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Fonds souverains et énergie

Politique Internationale — En votre qualité d’expert des questions énergétiques et géopolitiques, quelle est votre approche des fonds souverains ?

Pierre Terzian — Il est difficile de ne pas relier l’émergence des fonds souverains à des points d’histoire. L’un des pionniers a été, dès les années 1950, le fonds koweïtien, deux décennies avant l’explosion des prix du pétrole et l’apparition des fameux « pétrodollars ». En 1990, la création du fonds norvégien, devenu depuis un acteur de référence, correspond à un autre jalon de l’ascension des puissances pétrolières. D’une certaine manière, Oslo sanctuarise ses rentrées financières liées à ses ressources en hydrocarbures : c’est un élément intéressant dans l’étude de la gestion d’un pays. Toujours à propos de la perception inaugurale des fonds souverains, il faut souligner leur absence de transparence : sauf exception notable, celle du Fonds norvégien justement, on ne sait pas bien où ils investissent, combien ils investissent et enfin s’ils sont rentables ou non. On ne sait pas non plus comment ils sont pilotés, ou plutôt on se doute qu’ils obéissent souvent au fait du prince. La Norvège est le seul pays pétrolier dont le fonds souverain est vraiment contrôlé par une autorité de tutelle élue au suffrage universel, en l’occurrence le Parlement, la Banque centrale assurant la gestion. On doit à la fois se féliciter du mode de fonctionnement norvégien et regretter qu’il soit trop seul.

P. I. — Cette exception norvégienne est-elle vouée à rester une exception ou d’autres pays peuvent-ils suivre, à moyen terme, cette logique vertueuse pour la gestion de leur propre fonds souverain ?

P. T. — Un fonds souverain n’est pas seulement un instrument économique ; c’est aussi un outil politique. Il s’agit sans doute d’une évidence, mais qui explique beaucoup de choses : un pays qui ne fonctionne pas de manière démocratique peut difficilement disposer d’un fonds souverain transparent. Les gouvernements autoritaires cultivent l’opacité, et les fonds souverains n’échappent pas à la règle. Dans ce domaine, les deux sphères, économique et politique, sont étroitement liées : pour qu’un fonds fonctionne avec discipline et sans caprices politiques, il est indispensable que des institutions démocratiques puissent le contrôler. Sans démocratie, le manque de transparence est voué à perdurer. 

P. I. — Comment expliquer un tel manque de lisibilité ? Vous insistez sur la relation entre la nature démocratique d’un gouvernement et la bonne gestion d’un fonds souverain. Dans la mesure où de nombreux États ne sont pas mus par la recherche de représentativité des citoyens, y a-t-il d’autres leviers pour contribuer à un pilotage transparent des fonds ?

P. T. — Sortons un petit instant de l’interaction entre les fonds et la démocratie. Les fonds souverains sont souvent de nature à exciter les convoitises. Ils gèrent en effet des sommes énormes, liées à l’envolée des cours des matières premières. Dans ce cas-là, la tentation est grande chez certains dirigeants de s’approprier une partie des richesses par la corruption. Les responsables de ces dérives se rendent parfaitement compte que la mauvaise gestion d’un fonds souverain est capable de relayer, voire d’intensifier une crise économique. La plupart de ces pays sont victimes de ce que les économistes appellent la « maladie hollandaise » : quand un pays est fortement dépendant d’une seule ressource — notamment le pétrole —, cela peut entraîner de sévères déséquilibres. Si les cours du brut dégringolent, celui qui a bâti son budget sur un prix du baril élevé se voit immédiatement fragilisé. Les exemples sont légion : en misant tout sur son pétrole, le Nigeria a détruit un secteur agricole autrefois très dynamique. De même, le Venezuela, qui n’a rien développé d’autre que ses infrastructures pétrolières, est victime des secousses du marché. La Norvège a réussi à éviter ce danger : sa rente pétrolière fait l’objet d’une affectation à part, au sein d’un fonds souverain qui ne pèse pas sur les équilibres budgétaires. Le recours éventuel de l’État norvégien au fonds souverain est régi par des règles strictes. Il y a une vraie muraille de Chine entre les rentrées liées aux ventes d’hydrocarbures et la gestion du pays avec ses dépenses structurelles, ses marges d’investissement et ses grands programmes. Mais l’édification d’une telle muraille ne s’improvise pas : on en revient à la fameuse application des mécanismes démocratiques.

P. I. — Pourtant, si l’on écoute les pays pétroliers, ils érigent justement une barrière étanche entre leur fonds souverain et ses rentrées financières d’une part, et leur politique budgétaire d’autre part…

P. T. — J’entends bien ces discours, mais ils correspondent pour une large part à une politique d’affichage. La réalité brute se passe de commentaires : ces fonds souverains pratiquent souvent une politique à courte vue. La grande force de la Norvège, c’est d’avoir en quelque sorte isolé du reste de son économie et de son budget ses revenus pétroliers et gaziers afin de préparer les investissements du futur et l’après-pétrole. Peu de gouvernements peuvent en dire autant, même si ces derniers temps le fonds norvégien décide d’orientations ou d’investissements qui visent à donner une certaine image éthique et climatophile de la Norvège. 

P. I. — Les fonds souverains sont-ils toujours des fonds souverains ? Certaines entreprises, comme la Saudi Aramco, la compagnie pétrolière nationale d’Arabie saoudite, sont régulièrement présentées comme des fonds souverains en puissance. Au sens où elles sont pilotées en direct par les États, en plus d’avoir de grosses marges de manœuvre financière et de pouvoir jouer un rôle diplomatique dans certains cas…

P. T. — On ne peut pas présenter la Saudi Aramco comme un fonds souverain. C’est d’abord et avant tout une compagnie pétrolière nationale qui permet d’alimenter les caisses de l’État saoudien. Sa taille est telle qu’elle participe aussi à l’édification de l’avenir de ce pays et à sa politique étrangère et intérieure. C’est dans cette optique qu’on peut lire l’ouverture du capital de la Saudi Aramco (1) : sa mise en Bourse doit permettre à l’État saoudien de commencer à préparer l’après-pétrole en investissant aussi bien dans les énergies renouvelables que dans le développement des secteurs non pétroliers, comme le tourisme, les mines, etc. Au passage, je remarque que, ce faisant, l’Arabie saoudite est en train de vendre des barils de réserves qui ne seront peut-être jamais produits, s’ils sont piégés par l’après-pétrole. Les investisseurs qui vont prendre une participation dans la Saudi Aramco seront propriétaires de réserves de pétrole dont la durée de vie est d’environ 75 ans : mais, dans cet intervalle, le recul programmé de la demande fait que la planète n’aura peut-être jamais besoin de consommer tous ces barils enfouis dans le sous-sol. C’est très astucieux de la part de l’État saoudien. D’autant plus que, pour le moment, tous les investisseurs sont saoudiens. Comme l’Aramco est une société nationale, elle appartient, en principe, aux nationaux saoudiens. En achetant des actions, ceux-ci paient donc pour quelque chose qui leur appartient déjà, la seule différence étant le dividende qu’ils espèrent percevoir.

P. I. — La plupart des fonds souverains tirent leur puissance des gigantesques ressources en énergie — pétrole et gaz — de leurs pays respectifs. Sait-on quand la manne des hydrocarbures va se tarir ? 

P. T. — On manque de certitudes pour statuer avec précision sur cette question. Mais des éléments de réponse peuvent être apportés : d’abord, la baisse de la demande pétrolière, dont les premiers signes devraient être visibles avant la fin des années 2020. La montée en puissance des énergies renouvelables explique pour partie le recul programmé de la consommation de pétrole et celui, déjà visible, du charbon, qui est la principale source des émissions de gaz à effet de serre. Les progrès de l’efficacité énergétique jouent aussi un rôle important. Il s’agit là d’une tendance inéluctable, comme le montre la situation aux États-Unis : alors que Donald Trump plaide pour un secteur automobile dérégulé au maximum — avec le moins de normes environnementales possible —, il bute sur l’hostilité des industriels eux-mêmes qui n’envisagent plus la lutte contre le CO2 comme un dossier mineur. Et que dire des fonds de pension outre-Atlantique ? Ils souhaitent de plus en plus des investissements décarbonés ou peu carbonés. Bref, l’opinion publique et les investisseurs sont de plus en plus sensibles au combat pour le climat. Alors jusqu’à quel point les renouvelables et l’efficacité énergétique vont-ils pouvoir faire baisser la demande pétrolière ? Il est difficile de donner une fourchette, mais les 100 millions de barils consommés quotidiennement par la planète ne seront plus un jour qu’un vieux record. Après, en marge du déclin naturel des gisements, il restera sûrement un seuil de consommation minimal pendant de nombreuses décennies à cause d’usages incompressibles mais dont l’impact sur le climat deviendra négligeable.

P. I. — Face à cette baisse programmée de la demande pétrolière, comment les pays concernés réagissent-ils ? Pour leurs fonds souverains, cette évolution devrait entraîner une sévère perte d’influence…

P. T. — Il est encore un peu tôt pour prévoir l’évolution de l’économie de ces pays. Certains cependant, comme Dubaï et Abou Dhabi, ont déjà commencé à se projeter dans l’après-pétrole.
Les Émirats sont sans doute les plus en pointe dans cette perspective de diversification, avec des offres dans la culture et le tourisme notamment. Ils sont en avance sur le Koweït et l’Arabie saoudite, qui progressent plus lentement. La politique de Riyad a ceci de notable qu’elle s’est fixé des échéances : d’ici à 2030, le royaume a prévu d’effectuer un véritable virage, avec une économie qui ne sera plus ultra-dépendante du pétrole mais qui intégrera significativement d’autres rentrées, ce qui laisse dubitatif. En revanche, il y a d’autres pays pétroliers, comme l’Algérie et le Venezuela, qui sont encore loin d’avoir entrepris une stratégie de diversification. 

P. I. — Depuis longtemps, les observateurs économiques pointent l’appétit des acteurs chinois, qu’il s’agisse des fonds souverains, des banques de développement ou des grandes entreprises. Cette logique d’expansion est-elle vouée à perdurer ?

P. T. — Le phénomène est impressionnant et il l’est d’autant plus qu’il concerne tous les secteurs : l’énergie et les matières premières bien sûr, mais aussi les infrastructures, les télécommunications ou encore la distribution. Plus aucune grande opération ne se déroule aujourd’hui sans qu’un acteur chinois n’intervienne ou tente d’intervenir. Certains spécialistes essaient de minorer le poids de la Chine en insistant sur le fait que sa croissance ne dépasse pas 6-7 %. Ce faisant, ils oublient un peu vite que l’assiette a changé : la croissance actuelle de 6-7 % (tout au moins avant l’épidémie de coronavirus) s’effectue à partir d’un socle économique et financier énorme, dont la taille a presque décuplé en deux décennies. En somme, c’est l’équivalent des 12-14 % par an de naguère. Quoi qu’il en soit, l’expansionnisme chinois est parti pour durer. Et il ne faut pas croire qu’il est systématiquement mal reçu. Dans le cadre de la préparation de l’introduction en Bourse de l’Aramco, la diplomatie saoudienne a fait le tour du monde pour convaincre ses interlocuteurs, dont Pékin, de devenir actionnaires de la compagnie nationale. Ce qui entraîne des situations un peu baroques : on a ainsi vu le fonds souverain russe inciter des partenaires chinois à participer à cette opération… Il est vrai que jamais auparavant la Russie et la Chine n’avaient été si proches l’une de l’autre. 

P. I. — Revenons aux pays mono-ressources : les élites, qui dirigent aussi bien les entreprises que les fonds souverains,
sont-elles en mesure d’intégrer tous les changements précités ? Peuvent-elles faire évoluer la politique de ces pays ?

P. T. — Sur le plan purement technique et individuel, ces élites n’ont pas grand-chose à envier aux élites des autres pays. Elles ont été formées dans les meilleures institutions — les universités américaines, en particulier — et leur expérience professionnelle a été emmagasinée à travers de nombreuses affectations, là encore à l’étranger et à des postes de responsabilité. Mais elles pâtissent du déficit démocratique auquel elles sont confrontées. Mettons qu’une personnalité au pouvoir dans l’un de ces pays veuille soudain consacrer quelques milliards de dollars du fonds souverain à des objectifs politiques : personne n’est en mesure de s’y opposer, y compris les élites les plus affûtées et les plus conscientes de ce genre de dérapages. Bref, tant que la transparence n’aura pas progressé et que les organismes de contrôle resteront impuissants, la rente pétrolière ne sera pas utilisée de manière optimale. L’exemple norvégien est peut-être formidable, mais il reste très largement une exception. Les élites jouent parfois un rôle de contre-pouvoir. Malheureusement, dans la plupart des pays pétroliers, ce n’est pas le cas.

P. I. — Tous ces pays dont nous venons de parler sont-ils sensibles à l’urgence climatique ? Plus généralement, êtes-vous optimiste pour le climat ?

P. T. — Je suis très pessimiste car, d’une part, la lutte contre le réchauffement climatique est prisonnière des égoïsmes nationaux et, d’autre part, les axes de lutte sont dispersés et ne vont pas à l’essentiel. Il faut partir du principe qu’il y a urgence et que celle-ci est d’ordre planétaire. Il faut donc viser les sources d’émissions les plus importantes et celles qui sont les plus faciles à supprimer à l’échelle du globe. Or, on le sait, c’est le charbon qui est la principale source d’émissions. Heureusement, la concentration de sa consommation sur un nombre relativement restreint de sites (quelques milliers de grandes centrales dans le monde), alors que les autres sources d’émissions sont beaucoup plus dispersées, facilite techniquement l’obtention de résultats rapides et significatifs. Les conditions économiques sont également favorables à la fermeture de centrales au charbon et à l’abandon de nouveaux projets. En effet, les coûts des renouvelables sont partout en baisse et leur rendement énergétique est en hausse. Le nombre des centrales au charbon économiquement déficitaires (à cause des renouvelables, des prix bas du gaz naturel et du coût du CO2) augmente partout, en particulier en Europe et aux États-Unis.
Or les États n’agissent pas assez contre le charbon. Il faut donc que les sociétés civiles et les collectivités prennent en main ce combat. Imaginez, par exemple, l’impact qu’aurait dans le monde la décision des grandes villes si une à une elles déclaraient qu’elles n’achèteront plus d’électricité à toute entreprise qui aurait des centrales au charbon dans son panier… Dans des pays ultra-charbonniers, comme la Pologne (80 % de son électricité), des villes ont pour maires des personnes conscientes de l’urgence climatique. Quant aux pays pétroliers, on en revient à la Norvège; qui assure 80 % de sa consommation énergétique au moyen des renouvelables. Mais les autres ne font pratiquement rien ou très peu de chose…

 

(1) Une première tranche de 1,5 %, qui pourrait rapporter jusqu’à 25 milliards de dollars, a été introduite en Bourse en décembre 2019.