Politique Internationale — La révolution de l’hydrogène : l’expression fait florès depuis quelques années. Pour autant, est-on vraiment en présence d’une révolution énergétique ?
Benoît Potier — L’hydrogène n’est pas un produit nouveau pour nous. Cette molécule est utilisée depuis plus de cinquante ans dans l’industrie de la chimie ou dans le spatial pour les fusées. L’hydrogène est également utilisé dans d’autres secteurs comme le raffinage par exemple, car il permet de diminuer la teneur en soufre des carburants, ce qui est bénéfique pour l’environnement. Cependant, il y a dix- quinze ans, on peut dire qu’on a connu un vrai tournant dans le développement des applications de l’hydrogène, au moment où les problématiques environnementales pour réduire les émissions de CO2 sont montées en puissance. En effet, les capacités de l’hydrogène se sont alors révélées très intéressantes à un double titre : non seulement cette molécule peut être produite de manière décarbonée et ainsi contribuer à la réduction des émissions des procédés industriels les plus émetteurs, mais elle peut aussi se substituer à d’autres énergies, que ce soit dans l’industrie ou dans la mobilité.
P. I. — Est-ce à dire que l’hydrogène est voué à occuper une place importante dans le mix énergétique mondial ?
B. P. — Selon les projections du Conseil mondial de l’hydrogène, l’hydrogène pourrait satisfaire plus de 20 % des besoins d’énergie de la planète à l’horizon de 2050. On mesure à quel point l’hydrogène est en passe de devenir une solution énergétique clé et de constituer un marché mondial majeur. Cela va se faire de manière progressive bien sûr, mais on peut identifier deux grandes phases de développement. Dans un premier temps, jusqu’en 2030-2035, nous continuerons à être en phase de décollage avec des problématiques bien spécifiques liées à la mise en place de toute la filière, qu’il s’agisse des investissements, des subventions, de la construction des infrastructures, du cadrage de la réglementation. La seconde devrait prendre le relais jusqu’en 2050 ; l’usage de l’hydrogène renouvelable ou bas carbone devrait alors se généraliser et le modèle économique sera devenu totalement rentable.
P. I. — Qu’est-ce qui explique cette soudaine accélération de la consommation d’hydrogène ?
B. P. — L’urgence climatique d’une part, et les besoins croissants en énergie d’autre part, ont conduit à une électrification massive de notre société. Or l’hydrogène a un rôle clé à jouer face à cet enjeu car il permet de stocker le surplus d’électricité, surtout lorsqu’il est issu de sources renouvelables intermittentes, et de le restituer grâce aux piles à combustible. Par ailleurs, l’utilisation de l’hydrogène prend tout son sens pour la mobilité durable, en particulier pour la mobilité lourde, comme les poids lourds, le transport ferroviaire, le maritime.
P. I. — Cette solution semble en effet représenter un gisement pour la mobilité durable, quitte à nourrir quelques fantasmes. Va- t-on, par exemple, pouvoir voler grâce à l’hydrogène ?
B. P. — C’est bien sûr une ambition partagée de pouvoir disposer de modes de transport propres. Les batteries électriques ont permis d’enclencher cette dynamique, mais elles ne pourront pas résoudre l’équation de la mobilité propre à elles seules. L’hydrogène permet de combiner autonomie et faible poids et, à ce titre, correspond bien aux besoins de la mobilité lourde. Des flottes de bus et de camions fonctionnent déjà, il y a même un train à hydrogène. L’hydrogène représente, en effet, une vraie alternative pour les nombreuses lignes de chemin de fer qui ne sont pas encore électrifiées. On pourrait aussi mentionner le secteur du maritime, où un premier cargo verra le jour prochainement avec à son bord de l’hydrogène liquide : c’est le projet Energy Observer 2. Pour l’aviation, il faudra sans doute attendre un peu plus longtemps mais les études ont déjà démarré, la filière s’organise et les cas d’usage vont émerger. À court terme, pour les usages au sol dans les aéroports ; et, à moyen terme, de petits appareils pourraient parfaitement voler à l’hydrogène.
P. I. — Intéressons-nous à la fabrication de l’hydrogène. En termes d’engouement médiatique, la priorité va à l’hydrogène vert, via le procédé d’électrolyse qui combine de l’eau avec de l’électricité d’origine renouvelable (solaire, éolien…). Pour les défenseurs des énergies propres, l’hydrogène vert est considéré comme un formidable débouché…
B. P. — Notre objectif est bien sûr que l’hydrogène soit produit de manière décarbonée, mais il existe plusieurs procédés pour y parvenir. Pour le moment, la majorité de la production d’hydrogène est faite à partir d’énergie fossile, mais notre objectif est d’aller vers une généralisation de la production à base d’électrolyse. Cela étant, pendant la période de transition, il y a la possibilité de décarboner les usines de production déjà existantes en captant le CO2 à la sortie.
P. I. — Développer les solutions hydrogène représente un coût, avec des investissements conséquents à la clé. N’y a-t-il pas le risque d’un monde de l’énergie à deux vitesses, avec d’une part les pays en capacité de financer ces développements et d’autre part les pays qui n’ont pas cette possibilité…
B. P. — Les solutions adoptées par les différents pays dépendent à la fois des spécificités de leurs territoires et de leurs choix stratégiques passés et futurs en matière d’énergie. Trois catégories principales sont à distinguer. Les grands pays consommateurs d’énergie, comme la Chine, la Corée ou le Japon, et qui n’ont pas suffisamment de ressources pour produire de l’hydrogène, vont devoir se tourner vers le marché extérieur pour en importer. La deuxième catégorie, en sens inverse, concerne les pays gros producteurs d’énergie, comme les États du Moyen-Orient, la Russie ou les États-Unis, qui sont en train d’étudier l’opportunité de se doter d’infrastructures pour chercher à exporter de l’hydrogène. Enfin, troisième catégorie, elle comprend tous les pays situés entre les deux camps précités : ni exclusivement consommateurs ni exclusivement producteurs. Pour ceux-là, dont l’Europe fait partie, une gestion nouvelle de l’énergie est en train de se mettre en place, avec des enjeux géopolitiques importants. La technologie va également jouer un rôle majeur : contrairement aux énergies fossiles qui sont sur des territoires bien spécifiques, l’hydrogène et la technologie de l’électrolyse ouvrent des perspectives nouvelles en termes de gestion de l’énergie et d’indépendance énergétique, pourvu que l’on dispose d’électricité bas carbone.
P. I. — À partir de quel moment Air Liquide a-t-il commencé à se doter d’une stratégie dans l’hydrogène ?
B. P. — Cela fait maintenant plus de cinquante ans que l’on produit et que l’on vend de l’hydrogène. À titre personnel, l’hydrogène a fait partie des premiers dossiers que j’ai eu à traiter en développement dès les années 1990. Depuis, l’ascension de l’hydrogène s’est faite progressivement : dans la chimie, la sidérurgie ou le raffinage, qui sont un point d’ancrage avant que les problématiques liées à la mobilité ne surgissent au premier plan. En 2017, nous avons créé le Conseil mondial de l’hydrogène, signe d’une préoccupation globalement partagée. Je n’ai pas peur de dire qu’Air Liquide a senti très tôt le potentiel immense de cette molécule, pour des applications extrêmement variées qui, aujourd’hui, s’avèrent cruciales pour réussir la transition énergétique.
P. I. — Comment s’est organisé le groupe pour travailler sur l’hydrogène ? Avez-vous créé une direction spécialement dédiée ? Ou l’approche est-elle plus transversale ?
B. P. — Les applications de l’hydrogène, à mesure qu’elles se multiplient, concernent de plus en plus d’activités d’Air Liquide. Pour mieux aider nos clients et leur proposer des approches de plus en plus globales, nous avons décidé de constituer une « task force » dédiée à l’hydrogène, qui fonctionne comme une tour de contrôle, mais aussi comme un poste d’observation de toutes les tendances de marché à travers le monde. L’objectif est de mobiliser les compétences dans telle ou telle zone pour répondre au plus vite et au plus près aux besoins des marchés.
P. I. — Quand on parle de projets dans l’hydrogène — cette remarque ne s’applique pas nécessairement à Air Liquide —, on peine parfois à savoir s’il s’agit de prototypes ou de véritables réalisations industrielles…
B. P. — L’hydrogène, comme je le disais, n’est pas un produit nouveau. Depuis cinquante ans et nos premiers pas dans l’hydrogène, nous avons eu le temps de passer au stade industriel. Ce qui est nouveau, c’est le champ des applications, et le fait qu’on puisse le produire de manière décarbonée. Pour distinguer quelques projets, en 2015, le Groupe a mis en service une installation de captage de CO2 sur son site de production d’hydrogène à Port-Jérôme (Seine-Maritime) : cette technologie Cryocap est l’une des plus innovantes à travers le monde, et elle commence à intéresser de nombreux clients qui cherchent à décarboner leurs installations. Plus récemment, en janvier 2021, nous avons inauguré au Canada la plus grosse unité du monde de production d’hydrogène renouvelable par électrolyse à membrane. Ce site affiche une capacité de 20 mégawatts (MW), à comparer à notre toute première unité pilote de 1,5 MW. À l’horizon de 2025, c’est un électrolyseur de 200 MW qui devrait à son tour entrer en service en Normandie. Il livrera de l’hydrogène renouvelable pour des applications industrielles et de mobilité lourde. La croissance est donc exponentielle, c’est une véritable révolution qui est en marche.
P. I. — Nous n’en sommes pas encore là, mais Air Liquide se projette- t-il déjà dans un futur où le groupe serait massivement dédié à l’hydrogène ?
B. P. — La force d’Air Liquide a toujours été d’être un groupe diversifié. Aujourd’hui, l’hydrogène représente environ 10 % de notre activité. Cela ne nous empêche pas d’être très ambitieux : nous avons annoncé que nous allions tripler notre chiffre d’affaires dans l’hydrogène d’ici à 2035.
P. I. — Vous avez parlé précédemment de la phase de décollage dans laquelle se situe l’hydrogène. Les pouvoirs publics sont-ils conscients des efforts à accomplir pour soutenir cette filière ?
B. P. — Qu’il s’agisse de la France, de l’Europe, et même plus globalement à l’international, nous voyons beaucoup d’annonces. Il y a une dynamique indéniable qui est en marche. Les subventions publiques ont atteint un niveau record de près de 80 milliards de dollars à travers le monde. En ce qui concerne la France, nos dossiers relèvent à la fois de l’économie, de l’écologie, de l’industrie et de l’aménagement du territoire. Ce qui me frappe, c’est qu’il y a une mobilisation dans tous ces ministères pour accélérer la mise en place des transformations nécessaires, qu’il s’agisse de soutien ou de nouvelles règles.
P. I. — Début 2021 s’est mis en place en France un Conseil national de l’hydrogène, dont vous assurez la co-présidence. Comment fonctionne-t-il ?
B. P. — Il était important de fédérer l’ensemble des acteurs présents en France, quels que soient leur taille ou leur secteur d’activité, de façon à orchestrer une politique française efficace aussi bien pour la collectivité que pour les acteurs privés. Cela n’exclut pas la concurrence mais nous parlons d’une seule voix sur les sujets majeurs, l’objectif étant de créer les conditions de marché mais aussi un cadre réglementaire qui nous permettent d’accélérer le déploiement de l’hydrogène en France. Le Conseil regarde également de près les innovations et les développements technologiques afin que la France soit le chef de file de l’hydrogène.
P. I. — Et à l’échelle de l’Europe ?
B. P. — Ce qui est particulier dans le domaine de l’énergie, c’est que l’Europe n’a pas confié à la Commission des prérogatives en matière de politique énergétique. Les décisions quant aux grandes orientations dans l’énergie restent donc dans les pays, ce qui complique et ralentit la mise en place d’une politique commune. Néanmoins, l’Europe est bien consciente de l’importance de soutenir économiquement l’hydrogène et, pour cela, a mis en place un système d’assouplissement des règles en matière d’aides d’État. Ainsi, les projets jugés essentiels pour la compétitivité de l’Europe et qui concernent spécifiquement l’hydrogène sont désormais soutenus.
P. I. — Il y a de cela bien longtemps, une société du pétrole s’est peu à peu mise en place. Une société de l’hydrogène est-elle possible un jour ?
B. P. — Pour qu’une source d’énergie accompagne l’évolution d’une société, cela implique la fixation d’un certain nombre de réglementations. Sur ce point, l’industrie de l’hydrogène est encore embryonnaire. Par exemple, sur quels critères sera décidée l’implantation de stations à hydrogène ? Quel genre de distributeur utiliser avec quelles normes de sécurité ? Si l’on utilise des réseaux de gaz pour faire passer de l’hydrogène, comment régir l’utilisation de ce mode de transport ? Bref, il reste un énorme travail réglementaire à accomplir.
P. I. — Cette absence de réglementation de l’hydrogène n’altère-t- elle pas votre confiance dans la montée en puissance de cette énergie ?
B. P. — Non, cela avance très vite. Il est normal que ces sujets émergent aujourd’hui, en parallèle du développement des usages, et ils sont légion. Pratiquement tous les secteurs industriels sont concernés par l’hydrogène. Par exemple, pour la production d’acier ou dans les cimenteries, l’hydrogène est voué à jouer un rôle significatif. En juxtaposant l’amont et l’aval, l’hydrogène est bien cette énergie sur laquelle il va falloir compter à l’avenir.
P. I. — Face à ces développements, l’industrie de l’hydrogène peut-elle manquer de compétences ?
B. P. — Si je raisonne à l’échelle d’Air Liquide, le groupe étant depuis longtemps impliqué sur ce sujet, nous avons développé des compétences en interne pour accompagner notre stratégie dans l’hydrogène. À une échelle plus générale, les besoins de cette industrie sont aujourd’hui bien identifiés par les acteurs concernés. Les écoles d’ingénieurs et les formations au sens large intègrent désormais des contenus liés à l’hydrogène.