Politique Internationale — Un bref retour en arrière pour commencer. Fin 2017, la France, l’ONU et la Banque mondiale organisent à Paris le One Planet Summit. Une cinquantaine de décideurs du monde politique et les grands acteurs de la sphère économique sont rassemblés, avec en toile de fond la lutte contre le réchauffement climatique, la protection des océans, la préservation de la biodiversité et la mobilisation du secteur financier. Pourquoi est-ce un tournant ?
Yves Perrier — Parce qu’un événement en cache un autre. À l’occasion du One Planet Summit, six fonds souverains décident de lancer une initiative visant à accélérer l’intégration de l’analyse du changement climatique au sein de leur gestion d’actifs. C’est un tournant, car ces fonds souverains se sont imposés comme des acteurs majeurs de la finance internationale. Ils représentent respectivement Abou Dhabi, le Koweït, la Norvège, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Nouvelle-Zélande. Au cours des vingt dernières années, leur essor a été particulièrement rapide. Avec plus de 7 000 milliards de dollars d’encours sous gestion, le moindre mouvement des Sovereign Wealth Funds (SWF) a des répercussions sur les marchés financiers, avec des effets d’entraînement au sein de la communauté des investisseurs. Autant dire que chacun de leurs faits et gestes est scruté à la loupe. En l’occurrence, cette appréhension accrue du changement climatique par les fonds souverains éveille immédiatement l’attention.
P. I. — Des répercussions et des effets d’entraînement, dites-vous : pourquoi les fonds souverains ont-ils un tel impact ?
Y. P. — Il ne faut pas oublier que les fonds souverains sont des investisseurs très particuliers. D’abord, ils ont pour rôle principal d’assurer un transfert intergénérationnel de richesse : leur but est de permettre aux générations futures de profiter de la prospérité présente. Cela implique souvent un horizon d’investissement très long. Ensuite, les fonds souverains comptent parmi les investisseurs subissant le moins de contraintes : ils n’ont pas ou peu de passif, ne ploient pas sous les réglementations et sont beaucoup moins tenus aux décisions d’un cercle de dirigeants. Sachant qu’en termes de gouvernance on observe une certaine hétérogénéité. Enfin, il faut rappeler que ces fonds sont des investisseurs globalement très sophistiqués, même si l’on peut noter des différences régionales. D’un côté, ils souhaitent prendre en compte le risque financier induit par le changement climatique sur les portefeuilles ; de l’autre, ils sont conscients des opportunités d’investissement que représente la lutte contre le changement climatique. À l’arrivée, nous mesurons combien le défi environnemental est maintenant pris très au sérieux par des investisseurs qui cumulent la sophistication, un périmètre élargi et une grande marge de manœuvre. Autant dire que la reconnaissance de l’impact du changement climatique sur les portefeuilles est un symbole extrêmement fort.
P. I. — Comment un gestionnaire d’actifs comme Amundi a-t-il réagi à cette initiative des SWF lors du One Planet Summit ?
Y. P. — Nous l’avons accueillie de manière très positive. Pour une bonne et simple raison : Amundi est convaincue depuis longtemps de l’importance croissante des questions environnementales, des avancées sociales et des modes de gouvernance. Convaincue aussi, évidemment, du rôle clé joué par les gestionnaires d’actifs et les investisseurs. Dans cette perspective, je tiens à souligner que l’engagement sociétal est l’un des piliers fondateurs d’Amundi. Cet engagement, on le retrouve par ailleurs dans l’ADN et les valeurs mutualistes du Crédit Agricole. Ce n’est ni un exploit ni un déjà-là : dans un monde fortement libéralisé, la responsabilité des acteurs économiques et financiers est la contrepartie naturelle de cette liberté accrue. Faut-il rappeler que notre mission consiste à gérer l’épargne des investisseurs institutionnels et des particuliers ? Ne pas intégrer le changement climatique serait une attitude irresponsable vis-à-vis de nos clients. Nous soutenons donc toute initiative visant à promouvoir la prise en compte des questions sociétales, au sens large.
P. I. — Cette prise en compte de l’urgence climatique, de la part des fonds souverains comme des gestionnaires d’actifs est parfaitement lisible, mais il n’empêche qu’on part de loin…
Y. P. — Voilà pourquoi l’initiative prise en 2017 par les SWF lors du One Planet Summit s’est accompagnée de la publication d’un cadre reposant sur trois piliers. Le premier d’entre eux implique l’alignement des portefeuilles sur les accords de Paris. Autrement dit, aucun portefeuille ne doit présenter des orientations contraires aux grandes décisions prises lors de la COP21. Le second pilier cible la position d’actionnaire : les SWF se doivent d’être des investisseurs responsables et d’exercer leurs droits de vote dans le sens d’une intégration des problématiques climatiques à la prise de décision des entreprises. La lutte contre le réchauffement ne doit plus être considéré isolément, comme un élément que l’on tiendrait à l’écart de la stratégie des entreprises. Le troisième pilier, enfin, stipule que les SWF intègrent les risques climatiques dans leur allocation d’actifs, ainsi que dans leur gestion du risque et des portefeuilles. Ces objectifs sont très ambitieux, car les critères permettant d’identifier les risques climatiques et environnementaux ne sont pas encore clairement établis.
P. I. — Justement, où en est-on de cette identification des risques climatiques et environnementaux par les investisseurs ?
Y. P. — Sans vouloir verser exagérément dans la théorie, il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. Un travail de pédagogie est nécessaire car toutes les questions que je viens d’évoquer, environnementales et sociales notamment, s’entremêlent de plus en plus. Le thème de « transition juste », qui leur fait écho pour une part, a été placé au cœur du Climate Finance Day organisé à Paris en novembre 2019 (1). Ce concept est intéressant, il est porteur de sens, mais il complexifie aussi le tableau au regard d’investisseurs qui sont en quête de grilles de lecture, d’outils de mesures et de produits d’investissements. Bref, les investisseurs ont besoin de données précises pour se confronter à un domaine crucial, la préservation de la planète, mais dont certains repères sont encore mouvants. Pour le moment, la mise en œuvre d’une analyse climatique des portefeuilles et des stratégies d’investissement soulève encore de nombreuses problématiques : il s’agit de trouver les bons instruments et les bons indicateurs de mesure afin d’intégrer l’étude des risques environnementaux et de déceler des opportunités. C’est un défi que nous cherchons à relever tous les jours.
P. I. — Est-ce pour cela qu’Amundi est l’un des membres fondateurs du One Planet Asset Managers Initiative ? Que recherchez-vous à travers cet engagement ?
Y. P. — Lancé en 2019, le One Planet Asset Managers Initiative renvoie, lui aussi, à un acte fondateur. Concrètement, les huit plus grandes maisons de gestion, dont fait partie Amundi, s’engagent aux côtés des SWF. Cet alignement n’est pas une opération marketing : via leur association, les six grands fonds souverains et les huit gestionnaires d’actifs représentent 15 000 milliards de dollars sous gestion. Cette taille est un avantage considérable pour que le principe de coopération décidé en 2019 débouche sur des résultats tangibles. Concrètement, nous les acteurs concernés, nous souhaitons bâtir un cadre de réflexion commun. Nous avons également décidé de construire ensemble les instruments et les produits permettant d’investir dans des activités conformes aux accords de Paris. C’est donc une brique supplémentaire par rapport à tous les services que nous proposons déjà à nos clients investisseurs — conseils, solutions d’investissements, services de reporting ou de formation… — et qui bénéficient de plus en plus d’une vision et d’une traduction opérationnelle soucieuses de l’urgence écologique.
P. I. — Les différents axes de travail d’Amundi s’inscrivent dans la suite logique des accords de Paris ratifiés à l’issue de la COP21. Désormais, tout le monde est autour de la table, des gouvernements aux gestionnaires d’actifs en passant par les grandes entreprises. D’une manière générale, comment voyez-vous l’articulation des initiatives privées avec les politiques publiques ?
Y. P. — Nul ne doit minorer le rôle du secteur public dans la lutte contre le réchauffement climatique. Au contraire, il est aux avant-postes. Cela tient à sa qualité de régulateur, mais aussi à sa capacité de traitement des externalités négatives. Depuis de nombreuses années, le prix Nobel d’économie 2018, l’économiste américain William D. Nordhaus qui est intervenu au Amundi World Investment Forum en 2019, plaide pour la mise en place d’un système de taxation carbone à l’échelle planétaire. Or, dans ce domaine, bien des choses restent à faire puisque ni les États-Unis ni la Chine n’ont introduit pour l’instant de dispositif de taxation carbone. Outre-Atlantique, il existe certes des systèmes de taxation du CO2 au niveau des États, mais pas à l’échelon fédéral. Une réflexion fiscale et un engagement des États sur ce volet sont d’autant plus indispensables que nous savons désormais que toute politique de transition vers des modèles économiques bas carbone devra s’accompagner nécessairement d’une politique sociale, d’une action de redistribution, comme le mouvement des « gilets jaunes » en France l’a clairement démontré.
P. I. — Cela pose la question des marges de manœuvre financières nécessaires pour accompagner la lutte contre le réchauffement climatique, sur le plan aussi bien économique que social. Comment voyez-vous les États intégrer ce volet budgétaire ?
Y. P. — En tant qu’investisseurs, les acteurs publics n’ont pas suffisamment de ressources pour financer la transition vers des modèles économiques bas carbone et les politiques sociales qui doivent l’accompagner. En effet, les besoins sont colossaux. Rien qu’à l’échelle de l’Union européenne, pas moins de 180 milliards d’investissements supplémentaires devront être mobilisés chaque année pour atteindre les objectifs de ce virage à l’horizon de 2030. Des objectifs qui en annoncent d’autres, car l’horizon de la transition écologique n’est pas figé dans le temps. À intervalles réguliers, l’agenda de la lutte contre le réchauffement climatique méritera d’être réactualisé, à la lumière des dernières avancées ou des reculs. Outre ces investissements supplémentaires, il faudra intégrer d’autres dépenses absolument indispensables, notamment le remplacement de nos infrastructures vieillissantes dans un très grand nombre de secteurs. Or, au vu des ratios d’endettement des pays développés, en augmentation constante depuis la crise financière de 2008, les deniers publics sont devenus une denrée rare, et la priorité est donc donnée à l’apport de capitaux du secteur privé.
P. I. — Vous militez pour un soutien du privé au public…
Y. P. — C’est dans un tel contexte, où le secteur public n’a pas les marges financières suffisantes, que les initiatives réunissant les deux sphères prennent tout leur sens : le secteur privé vient appuyer, démultiplier les efforts du public, à condition que leurs intérêts soient en phase. C’est ce que nous mettons en œuvre chez Amundi à travers un certain nombre de partenariats public-privé : nous travaillons ainsi avec la Banque mondiale, la Banque européenne d’investissement et la Banque asiatique d’investissement et d’infrastructure. Cet alignement d’intérêts ne va pas de soi : il suppose que les secteurs public et privé travaillent ensemble pour faire en sorte que chaque orientation puisse se traduire en mesures concrètes et applicables. Les travaux menés à Bruxelles sur l’élaboration d’une taxonomie européenne en constituent un parfait exemple. Par ailleurs, au fur et à mesure que se mélangeront les sujets sociaux et environnementaux (c’est le concept de transition juste), la taxonomie devra sans doute intégrer à l’avenir une dimension sociale.
(1) Cet événement annuel réunit les grands acteurs de la finance autour des problématiques du réchauffement climatique.