Politique Internationale — Vous êtes un spécialiste des fonds souverains — un sujet auquel vous avez consacré un grand nombre d’études. Pourquoi vous intéressez-vous autant à ces investisseurs institutionnels un peu particuliers ?
Ashby Monk — Les fonds souverains sont en effet des investisseurs particuliers, en raison de leur perspective d’investissement. Ils sont de véritables investisseurs de long terme. C’est une caractéristique très intéressante pour les marchés financiers et le monde économique, car elle est rare. La plupart du temps, les contraintes des investisseurs sont des contraintes de court ou de moyen terme. Ils interviennent, par exemple, en fonction de l’évolution des prix du pétrole. Dans certains pays, ces fluctuations peuvent avoir des conséquences budgétaires majeures. Dans un monde où dominent les stratégies à courte vue, les fonds souverains occupent une place à part ; ils permettent de lisser les plans de développement des économies.
P. I. — Le fait qu’ils soient en quelque sorte libérés du temps, contrairement aux autres investisseurs, est donc bénéfique à l’économie mondiale ?
A. M. — Oui, être libérés du temps permet aux fonds souverains de faire preuve d’efficacité dans un environnement global mondialisé et financiarisé. Sous l’effet de cette financiarisation, le paysage économique s’est modifié en profondeur au cours des dernières décennies. Les marchés financiers ont acquis un tel pouvoir qu’ils sont vus comme une menace par de nombreux gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. Ces gouvernements ont donc cherché à préserver leurs intérêts dans cet environnement économique en pleine mutation. C’est précisément ce que leur permettent les fonds souverains. Les États utilisent ces fonds pour investir dans des entreprises privées. D’une certaine manière, les gouvernements se sont soumis aux lois de la finance, mais ils en profitent aussi.
P. I. — Quel est, pour vous, le principal effet positif des fonds souverains ?
A. M. — Ils agissent en quelque sorte comme des filtres. Ils convertissent certains travers de l’économie mondiale financiarisée et mondialisée et du capitalisme en outils de transformation de l’économie. Des outils politiques au sens noble du terme. Les fonds souverains sont là pour préserver les économies locales, assurer leur autonomie. Ils jouent un rôle économique, mais aussi politique car ils parviennent à limiter le pouvoir de la finance. Ces fonds souverains ont été créés pour des raisons et dans des objectifs macroéconomiques différents ; ils investissent leurs actifs sur les marchés financiers selon les règles établies par leurs sponsors. Leur développement montre bien le pouvoir qu’ont pris les marchés financiers dans tous les pays, y compris dans les régimes socialistes, communistes ou autoritaires. On pourrait se demander pourquoi les États se sont tournés vers les fonds souverains pour résoudre leurs problèmes, mais c’est un autre débat !
P. I. — Quelle est la réalité des fonds souverains aux États-Unis ?
A. M. — Il existe aux États-Unis vingt et un fonds souverains. Le premier est né au Texas. Il a vocation à utiliser les revenus du pétrole de manière intelligente au bénéfice des Texans et de leurs enfants, par exemple en finançant l’ouverture d’écoles publiques. Ce fonds souverain du Texas contribue ainsi à la formation des nouvelles générations. Chaque fonds se voit assigner un objectif défini par l’État qui l’a créé. Le dernier en date a été lancé par le Dakota du Nord, dans le but de partager la richesse produite par les nouvelles sources d’énergie. Un fonds souverain peut avoir pour ambition d’accroître le bien-être de la population ou encore de réduire les inégalités. Ce sont des acteurs qui visent des objectifs précis qui ne vont pas changer en cours de route. À moins évidemment que les décideurs politiques en décident autrement.
P. I. — Les États-Unis n’ont pas de fonds au niveau fédéral. Pourquoi ? Peut-on imaginer qu’ils s’en dotent un jour ?
A. M. — En l’état actuel des choses, cela paraît compliqué. En tout cas, il n’existe aucun projet en ce sens et le système politique américain ne s’y prête pas. Pourtant, un fonds souverain américain fédéral permettrait d’apporter une solution aux problèmes sociaux qui pourraient se faire jour dans les années qui viennent. Aujourd’hui, certains acteurs économiques détiennent un grand nombre d’obligations d’État américaines dans leurs actifs. Ils ont peu de chance d’obtenir des rendements importants avec de tels investissements. Si cela devait poser un réel problème, par exemple en termes de retraites, la piste du fonds souverain pourrait être explorée. Mais, pour l’instant, elle n’est pas à l’ordre du jour, c’est encore de la science-fiction.
P. I. — Vous connaissez bien Bpifrance, qui est le fonds souverain français. Comment analysez-vous sa stratégie et son rôle ?
A. M. — Bpifrance est un instrument qui va permettre de donner une nouvelle ampleur au capital développement en France. L’action de ce fonds souverain français permet d’attirer des capitaux et de mener à bien des projets qui, autrement, ne trouveraient pas de financement. Bpifrance contribue à développer l’industrie locale et à accroître les investissements étrangers en France. Les fonds souverains aident souvent d’autres acteurs à investir dans leurs économies locales. C’est le cas du fonds russe, qui le fait d’une manière incroyablement efficace. Si les clients de ce fonds l’accompagnent dans ses investissements, c’est parce que cela marche. Investir auprès de fonds souverains renommés, qui connaissent parfaitement leur économie locale, est rassurant pour les autres investisseurs institutionnels.
P. I. — Le poids des fonds souverains dans l’économie mondiale est-il appelé à se renforcer ?
A. M. — Oui, je le crois. De nouveaux fonds souverains apparaissent régulièrement. L’Indonésie qui avait déjà un fonds dont l’objectif était d’aider à assurer les retraites de la population, vient d’en lancer un nouveau : il s’agit cette fois de contribuer à développer l’économie locale. Le cercle des fonds souverains est donc en train de s’élargir et c’est une bonne nouvelle. Car je le répète : ce sont des investisseurs à part, qui suivent une logique de long terme et qui connaissent très bien leur économie domestique. Ils peuvent servir de partenaires à d’autres investisseurs, et aider les entreprises locales. En cela, ils représentent une vraie alternative aux marchés financiers et permettent de gommer les excès de la mondialisation et de la financiarisation des économies. Il ne faut pas être effrayé par les fonds souverains, mais au contraire les accompagner car ils peuvent être très utiles, non seulement pour les pays qui les abritent mais pour la stabilité du monde en général.
P. I. — En poussant votre analyse jusqu’au bout, diriez-vous que les fonds souverains jouent un rôle stabilisateur, non seulement au niveau économique mais aussi dans les relations entre États ? Peuvent-ils devenir des instruments de paix ?
A. M. — On peut le souhaiter. Dans le contexte de guerre commerciale qui fait rage entre la Chine et les États-Unis, les fonds souverains peuvent constituer un facteur d’apaisement. Ils sont un pôle d’équilibre et font travailler entre eux des entreprises et des investisseurs de cultures différentes. C’est une réalité assez éloignée de l’image qu’ils véhiculent généralement. Beaucoup les considèrent comme une menace pour les entreprises dans lesquelles ils investissent et pour les économies nationales. Bien sûr, dans certains secteurs, pour certains types d’investissement, les gouvernements peuvent formuler des exigences, notamment en termes d’emplois. Le pouvoir politique impose alors au fonds souverain de préserver, voire de développer l’emploi dans les entreprises dans lesquelles il prend une participation. La Russie, par exemple, le fait systématiquement : tous les accords d’investissement comportent un volet en ce sens. Cela fait partie du contrat ; le partenaire qui investit aux côtés du fonds souverain dans une entreprise russe le sait.
P. I. — Certains fonds sont tout de même pointés du doigt. Des observateurs redoutent qu’ils servent à acquérir des technologies et du savoir-faire. Croyez-vous à cette menace ?
A. M. — Je n’ai en tout cas jamais constaté de telles pratiques. Beaucoup d’observateurs redoutent les fonds chinois, mais il faut être conscient que la plupart de leurs participations portent sur moins de 10 % du capital des entreprises. Parfois ils ne détiennent même que 1 %. Bien sûr, on ne peut pas rester passif face à ceux qui auraient la tentation de s’approprier des technologies. Ces stratégies existent, mais je ne pense pas qu’elles prennent forme au travers des fonds souverains. Ils sont beaucoup trop visibles, trop bien identifiés ! Il y a d’autres manières pour des gouvernements malintentionnés d’accéder à des secrets industriels, bien plus discrètes. Plusieurs idées fausses circulent sur leur compte : certains les accusent d’être l’instrument de politiques nationales expansionnistes ; d’autres de poursuivre des objectifs géopolitiques en voulant conquérir des parties du monde ou des secteurs économiques. La plupart du temps, ce n’est pas le cas. Les fonds souverains sont avant tout des instruments économiques et non des armes au service de desseins politiques.
P. I. — Quels sont les défis économiques, écologiques que ces fonds pourraient nous aider à relever ?
A. M. — Je le redis : les fonds souverains sont précieux parce qu’ils sont des investisseurs de long terme. Dans un monde qui a changé, où le tempo est devenu très rapide, être un investisseur de long terme est atypique et cela a une vraie valeur. Ils ont dans leur ADN la possibilité de pouvoir laisser du temps au temps. C’est ainsi qu’ils ont été construits depuis une cinquantaine d’années. Ils sont partis de zéro, ont bâti leurs investissements selon leur propre logique et c’est un atout. Partir de rien permet de mettre en œuvre une stratégie pure sans avoir à se soucier du passé. Sur les marchés financiers, le temps s’est incroyablement accéléré. Ce sont souvent des algorithmes qui prennent les décisions de vendre et d’acheter, à l’opposé d’un investisseur de long terme qui mène une stratégie dont l’horizon se compte en dizaines d’années. Peu d’organismes peuvent gérer de cette manière. De ce point de vue, les fonds souverains constituent des modèles, tout particulièrement en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Les investisseurs institutionnels et les fonds souverains prennent d’ailleurs de plus en plus en compte le changement climatique et les enjeux de croissance durable dans leurs choix d’investissement. C’est rassurant.
P. I. — Quelles sont, selon vous, les régions du monde ou les pays qui mènent les stratégies les plus intéressantes ?
A. M. — Le fonds souverain le plus sophistiqué est, à mes yeux, le fonds de Nouvelle-Zélande. Il mène une politique d’investissements respectueuse des enjeux de croissance durable et est très actif dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il investit dans des entreprises cotées, mais aussi dans des projets et du private equity. Le fonds norvégien est, lui aussi, très attentif à ces thématiques, mais il est davantage investi dans des entreprises cotées. En Afrique également plusieurs fonds souverains ont un rôle crucial à jouer pour gérer les revenus des matières premières, faire bénéficier les pays et leurs populations des ressources naturelles et accroître la richesse du continent. Leur réussite pourrait être un booster du développement de l’Afrique. En constituant une sorte de compte en banque au profit de la population sur lequel seraient versés les revenus des matières premières, ils pourraient aussi participer à la lutte contre la corruption et à la réduction des inégalités.
P. I. — Finalement, les fonds souverains se situent au carrefour des logiques nationales et mondialistes dans la mesure où ils contribuent à la fois à enrichir les pays et à améliorer la collaboration internationale…
A. M. — Les fonds souverains répondent à des besoins de développement locaux, mais ils travaillent de manière rationnelle et très professionnelle avec leurs pairs. Ils sont, en effet, les instruments parfaits pour réconcilier les intérêts nationaux et la mondialisation. Ils sont utiles aux économies de pays riches en matières premières qui pourraient être déstabilisées par des revenus trop importants. Ils peuvent aussi contribuer à maintenir la souveraineté de certains États et à limiter l’impact des crises économiques. Des études du Fonds monétaire international (FMI) ont montré que, lors des crises financières, la présence d’investisseurs stables comme les fonds souverains, constitue un facteur d’apaisement. Même en pleine tourmente, durant l’année 2009, onze nouveaux fonds souverains ont été créés. Dans les moments où les acteurs traditionnels, investisseurs professionnels ou particuliers, perdent confiance dans l’économie et leurs investissements, les fonds souverains résistent. Ils constituent un rempart contre les maux de nos économies modernes : l’accélération du temps, la tentation de dilapider les revenus tirés des ressources naturelles, la délocalisation, le réchauffement climatique. Dans un monde fait d’une juxtaposition de pays indépendants et parfois jaloux de leurs traditions, les fonds souverains offrent une voie alternative vraiment nouvelle, passionnante et porteuse d’espoirs.