renforcé leurs positions dans des entreprises en difficulté. Ces stratégies se sont également révélées payantes sur le long terme. Mais parfois, elles ont été engagées contre l’avis des opinions publiques. Pendant la crise financière de 2008, par exemple, le fonds norvégien a maintenu ses placements en actions, ce qui lui a été reproché par une partie de la population. Les gestionnaires le savent et font généralement preuve d’une vraie dose de courage financier. Certains fonds de stabilisation ont, de par leur nature, plus de mal à investir à contre-cycle, notamment lorsque le pays se retrouve en difficulté. C’est pendant les crises financières que les États ont besoin des ressources du fonds. Or ces décaissements les obligent à vendre à un moment moins approprié du strict point de vue de la performance financière.
P. I. — Un mot de conclusion ?
M. B. — Dans cette période de tensions sociales et d’incertitude sur l’impact du réchauffement climatique, les fonds souverains peuvent jouer un rôle essentiel en contribuant très concrètement au financement des retraites ou de la transition énergétique. Sur ce dernier point, de récentes initiatives ont vu le jour, comme le One Planet Summit, dont la première édition s’est tenue à Paris en décembre 2017, et qui a réuni six fonds souverains, lesquels se sont engagés à faire tout leur possible pour accélérer la transition mondiale vers une économie bas carbone. Mais le rôle des fonds souverains ne s’arrête pas là. Ils peuvent également encourager une meilleure gouvernance des entreprises et inciter ces dernières à prendre en compte les externalités environnementales et sociales qu’elles génèrent sur nos sociétés.
(1) Z. Bodie et M. Brière, « Sovereign Wealth and Risk Management: a Framework for Optimal Asset Allocation of Sovereign Wealth », Journal of Investment Management, 2014.
(2) M. Brière, S. Pouget et L. Ureche-Rangau, « BlackRock vs Norway Fund at Shareholder Meetings: Institutional Investors’ Votes on Corporate Externalities », SSRN Working Paper, no 3140043, 2017