Les Grands de ce monde s'expriment dans

Objectif neutralité carbone

Politique Internationale — La France et l’Union européenne se sont fixé pour objectif la neutralité carbone d’ici à 2050. Il reste moins de trente ans pour mettre en œuvre ce « Green Deal ». Par quel chemin y parvenir ?

Laurence Tubiana — Le « Green Deal » européen est aujourd’hui la feuille de route la plus concrète de tous les grands émetteurs pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. C’est ce qui en fait la force : il engage les États membres dès le début de cette décennie si décisive pour le climat, afin de réussir une réduction de 55 % des émissions d’ici à 2030. Ce « Pacte Vert », ce ne sont pas seulement des objectifs et des dates, mais bien un chemin qui trace des transformations précises de tous les grands secteurs de l’économie. Ces transformations prennent des rythmes différents selon les contextes économiques et sociaux mais des constantes sont à l’œuvre : décarbonation de l’électricité ; électrification de l’industrie, du transport et des bâtiments ; transformation de l’agriculture ; investissements dans l’hydrogène et la digitalisation des économies. Le Pacte Vert inclut aussi la mobilisation des finances publiques et des investissements privés pour contribuer à la lutte contre le changement climatique. C’est ce qui manque plus généralement sur la scène internationale : des plans concrets, sectoriels, à court terme, en phase avec l’objectif de l’accord de Paris ouvrant la voie à la neutralité carbone pour 2050. Il n’y a évidemment pas de chemin idéal et uniforme pour atteindre les objectifs de Paris, mais les actions doivent être lisibles et vérifiables dans le cadre multilatéral. Plus de 130 pays et nombre de multinationales ont pris aujourd’hui des engagements « net zéro » — ce qui est important et nouveau —, mais nous manquons encore trop souvent de stratégies concrètes : attention au greenwashing !

P. I. — Quelles sont les technologies les plus efficaces pour contribuer à décarboner des secteurs clés de l’économie, mais très émetteurs de gaz à effet de serre, comme l’industrie et les transports ?

L. T. — Ces derniers mois, la flambée des prix de l’énergie et une inflation record dans la zone euro, qui ont par ailleurs nourri les tensions géopolitiques, nous ont rappelé à quel point il est primordial, pour des raisons de sécurité et de stabilité, d’engager des investissements à grande échelle dans les énergies renouvelables. Les pays européens ont pu éviter plusieurs milliards d’euros supplémentaires en coûts de gaz grâce aux capacités de production déjà installées d’énergie décarbonée. C’est ce qu’il faut évidemment développer pour respecter les engagements du Pacte Vert pour 2030, à savoir une augmentation de la part du renouvelable à 40 %, contre 14 % aujourd’hui. L’électrification de l’usage de l’énergie est l’une des grandes orientations de ce Pacte Vert, associée ou non à l’énergie nucléaire et s’appuyant sur différentes solutions de stockage. N’oublions pas non plus l’isolation des logements, alors que plus de 40 % du gaz importé par l’UE est utilisé pour le chauffage des bâtiments.

P. I. — Quel rôle les entreprises doivent-elles jouer face au défi climatique ?

L. T. — Lors de la COP26 à Glasgow, le gouvernement britannique a fait le pari de laisser une place très importante aux entreprises et aux acteurs financiers. Stratégie légitime, car la mobilisation de financements privés pour l’action climatique n’est pas du tout au niveau requis. L’investissement climatique, public comme privé, se montait à 600 milliards en 2019-2020. C’est trop peu. L’annonce de la « Global Financial Alliance for Net Zero » (GFANZ), menée par Mark Carney — une coalition mobilisant près de 130 trillions de dollars pour l’action climatique — était donc bienvenue. Cependant, elle manque encore des mécanismes de suivi et de contrôle qui la rendront crédible. Les engagements des entreprises qui promettent de se conformer aux objectifs de l’accord de Paris sont essentiels. Ils font partie intégrante de l’esprit de Paris et ils doivent être encouragés. Mais six ans après, l’heure est au sérieux des actes, faute de quoi ces engagements n’auront aucun effet d’entraînement, et ne déboucheront sur aucun changement dans les anticipations des acteurs économiques. Les annonces doivent être suivies de plans concrets. Car le danger est de mettre toutes les entreprises dans le même panier, celles qui agissent et celles qui se contentent de communiquer.

P. I. — Huit États membres ainsi que la Commission européenne ont publié une stratégie de déploiement de l’hydrogène, avec la mobilisation d’investissements importants — dont près de 7 milliards d’euros côté français d’ici à 2030 —, en partie dans le cadre du plan de relance européen post-Covid. Dans quelle mesure et à quelles conditions l’hydrogène peut-il jouer un rôle dans l’atténuation du changement climatique ?

L. T. — L’hydrogène tiendra très vraisemblablement une place importante dans la transition, mais restons mesurés face à l’engouement médiatique et politique actuel. Il n’y a malheureusement aucune solution miracle. D’ici à 2050, l’hydrogène décarboné ou les carburants à base d’hydrogène pourraient représenter environ un cinquième de l’énergie finale dans le monde. Mais ce sont les renouvelables qui fourniront l’immense majorité de notre consommation directe d’énergie. À terme, l’usage de l’hydrogène devrait se développer principalement dans l’industrie (où l’hydrogène produit à partir d’énergie carbonée est déjà utilisé), le secteur maritime, l’aviation et les technologies de stockage de l’électricité renouvelable. L’infrastructure de l’hydrogène devrait s’organiser autour de la demande industrielle, et non de l’habitation ou du transport automobile. Le chemin vers la neutralité carbone se dessine tous les jours, rien n’est tracé d’avance.

P. I. — La sortie de la crise sanitaire se fait dans un contexte de déficits et d’endettement public élevés, aggravé par la crise de l’énergie. Craignez-vous que les États réduisent leurs investissements climat ?

L. T. — C’est un risque. La sortie de la phase de relance, le débat autour du pacte de stabilité, la recherche de nouvelles ressources, tout cela nous éloigne d’une mobilisation pourtant indispensable en faveur des investissements climatiques.

Mais il y a aussi une très forte volonté, dans des pays clés, de revoir les règles fiscales européennes. Le président Macron a fait de la révision des règles budgétaires un cheval de bataille de la présidence française de l’UE. Dans des pays jusqu’à présent réfractaires à toute renégociation des règles, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, les nouvelles coalitions nous donnent l’espoir que l’Europe se permettra plus de flexibilité pour répondre à l’urgence climatique et mobilisera les investissements nécessaires.

Nous avons des obligations envers les générations futures : ne pas les endetter, soit, mais surtout décarboner à grande vitesse pour leur laisser une planète sûre et stable. La crise du Covid a obligé à repenser le ratio dette/PIB. Nous devons dépasser cette dialectique artificielle entre « dépensiers » et « frugaux », qui a plané sur les années 2010 et le pire de la crise de la dette européenne. L’Agence internationale de l’énergie souligne que les besoins mondiaux annuels en termes de projets et d’infrastructures d’énergie propre s’élèvent à eux seuls à 4 trillions de dollars d’ici à 2030.

La question clé est de savoir si les investissements publics que nous impose la transition écologique doivent être inclus dans les objectifs de déficit post-Covid. De par leur conception, ces objectifs induisent une vision à court terme qui est fondamentalement incompatible avec les niveaux d’investissement nécessaires — et avec l’horizon temporel — de nos engagements en matière de neutralité carbone. Il serait très peu judicieux de laisser de côté les investissements urgents et « sans regret » (1) — notamment dans les énergies renouvelables et les économies d’énergie — parce qu’ils ne correspondent pas à un carcan fiscal.

P. I. — Six ans après l’accord de Paris, dont vous avez été la cheville ouvrière, pensez-vous toujours possible de maintenir le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle ?

L. T. — Oui. C’est terriblement difficile. Nous sommes manifestement très en retard mais les lignes bougent. Nous avons les moyens d’accélérer l’action — avec l’Europe en éclaireur, en facilitateur et en interlocuteur privilégié des Américains et des Chinois. Reconnaissons les progrès accomplis : la neutralité carbone est une réalité géopolitique fondamentale que les États, les régions, les villes, les entreprises, les investisseurs, la société civile et les citoyens ont pour la première fois comprise et acceptée. Même les grandes institutions qui ne sont pas liées directement par l’accord de Paris, comme le FMI, s’alignent sur ses objectifs. Les banques centrales sont à l’origine de nouvelles normes pour l’intégration du risque climatique dans le système bancaire. Le rapport coût- efficacité des véhicules électriques s’améliore bien plus rapidement que prévu, et des innovations telles que l’acier vert commencent à être commercialisées plus tôt que nous le pensions. Les normes et les mentalités ont évolué et continuent de le faire, mais les actions concrètes à grande échelle — et les moyens de les financer — restent à la traîne.

P. I. — Joe Biden a décidé, dès son élection, le retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat. Ce volontarisme s’est-il traduit en actes ?

L. T. — Le retour quasi immédiat des États-Unis dans l’accord de Paris sous l’administration Biden a été un signal fort, et ce gouvernement œuvre très sérieusement pour rattraper le temps perdu. Aujourd’hui, le programme législatif « Build Back Better », y compris les réformes pour l’action climatique, a été mis à mal par certains de ses opposants dans son propre parti. Il est vrai que le contexte macroéconomique — avec une montée de l’anxiété liée à l’inflation — n’aide pas.

Cela étant dit, il semblerait que les Démocrates disposent encore d’un large soutien pour maintenir l’ambition en matière de climat et d’énergie propre. J’ai bon espoir que cela pourra leur permettre de reformuler leur approche pour faire adopter cette législation. Laisser passer cette occasion serait un revers pour le climat, pour le monde et pour les États-Unis, qui souffrent déjà de records de chaleur, d’incendies gigantesques, d’inondations et de tempêtes extrêmes.

Dans le cadre multilatéral, le leadership de Biden et de Kerry a également été important pour encourager d’autres pays à se montrer plus ambitieux en matière de climat. L’an dernier, nous avons constaté certaines avancées de la part de pays comme l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et l’Inde, en partie grâce à la diplomatie américaine.

Des progrès clairs et tangibles ont également été réalisés en ce qui concerne le méthane. La réduction des émissions de méthane est l’un des meilleurs leviers dont nous disposons pour ralentir le réchauffement au cours des vingt prochaines années. Et des dizaines de pays ont désormais rejoint l’engagement des États-Unis et de l’Union européenne à réduire ces émissions.

P. I. — La Chine, premier pollueur mondial, et les autres grands pays du G20 sont-ils disposés à faire des efforts ?

L. T. — Encore une fois, reconnaissons au moins l’importance du chemin parcouru. L’an dernier, l’Arabie saoudite a dévoilé son plan « net zéro ». Une telle initiative aurait été tout simplement inimaginable il y a quelques années — surtout avant l’accord de Paris. En amont de la COP26 et lors de celle-ci, d’autres signes positifs ont été enregistrés : la promesse de la Chine de mettre fin au financement du charbon à l’étranger (qui est probablement l’engagement le plus important de l’année dernière en matière d’action climatique) ; le fait que la Turquie ait enfin trouvé la confiance politique nécessaire pour ratifier l’accord de Paris ; et le renforcement très significatif des ambitions de l’Afrique du Sud, dont le système énergétique est très dépendant du charbon…

Au sein du G20, un arbitrage très difficile doit être rendu entre la perspective du net zéro à long terme et les choix de court terme. L’Europe, la Chine et les États-Unis ont tout intérêt à accompagner les plans de transition du G20 et à redoubler d’incitations pour y parvenir. On voit que c’est déjà le cas avec les programmes de partenariat d’investissements en infrastructures européen (Global Gateway), chinois (une « green » Belt and Road) et américain (Build Back Better World).

La plus grande difficulté, c’est d’encourager les pays du G20 exportateurs d’énergies fossiles. En toute logique, ceux-ci s’opposent à ces programmes d’infrastructures verts et sont tentés de faire du dumping fossile pendant qu’il en est encore temps, ce qui leur permet de créer de nouvelles dépendances énergétiques et commerciales (vis-à-vis des pays africains, notamment), et cela pour protéger leurs propres intérêts, voire à des fins de déstabilisation géopolitique. Mais rien n’est joué, car eux aussi subissent les conséquences du changement climatique.

P. I. — Vous avez accompagné en France la convention citoyenne sur le climat, qui a suscité de nombreuses critiques et un fort scepticisme. La véritable transition sera-t-elle impulsée par les citoyens plutôt que par les États ?

L. T. — On a — de toute façon — besoin de l’énergie des citoyens pour engager et conduire cette grande transition qui nous attend. Face à l’urgence climatique, l’opinion publique réclame de l’action. Mais c’est un chemin qui n’a jamais été parcouru. Définir d’en haut la route à prendre est parfaitement irréaliste tant la transition implique de décisions décentralisées.

La convention citoyenne sur le climat a été une modalité parmi d’autres de cette implication des citoyens. Des expériences comme celle-là sont menées tous les jours dans beaucoup de pays. Cette convention qui sert de « grande sœur » à bien d’autres a démontré le potentiel de la démocratie délibérative, même si le gouvernement n’avait sans doute pas anticipé la précision des propositions.

Elle a aussi été une merveilleuse illustration du fait que l’on peut imaginer des politiques publiques qui fassent consensus parmi des citoyens venus de divers horizons, capables de débattre et de raisonner avec un haut niveau de complexité. Les clivages qui caricaturent souvent les débats de la transition ne nous aident pas à penser ce chemin difficile.

La judiciarisation de l’action climatique est également un phénomène civique passionnant, qui illustre au passage un autre impact positif de l’accord de Paris. Car l’un des mécanismes centraux de mise en œuvre de cet accord, c’est l’inscription dans le droit et la jurisprudence nationale. De fait, les interpellations citoyennes et le recours à la justice sont une corde de rappel des engagements institutionnels pour le climat. L’État est légalement responsable de l’intégrité de son ambition climatique et le pouvoir judiciaire — en réponse à ces interpellations — a fait progresser l’ambition climatique parfois plus loin que ne l’ose le pouvoir exécutif : en Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a condamné le gouvernement pour son action insuffisante par rapport à ses engagements internationaux, tout comme le Conseil d’État français. De plus en plus, ce sont les citoyens qui mettront les États face à leurs responsabilités.

 

(1) Sont dits « sans regret » des investissements qui présentent des bénéfices, quelle que soit la situation future, quand bien même l’impact du changement climatique serait moins important que prévu.