Politique Internationale — Un peu d’histoire pour commencer : quand la trajectoire du groupe Vinci a-t-elle croisé celle des fonds souverains ? Y a-t-il eu un épisode fondateur ? Et cette trajectoire commune a-t-elle évolué au cours des dernières années ?
Christian Labeyrie — Pour répondre à cette question, il faut remonter à la création du groupe Vinci, avec, en toile de fond, la manière dont il a orchestré sa croissance. En 2000, Vinci fusionne avec Groupe GTM, un autre acteur français majeur du BTP et des concessions d’infrastructures. Cette opération stratégique permet à Vinci de doubler de taille. L’action de la société prend rapidement de la valeur, devient de plus en plus attractive et s’installe durablement parmi les « blue chips » de la Bourse de Paris. Résultat : toutes sortes d’investisseurs sont à l’affût pour prendre une participation au capital de Vinci et, parmi eux, des fonds souverains. Sans refaire l’historique de leurs marques d’intérêt, le processus s’effectue de manière progressive, avec plusieurs acteurs qui rachètent successivement — et parfois aussi vendent — des actions du groupe. C’est ainsi qu’aujourd’hui nous avons une douzaine de fonds souverains au capital de Vinci. Sont représentés, en particulier, le fonds norvégien ainsi que plusieurs fonds du Moyen-Orient et d’Asie du Sud-Est, ou encore la Caisse des dépôts et consignations (CDC) — si, comme le font certains observateurs, on considère celle-ci comme un fonds souverain. À l’heure actuelle, entre 6 et 7 % du capital de Vinci sont détenus par des fonds souverains : le chiffre n’est pas négligeable, mais il n’est pas non plus très important. Rappelons que près de 80 % du capital de Vinci est « flottant » c’est-à-dire disponible sur le marché à l’achat comme à la vente.
P. I. — Dans cette fourchette de 6 à 7 %, vous n’incluez pas le fonds qatari. Pourquoi ce statut à part ?
C. L. — La présence du Qatar au capital de Vinci correspond à une opération bien spécifique, qui n’est pas un simple achat de titres sur le marché. En 2010, Vinci rachète Cegelec, une entreprise française spécialisée dans les travaux électriques. Mais le paiement ne s’effectue pas en numéraire : le propriétaire de Cegelec, qui est alors une entité détenue par l’émirat du Qatar, récupère dans le cadre de la transaction très précisément 5,7 % du capital de Vinci. Ce mode de paiement en titres est une pratique courante dans le monde des affaires. Dans le cadre de cette opération, le fonds souverain qatari bénéficie aussi de la présence d’un représentant au conseil d’administration de Vinci. Sa participation a, depuis, légèrement diminué : elle est aujourd’hui de 3,7 %, mais il reste représenté à notre conseil d’administration. Cela fait maintenant près de dix ans que ce fonds souverain est associé au développement du groupe. Si le Qatar n’est pas sorti du capital de Vinci, c’est sans doute qu’il a toutes les raisons de se féliciter de cette participation : la stratégie est conforme aux objectifs annoncés, et elle se révèle profitable. Au passage, on doit souligner que l’Émirat est un administrateur comme les autres, avec le même comportement et les mêmes attentes que ses pairs.
P. I. — Les fonds souverains sont des actionnaires comme les autres, dites-vous. Qu’est-ce que cela implique comme mode de fonctionnement au quotidien ?
C. L. — Chaque année, après la publication des résultats annuels, début février, le groupe échange avec plusieurs dizaines d’investisseurs et d’analystes financiers lors de road shows organisés aux quatre coins de la planète. C’est un rituel que connaissent bien tous les grands groupes cotés : nous sommes en quelque sorte mis sur le gril par des interlocuteurs très pointus. Les questions que nous posent les fonds souverains à travers leurs représentants dans le cadre des road shows ne diffèrent pas de celles des autres investisseurs : ils veulent connaître les grandes lignes de la stratégie du groupe et la manière dont celle-ci se décline par métier. Soit une large palette d’interrogations : quels sont nos objectifs opérationnels et financiers à moyen et à long terme ? Avons-nous identifié des cibles potentielles ? Comment évoluent nos performances opérationnelles ? Quelle est notre stratégie financière ? Quels sont les marchés les plus porteurs ? Cette liste est loin d’être exhaustive car les échanges peuvent aussi porter sur des points très précis, en référence à une opération financière ou à un projet en particulier. Nos interlocuteurs peuvent nous demander également de commenter les indicateurs directement liés à la conjoncture, comme les conséquences sur nos activités de l’épidémie du coronavirus ou de l’évolution du cours des matières premières, des taux d’intérêt, etc. Pour tout dire, le président de Vinci Xavier Huillard et moi-même sillonnons le monde depuis une vingtaine d’années, et je n’ai jamais constaté un statut spécifique pour les fonds souverains. Ce sont des acteurs financiers comme les autres, qui raisonnent sur les mêmes bases que celles des autres investisseurs institutionnels. J’ajoute que parmi tous les investisseurs institutionnels présents au capital de Vinci, qu’il s’agisse ou non de fonds souverains, aucun ne se distingue par une attitude qui trancherait spécifiquement.
P. I. — À aucun moment les fonds souverains ne sont donc traités comme des partenaires un peu exceptionnels. Ce sont quand même des institutions qui peuvent travailler en direct avec les plus hautes autorités de certains pays. Cela ne vous incite pas à en faire un peu plus qu’avec d’autres types d’investisseurs ?
C. L. — J’ai évoqué les road shows qui font partie de notre panorama financier traditionnel. Un autre type de rendez-vous institutionnel, les road shows consacrés à la gouvernance, complètent nos relations avec les fonds actionnaires de Vinci. Ils sont pilotés par le secrétaire général du groupe en présence de Yannick Assouad, notre administratrice référente. Ces road shows gouvernance sont organisés chaque année avant l’assemblée générale des actionnaires, qui se tient au printemps, afin de présenter aux principaux investisseurs les résolutions qui leur seront soumises pour approbation. Il ne s’agit pas d’un traitement exceptionnel car il est normal que les actionnaires disposant d’un certain poids dans le capital de la société — qu’ils soient ou non des fonds souverains — puissent réagir avant la réunion de l’assemblée générale.
P. I. — Vos propos tranchent avec le discours ambiant : généralement, les observateurs insistent davantage sur le poids géopolitique des fonds souverains que sur leur recherche de performances économiques…
C. L. — C’est tout le problème de la France, où l’on manque singulièrement de culture économique. J’exagère à peine, car les fonds souverains sont tout sauf des organismes réfugiés sur leur Aventin et qui surveilleraient de loin la courbe de leurs investissements. Au contraire, ils suivent au plus près la manière dont leur argent est placé. Et ils veulent qu’il soit utilisé du mieux possible, au même titre que les autres investisseurs. Seule l’origine de cet argent diffère éventuellement : tandis que les fonds de pension gèrent les avoirs de leurs clients en vue de permettre le paiement de leurs retraites, les fonds souverains tirent généralement les leurs des ressources en matières premières des États qu’ils représentent. Leur objectif est de les faire fructifier pour pouvoir mener à bien des projets au bénéfice des générations futures. C’est le cas, par exemple, pour la Norvège et les fonds souverains du Moyen-Orient qui gèrent les excédents issus des ventes de pétrole et de gaz. Il faut le dire clairement : la mission de ces fonds est de rechercher avant tout une performance financière, non une position sur l’échiquier politique. D’ailleurs, quand nous sommes au contact des équipes qui gèrent les fonds souverains, ce ne sont pas des personnalités politiques que nous rencontrons mais le plus souvent des experts nord-américains ou européens, parfaitement au fait des mécanismes de marché, recrutés parmi les meilleurs gestionnaires.
P. I. — À vous entendre, les fonds souverains ne seraient même pas des investisseurs à long terme. Ils auraient les yeux rivés sur des indicateurs immédiats afin de connaître la rentabilité instantanée de leurs placements…
C. L. — Je ne dis pas cela ; je dis surtout qu’il faut revenir à des choses simples : certes, la plupart des fonds souverains, à l’instar de celui de la Norvège, se préoccupent des générations futures et investissent en conséquence. Mais ils ne se projettent pas forcément à dix, quinze, vingt ans ou plus. L’horizon de leurs placements, au sens où ils peuvent donner lieu à arbitrage, tourne plutôt autour de cinq-sept ans. Finalement, les questions que se posent les fonds souverains ne sont pas si éloignées de celle que pose le banquier au petit épargnant qui est en face de lui : quelle utilisation allez-vous faire de cet argent ? Pour le reste, imaginons qu’un fonds souverain voie l’un de ses placements, même de très long terme, en chute sensible. Il demandera des comptes aux responsables des sociétés dans lesquelles il a investi comme n’importe quel autre investisseur.
P. I. — Comment le dossier environnemental s’invite-t-il dans la gestion des fonds souverains ? Vinci est un groupe industriel qui agit sur le plan climatique. Vos interlocuteurs, dans les fonds, épousent-ils ces préoccupations ?
C. L. — La montée en puissance des questions écologiques et sociétales dans le paysage des entreprises et des investisseurs est une composante clé de ces dernières années. Elle fait désormais partie intégrante des éléments de stratégie, avec plusieurs indicateurs permettant de valider ou non une démarche responsable. Selon les cas, on parle de données environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) ou de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cela recouvre globalement les mêmes problématiques. Tous les grands acteurs sont passés au tamis de ces critères. Vinci fait d’autant moins exception à la règle que ses activités, tant dans le contracting que dans les concessions, sont étroitement imbriquées avec les écosystèmes des territoires dans lesquels elles s’exercent. La publication de nos derniers résultats annuels a été l’occasion d’afficher des objectifs très ambitieux dans ce domaine : d’ici à 2030, Vinci s’engage à réduire de 40 % ses émissions de gaz à effet de serre. Toutes les entités du groupe sont concernées par cette lame de fond. Cette dimension écologique se retrouve désormais chez la plupart des fonds d’investissement, certains fonds souverains, comme celui de la Norvège, étant même en pointe dans ce domaine.
P. I. — Vinci est aussi un groupe qui travaille dans le monde entier. Le fait d’avoir des fonds souverains au capital est-il un atout supplémentaire pour décrocher tel ou tel gros contrat ? Lorsque vous pilotez un projet dont l’un des actionnaires est un fonds souverain présent à votre capital, comment se passe la cohabitation ?
C. L. — La cohabitation se passe d’autant mieux qu’il y a une muraille de Chine entre les deux univers. Je veux dire par là que ce ne sont pas les mêmes poches dans lesquelles un fonds souverain puise pour participer à un projet industriel ou pour prendre une participation dans une entreprise cotée comme Vinci. Ce ne sont pas les mêmes équipes qui gèrent ces deux problématiques. Une illustration de cette situation est donnée par la LGV (Ligne à grande vitesse) reliant Tours à Bordeaux. Cette infrastructure, réalisée par les entreprises du groupe Vinci, est gérée par une société concessionnaire, dont Vinci est actionnaire au côté d’un fonds de la Caisse des dépôts, celle-ci étant, par ailleurs, actionnaire de longue date de Vinci. Plus généralement, nous ne sommes jamais avantagés pour décrocher un nouveau contrat dans un pays donné sous prétexte que le fonds de ce pays détient une participation au capital de Vinci.
Il se trouve que, comme d’autres groupes étrangers opérant dans la construction au Qatar et conformément aux dispositions en vigueur dans ce pays, nous avons créé une filiale commune avec une entité qatarie. L’activité de cette filiale dépend essentiellement des opportunités d’affaires existantes sur le marché local des infrastructures, où elle est confrontée à la concurrence d’autres acteurs présents sur ce marché.
P. I. — Pour conclure, peut-on faire un point sur l’environnement économique du groupe Vinci ?
C. L. — L’année 2019 a été une très bonne année pour Vinci. Le groupe a affiché un chiffre d’affaires record de 48 milliards d’euros et le résultat net a également fortement progressé à près de 3,3 milliards. Ces excellentes performances sont dues à la dynamique de notre modèle concessionnaire-constructeur. Ce modèle économique associe deux grandes branches de métiers, complémentaires sur le plan industriel et financier, qui se développent en déroulant leur propre stratégie tout en s’enrichissant mutuellement de leurs expertises réciproques : d’une part, le contracting, c’est-à-dire nos activités dans la construction (bâtiment et travaux publics), l’énergie (qui recouvre aussi les technologies de l’information) et les travaux routiers et ferroviaires. Pour prendre la mesure de cet ensemble, il s’exerce à travers plus de 3 000 entités dans une centaine de pays, pour un volume estimé à 270 000 chantiers par an. D’autre part, les concessions : nous sommes leader en France dans les concessions d’autoroutes et de stades, outre l’exploitation de la ligne ferroviaire à grande vitesse Sud Europe Atlantique déjà mentionnée. Dans le secteur aéroportuaire, Vinci opère 45 aéroports dans une douzaine de pays, ce qui fait de nous le deuxième opérateur aéroportuaire mondial avec un trafic géré de plus de 250 millions de passagers. En 2019, nous avons réalisé une opération majeure avec l’acquisition d’une participation majoritaire dans l’aéroport de Gatwick, le deuxième aéroport du Royaume-Uni et l’un des top dix européens. Sur le plan de la conjoncture, la crise des Gilets jaunes en France en 2018 avait fortement perturbé certaines de nos activités. L’année 2019 a vu un retour à la normale. Pour 2020, malgré un contexte géopolitique et économique incertain, les perspectives d’activité pour le groupe restent favorables compte tenu notamment du niveau élevé de son carnet de commandes. Mais les arbres ne montant pas jusqu’au ciel, la croissance devrait être plus modérée qu’en 2019.