Politique Internationale — Vous travaillez depuis longtemps sur les fonds souverains. En 2010, vous leur avez d’ailleurs consacré un ouvrage : Les fonds souverains, une puissance financière insensible aux crises (Eska). Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?
Henri-Louis Védie — Ce qui m’a toujours surpris, c’est cette capacité des fonds souverains — que j’ai observée avant de la comprendre — à naviguer entre l’ombre et la lumière. Cette forme de dualité en appelle d’autres. Faisons un peu d’histoire pour commencer : les premiers fonds souverains apparaissent dans les années 1950, avec un fonds koweitien en 1953 ; au cours des décennies suivantes, ils deviennent plus nombreux mais ne suscitent aucune attention particulière. On se contente de savoir qu’ils existent. En 2007-2008, le paysage change brutalement : les économies occidentales affrontent une crise financière extrêmement sévère, qui les conduit à accuser les fonds de tous les maux possibles. Pour la première fois, on prend conscience de leur force de frappe financière considérable.
Que reproche-t-on alors aux fonds ? D’abord de pouvoir être, s’ils le souhaitent, des fonds prédateurs. Comment ? En profitant d’un cours du dollar très bas et des difficultés d’un grand nombre d’acteurs économiques — banques, industriels, groupes de services, etc. —, ce qui pourrait leur permettre de prendre des positions dominantes dans les sociétés cotées en Bourse, parmi lesquelles des bijoux de famille des économies développées. Pour certains observateurs, la cause est entendue : tous les fonds souverains, quelles que soient leur taille ou leur nationalité, sont à mettre dans un même sac, celui des rapaces prêts à tout. Cela va avoir pour conséquence immédiate d’inciter des États comme les États-Unis ou l’Allemagne à réagir, à voter des lois limitant leur participation dans leurs entreprises. Bref, les fonds souverains vont être pourfendus et vilipendés. Mais cette offensive ne va pas durer très longtemps et ceux-là mêmes qui les menaçaient de représailles ne vont pas tarder à leur dérouler le tapis rouge. Ce retournement de tendance dans des délais aussi courts a conforté mon intérêt pour ces fonds. Tantôt ennemis, tantôt amis, générant des prises de position différentes, voire opposées, les fonds souverains méritent bien qu’on s’y intéresse.
P. I. — Comment se passe ce changement de perception à la fin des années 2000 ?
H.-L. V. — Les fonds souverains jouent un rôle important dans la gestion de la crise financière, mais pas nécessairement là où les attendaient les économies occidentales. Ils injectent des liquidités dans un système bancaire en grand danger, victime de la panique des épargnants. On l’a un peu oublié aujourd’hui, mais l’inquiétude est alors extrême : des banques réputées insubmersibles coulent, les états-majors censés les protéger sont impuissants, les épargnants s’empressent de retirer leurs dépôts, etc. Dans ce contexte où tout vacille, les États vont percevoir les fonds souverains pour ce qu’ils sont vraiment et non pour ce qu’ils étaient supposés être : quand il y a pénurie de trésorerie — c’est le cas en 2007-2008 —, leurs ressources financières apparaissent bien utiles pour amortir le choc. Rares sont les institutions, en dehors des leurs, qui sont capables de proposer une alternative aux mécanismes de fonctionnement d’une économie en crise. Dans mon ouvrage, qui ne part d’aucune idée préconçue, je n’ai pas voulu explicitement leur rendre justice, mais d’abord comprendre leurs stratégies. Et, par là même, comprendre la réponse des États occidentaux qui ont changé leur comportement à leur égard.
P. I. — Dans votre ouvrage, vous expliquez aussi que, pendant des décennies, les fonds souverains sont sous les radars. Qu’est-ce qui explique cette longue période dans l’ombre ?
H.-L. V. — Deux phénomènes se conjuguent. D’abord, le manque de transparence de certains fonds souverains. Comme ces institutions rechignent à sortir de l’ombre, peu de gens s’y intéressent, peu d’études leur sont consacrées et rares sont les événements qui contribuent à les mettre en lumière. Cette discrétion — second phénomène — les encourage à cultiver l’opacité. Pendant des décennies, on ne sort pas de cette spirale. On peut donc considérer que, jusqu’en 2007, les fonds souverains sont des institutions lointaines qui vérifient bien cet adage populaire : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » En réalité, cette discrétion est voulue par les fonds en même temps qu’elle est la conséquence d’un manque d’intérêt de la part des Occidentaux à leur égard.
P. I. — Plus de dix ans se sont écoulés depuis la grande crise financière qui a secoué la planète. Les fonds souverains sont-ils aujourd’hui définitivement reconnus pour leurs qualités ?
H.-L. V. — Des idées reçues et des tabous sont tombés, ce qui permet aux fonds souverains d’être reconnus non pour leurs qualités ou leurs défauts, mais pour ce qu’ils sont ou veulent être. Les idées reçues nous renvoient à leur supposé instinct prédateur. La crise de 2007-2008 a montré qu’il n’en était rien. Elle a fait d’eux les acteurs du sauvetage du système financier. À titre d’exemple, on rappellera que les fonds chinois sont intervenus en 2007 pour sauver Bear Stearns, Blackstone et Morgan Stanley ; que les fonds singapouriens ont fait de même en 2007 et 2008 pour Barclays, Merrill Lynch, Morgan Stanley et Citigroup ; que le fonds koweitien est venu également au secours de Merrill Lynch en 2008. Toutes ces interventions ont rassuré, d’autant qu’aucune banque ou grande entreprise du monde occidental n’est tombée dans leur escarcelle. Autre idée reçue : celle selon laquelle la stratégie des fonds souverains est celle d’une recherche effrénée de rendement. Sans vouloir généraliser, cette image ne correspond pas à la réalité. Dans le cadre d’une gestion des excédents d’État, ils veillent avant tout à protéger la valeur de leur capitalisation. Avec le souci d’en faire bénéficier les générations futures. Ce qui les conduit à ne pas privilégier les placements à risque, seuls garants de gains élevés, mais les placements à rendement plus modeste. Ils évitent ainsi de voir leurs avoirs rognés et des millions de personnes pénalisées.
P. I. — Au gré de vos travaux, reconnaissez-vous aux fonds souverains plus de vertus que d’inconvénients ?
H.-L. V. — Essayons d’aborder cette question autrement, en nous appuyant sur des faits. Les fonds souverains sont des fonds pluriels : leur gestion est liée à l’environnement du pays qui les gère, à son histoire, à sa culture, etc. Bref, toutes choses égales par ailleurs, le fonds norvégien ne ressemble guère au fonds saoudien. Par ailleurs, les fonds souverains investissent dans des secteurs qui, sans eux, risquent d’être délaissés par la finance traditionnelle. C’est le cas du Qatar en France : dans l’Hexagone, ce fonds investit régulièrement dans l’hôtellerie de luxe et l’immobilier de grand standing. Ce qui est un bon moyen de soutenir l’emploi local puisque les palaces requièrent un tissu de services de proximité. D’autre part, les fonds souverains sont plus éthiques qu’on ne le dit parfois. Le développement durable et la préservation de la planète font de plus en plus partie de leur grille d’analyse. C’est vrai pour le fonds norvégien, mais également pour d’autres fonds, même si le phénomène est moins connu. Les fonds en question refusent ainsi de prendre des participations financières dans des groupes industriels qui continuent de miser sur les énergies fossiles. Le fonds saoudien est certes un contre-exemple, mais il ne doit pas faire oublier les efforts des autres. Plus que sur les vertus ou les inconvénients, je préfère insister sur une diversité qui défend une certaine éthique et qui investit dans des secteurs où la finance traditionnelle peine parfois à investir, faute de moyens.
P. I. — Projetons-nous un instant dans un monde sans pétrole. Jusqu’à quel point les fonds du Moyen-Orient seront-ils fragilisés, eux qui tirent des hydrocarbures l’essentiel de leurs ressources ?
H.-L. V. — D’abord et avant tout, ce monde sans pétrole n’est pas pour demain, ce qui n’empêche pas de faire des hypothèses. Certes, à l’origine, les fonds du Moyen-Orient reposent essentiellement sur les hydrocarbures, mais l’analyse mérite d’être nuancée. Il faut distinguer les pays qui utilisent les fonds pour diversifier leur économie, comme les Émirats arabes unis ou le Qatar, et ceux qui tardent à le faire, comme l’Arabie saoudite. Aux Émirats, aujourd’hui, seul 30 % du PIB est lié à l’exploitation des hydrocarbures. À l’inverse, 90 % du PIB saoudien repose sur les ressources en pétrole. De plus en plus souvent, les fonds diversifient leurs placements pour accroître leur marge de manœuvre financière. Ils élargissent également leurs investissements afin de diversifier l’économie des pays auxquels ils sont rattachés et de les rendre ainsi moins vulnérables aux fluctuations des cours du baril. Enfin, il faut souligner que les fonds du Moyen-Orient ne sont pas les seuls à être fragilisés par la volatilité des hydrocarbures : les fonds des pays africains le sont aussi ; ils sont même beaucoup plus impactés que leurs homologues du Moyen-Orient.
P. I. — Finalement, qui est le mieux à même de piloter les fonds souverains ? Des acteurs économiques, capables de se repérer dans une galaxie d’investissements ? Ou des politiques, qui savent prendre de la distance par rapport aux indicateurs financiers ?
H.-L. V. — Il faut sortir du débat entre acteurs politiques et représentants du monde économique. Les fonds souverains nous renvoient, en effet, à des considérations quasi philosophiques : faut-il se soucier des générations futures et, dans l’affirmative, de quelle manière ? Quel modèle de vie doit-on leur proposer ? Sur quelles richesses s’appuyer ? Le cas de la Norvège offre une bonne synthèse de ces réflexions : il combine deux leviers, à savoir la prise de décision économique et un moyen de contrôle politique. Ces deux leviers favorisent une démarche efficace, garantissant un avenir serein aux 5 millions de Norvégiens. Le cas de Singapour, un pays de taille semblable, est lui aussi très intéressant : ses fonds sont transparents, adossés à des excédents commerciaux gérés par les autorités politiques du pays.
P. I. — Comment réussit-on à collecter de l’information sur les fonds souverains ?
H.-L. V. — L’exercice est délicat. Pour mon ouvrage, je me suis appuyé sur les publications du Sovereign Wealth Fund Institute, l’institution américaine qui propose chaque année le maximum de données sur les fonds souverains. On peut aussi s’approvisionner à la source, c’est-à-dire à partir des documents publiés par les fonds eux-mêmes. Avec toutefois une réserve de taille : ces informations sont étroitement tributaires de la communication des fonds et de leur volonté, ou non, de transparence. Si certains peuvent être prodigues en statistiques, d’autres le sont beaucoup moins. Il y a donc un principe de réalité : l’impossibilité, concernant certains fonds, de vérifier la validité des données transmises.
P. I. — Parmi les générations d’étudiants que vous avez croisées, avez-vous senti un réel appétit pour cette question des fonds souverains ? Vous dites-vous que vous avez éveillé des vocations ?
H.-L. V. — Au cours des années 2010, j’ai très souvent constaté un intérêt marqué pour les fonds souverains et leurs problématiques. Des étudiants ont ainsi pu choisir un cours électif, voire un sujet de mémoire. Pour résumer leur approche, ils s’intéressent à la fois à la technicité et aux questions géopolitiques. En analysant les fonds souverains, on comprend mieux la stratégie des États qui en disposent. Quant à savoir si j’ai donné envie à mes étudiants de travailler pour les fonds souverains, la réponse est oui ! J’ai le souvenir d’un programme d’enseignement à Abou Dhabi, auquel je participais : dans l’auditoire il y avait un certain nombre de futurs cadres du fonds souverain, l’un des plus importants de la planète. On ressentait bien leur implication, qui rejaillissait sur l’ensemble des participants.
P. I. — Tous les continents sont-ils désormais pourvus en fonds souverains ?
H.-L. V. — Plus aucune zone n’est désormais dépourvue. Chacune d’entre elles est montée en puissance, progressivement et surtout différemment des autres. Le Moyen-Orient avait impulsé le mouvement. Il a ensuite été relayé, à distance, par l’Asie, l’Afrique, l’Europe et enfin le continent américain, dans la région australe pour ce dernier. Mais ces fonds sont pluriels : aucun ne ressemble à son voisin. Chacun a une histoire qui lui est propre. Certains pays disposent de plusieurs fonds souverains, d’autres se contentent d’un seul. Depuis dix ans, l’Afrique est le continent où ils se sont le plus développés. Ils ont profité de perspectives très favorables en matière d’exploitation pétrolière et sont ainsi apparus dans les États les mieux dotés en hydrocarbures.
P. I. — Un bref regard conjoncturel pour terminer : la période actuelle est-elle favorable aux fonds souverains ?
H.-L. V. — Il n’y a jamais de mauvaise période pour les fonds souverains. Elle est simplement bonne ou moins bonne. En période de crise, les fonds sont souvent considérés comme un refuge. Ils compensent une dévalorisation passagère de leurs actifs en prenant des positions intéressantes dans des secteurs stratégiques. A contrario, quand l’heure est à la croissance, leurs actifs s’apprécient dans des proportions considérables. En tout état de cause, ils sont parmi les mieux armés pour faire face aux aléas de la conjoncture. Si les cours du pétrole baissent, ils attendront des jours meilleurs et un rebond du baril qui finira toujours par arriver. Pour 2020, certains fonds prévoient une croissance à deux chiffres de leur portefeuille. Peu d’institutions et peu d’entreprises peuvent en dire autant.