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Les Jeux dans l’Histoire

Politique Internationale — Quelle valeur historique accorder aux Jeux olympiques ? S’agit-il d’un événement à part entière, susceptible de refléter l’état du monde ? Ou faut-il plutôt considérer les Jeux comme une succession de petits épisodes à la portée limitée ?

Florence Carpentier — Les premiers Jeux olympiques sont organisés à Athènes en 1896. Quand un événement s’appuie sur plus d’un siècle d’existence, comme c’est le cas des JO, il s’inscrit pleinement dans l’histoire du monde. Les Jeux sont la manifestation la plus médiatisée de la planète, juste après la Coupe du monde de football, avec chaque fois plusieurs centaines de millions de téléspectateurs. Les anneaux olympiques sont un logo universellement connu : peu d’emblèmes peuvent se targuer d’une semblable notoriété. Avec l’olympisme, nous sommes bien en présence d’un phénomène qui traverse l’Histoire et y participe.

P. I. — Depuis le début de l’aventure olympique, quels sont les Jeux qui ont le plus marqué l’Histoire ?

F. C. — L’univers des compétitions olympiques a tellement évolué au fil des ans qu’une approche par grandes périodes est plus instructive. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les JO n’échappent pas à une certaine confidentialité. Certes, il appartient au Comité international olympique (CIO) de choisir les villes hôtes, mais sa mission s’arrête là : les Jeux sont d’abord ce qu’en font les organisateurs qui, s’agissant de leurs décisions et de leurs réalisations, n’en réfèrent pas au Comité. C’est ainsi que les premières éditions d’Athènes à Londres 1908 se sont fondues dans des manifestations plus larges, comme l’Exposition universelle de 1900, ou encore que quelques femmes ont pu participer aux compétitions, contre l’avis de Pierre de Coubertin. À compter de 1920, le CIO reprend la main sur les comités d’organisation. Le protocole olympique des cérémonies d’ouverture et de clôture que nous connaissons aujourd’hui (flamme olympique, serment des athlètes, etc.) est inventé progressivement pendant cette période. Le choix d’Anvers en 1920 est hautement symbolique : la ville a été entièrement détruite pendant la Grande Guerre. L’olympisme entend contribuer à la reconstruction d’un ciment entre les peuples. Cela ne signifie pas que la concorde règne au sein du CIO. En 1925, Coubertin est écarté de son propre Comité, victime en quelque sorte du succès des JO. Enfin, les Jeux de 1936, organisés avec faste à Berlin par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande d’Hitler, ont marqué sur le long terme l’histoire du sport mondial, mais aussi l’histoire du nazisme et celle des relations internationales qui ont précédé le déclenchement de la guerre.

P. I. — Les deux guerres mondiales rythment d’une certaine manière la montée en puissance des JO…

F. C. — Ce ne sont pas les seules ruptures dans la longue trajectoire des JO. La guerre froide représente aussi une époque charnière. En 1952, à Helsinki, l’URSS concourt pour la première fois. Le CIO se retrouve confronté à de nouvelles problématiques : par exemple, faut-il reconnaître les deux Allemagnes, ainsi que les deux Corées ? La décolonisation de l’Afrique, dans les années 1960, oblige aussi le CIO à se positionner contre l’apartheid sud-africain sous la pression des pays nouvellement indépendants. Plus tard, les JO de 1972 à Munich sont le théâtre de l’opération d’un commando palestinien. Pour Golda Meir, la cheffe du gouvernement israélien, il est insupportable que des Juifs soient à nouveau tués sur le sol allemand (1). À leur tour, les années 1980 introduisent une nouvelle forme de rupture : à la tête du CIO, l’Espagnol Juan Antonio Samaranch impulse un virage majeur en faveur de la commercialisation des Jeux. Édition après édition, les JO vont cristalliser des intérêts économiques sans cesse plus importants pour les médias et les sponsors. On touche là à la quintessence du sport business, devenu l’une des marques de fabrique de nos sociétés modernes.

P. I. — Quand commencent réellement les Jeux olympiques ? Le baron Pierre de Coubertin est-il un vrai pionnier ou avant tout un héritier de la Grèce antique ?

F. C. — Les Jeux modernes sont plutôt une création qu’une rénovation des Jeux antiques. Coubertin a reçu une éducation humaniste et il connaît ses classiques, mais son projet suit sa logique propre. Nous ne sommes plus dans l’Antiquité où les Jeux possédaient une forte dimension cultuelle — avec des rites et des sacrements —, où le goût du dépassement exaltait l’exercice militaire et où les cités grecques se défiaient mutuellement. En cette fin de XIXe siècle, Coubertin mise d’abord sur la paix par le sport dans un contexte de montée des nationalismes. Sans compter l’éventail de disciplines, complètement différent entre les deux époques.

P. I. — Parlons des athlètes olympiques. Sont-ils les héros des temps modernes ? Jusqu’à quel point peuvent-ils devenir des personnages historiques ?

F. C. — Qu’ils participent ou non aux Jeux olympiques, les grands sportifs sont des éléments à part entière du star system. Mais l’olympisme, parce qu’il dépasse les frontières du sport, peut leur donner une aura encore plus forte. Personne n’a oublié le nom de Jesse Owens : en 1936, aux Jeux de Berlin, cet athlète noir américain rafle quatre médailles d’or (2) sous les yeux d’Hitler, qui entendait faire de ces Jeux la preuve de la supériorité de la « race aryenne ». Personne n’a oublié non plus le podium du Black Power aux JO de Mexico en 1968 : Tommie Smith et John Carlos, respectivement médaille d’or et médaille de bronze du 200 mètres, lèvent un poing ganté de noir pendant que retentit l’hymne américain. Cette photo, qui a fait le tour du monde, est l’un des clichés les plus connus du XXe siècle. Toutefois, ce geste provocateur mais non violent, visant à dénoncer le racisme, a brisé les carrières — sinon les vies — des deux athlètes.

P. I. — Qu’est-ce qui fera que Paris 2024 restera ou non dans l’Histoire ?

F. C. Tout dépend de quel côté on se place. Pour un Français, a fortiori un Parisien, on milite d’abord pour des Jeux qui ne font pas passer les intérêts économiques avant ceux des populations. Cela suppose, par exemple, que Paris 2024 ne fasse pas exploser le prix de l’immobilier ou ne grève pas les finances publiques pour payer de gigantesques équipements qui seraient sous-utilisés ; on préfère aussi que les infrastructures s’implantent durablement dans le paysage. En l’occurrence, cela fait maintenant quelques olympiades que cette dimension d’installations pérennes et écologiques s’est imposée comme une nécessité. Du côté du CIO, des Jeux qui vont laisser une trace sont des Jeux qui n’occasionnent ni drames ni scandales. S’agissant des drames, on pense évidemment aux attaques terroristes ; et, pour les scandales, aux affaires de dopage.

P. I. — Le CIO considère-t-il que des Jeux réussis sont des Jeux auxquels tous les pays peuvent envoyer une délégation ?

F. C. — Bien sûr, des Jeux qui associent le plus grand nombre de pays peuvent capitaliser sur une image de grand-messe du sport qui s’affranchit des tensions géopolitiques et cultive un sentiment de rapprochement entre les peuples. Pour autant, il faut être honnête : le CIO n’a jamais été très regardant sur la présentation d’éventuels brevets de démocratie. C’est le cas depuis longtemps : en 1968, il n’a pas cillé quand le Mexique a réprimé la contestation étudiante par les armes. Moins de quinze jours avant l’ouverture des JO, les militaires avaient tiré sur la foule place des Trois cultures à Tlatelolco. Plus récemment, l’organisation des Jeux en Russie et en Chine traduit des choix sans états d’âme pour des régimes autoritaires qui ne s’embarrassent pas du respect des droits de l’homme. Le CIO a toujours revendiqué son apolitisme : une ligne de conduite qui permet vaille que vaille de fermer les yeux sur des situations internationales condamnables.

P. I. — Si le CIO prend des positions prudentes, il le doit peut-être à la manière dont il est structuré, autour d’un groupe restreint de personnes attachées à leurs prérogatives. Le CIO peut-il être assimilé à une élite ?

F. C. — Il est difficile de soutenir le contraire. Nous sommes d’abord en présence d’un petit nombre de personnes au sein d’une institution planétaire : le CIO comprend aujourd’hui 105 membres, après être resté longtemps figé à 70. Ensuite, le profil des intéressés est sélectif : les membres du Comité sont issus pour la plupart des élites politiques, économiques ou diplomatiques de leur pays. Enfin, le mode de recrutement demeure assez opaque et anachronique : les nouveaux membres sont cooptés, à l’instar des cercles mondains du XIXe siècle. La répartition géographique ne signifie pas grand- chose : certains pays comptent jusqu’à quatre représentants au CIO quand d’autres n’en recensent aucun.

P. I. — Diriez-vous que le rôle central du CIO est contesté ?

F. C. — Coubertin avait une idée bien précise et ambitieuse du CIO et des JO. Il a réussi, dès le début, à imposer une certaine idée du sport et de la compétition (une sélection rigoureuse des sports représentés, l’athlétisme « roi » des sports, des équipes nationales, le refus du professionnalisme jusqu’en 1980, etc.). Il a inventé ensuite une mise en scène syncrétique qui emprunte à la fois aux protocoles militaires, aux rituels religieux et aux symboles de paix. Et surtout, l’objectif du CIO a toujours été l’universalisme. Il est inévitable que ce type de mainmise soit contestée. Au gré des époques, certaines compétitions alternatives comme les Spartakiades, organisées par l’URSS entre 1928 et 1934, les Olympiades populaires de Barcelone en 1936 ou les jeux des GANEFO (« Forces émergentes ») en 1963 et 1965 ont tenté de concurrencer les Jeux. Mais ces tentatives sont restées éphémères.

P. I. — Pour en revenir à Paris 2024, ce sera la première fois que des Jeux afficheront une stricte parité entre le nombre d’athlètes masculins et féminins. Il aura fallu plus d’un siècle…

F. C. — À l’origine, les Jeux olympiques n’ont aucune vocation à intégrer les femmes. Pour Coubertin, le sport est porteur de valeurs foncièrement masculines. Courage, goût de l’effort, force ou encore envie de se challenger sont des qualités que l’on associe à la « virilité » à l’époque de Coubertin. À charge pour les femmes d’encourager et de féliciter leur mari et leur fils, mais surtout pas de prendre part elles- mêmes aux compétitions. Une Française va essayer de faire bouger les choses : en 1915, Alice Milliat dirige le premier club de sport féminin et y propose tous les sports pour toutes ; en 1917, elle jette les bases de la première Fédération féminine avant la création, en 1921, d’une Fédération internationale. En 1922, après avoir échoué à faire entrer les femmes aux JO, Alice Milliat décide l’organisation de premiers « Jeux olympiques féminins » qu’elle programme à Paris avec la participation de l’Angleterre, de la Tchécoslovaquie, de la Suisse et des États-Unis. Trois autres éditions suivront, en 1926 en Suède, en 1930 à Prague et en 1934 à Londres. Malgré le succès croissant, cette initiative tout à fait originale dans l’Histoire ne résiste pas à la crise économique des années 1930 et surtout à l’opposition du CIO et de l’IAAF (Fédération internationale d’athlétisme) que cette émancipation dérange.

P. I. — Même le CIO met du temps à reconnaître une place aux femmes…

F. C. — Aux Jeux de 1980, les femmes ne représentent encore que 15 % des participants. Cette même année cependant, deux femmes font leur apparition au CIO. En 1996 les instances olympiques se dotent enfin d’une commission « Sport et femmes » chargée de réfléchir à la féminisation des compétitions. En imposant l’obligation d’épreuves féminines dans tous les sports aux JO, elles enclenchent un effet domino : les fédérations internationales sont obligées d’adopter elles aussi une politique en faveur des femmes, bientôt suivies par les fédérations nationales. Les JO de Londres en 2012 marquent une avancée : pour la première fois, toutes les délégations comptent en leur sein au moins une athlète. On ne peut que se féliciter de l’égalité parfaite hommes-femmes obtenue pour Paris 2024. Cette parité vient récompenser un long parcours, même s’il reste des déséquilibres importants entre les pays et entre les sports. Un autre objectif reste celui de la féminisation dans la direction des institutions sportives. Là encore, l’élection récente de la première femme, Brigitte Henriques, à la tête du CNOSF (Comité national olympique et sportif français) est un symbole fort.

P. I. — Par extension, y a-t-il des minorités qui ont profité des Jeux pour faire valoir leurs droits ? Ou espérer, tout du moins, un minimum de reconnaissance ?

F. C. — Les Jeux olympiques sont une formidable caisse de résonance. Réussir à faire passer un message par l’entremise des Jeux multiplie vos chances de recueillir un écho. Encore faut-il que le CIO soit ouvert à ce type d’initiative. Or l’institution est frileuse. On a pu le vérifier avec l’émergence du mouvement Black Lives Matter : le CIO n’a rien fait, bien au contraire, pour que la scène olympique lui offre un terrain d’expression. Ce n’est pas la première fois qu’il refuse de s’engager au sujet de telle ou telle problématique majeure. Pourquoi cette attitude ? Répétons-le, le CIO revendique son apolitisme. Ce qui lui permet, on l’a vu, d’ignorer les régimes autoritaires, mais aussi, dans ce cas, de ne pas prendre position pour la défense des droits de l’homme.

P. I. — Comment devient-on chercheure dans le monde du sport ?

F. C. — L’atavisme familial y est pour quelque chose. Mes parents ont toujours été très sportifs et, à ce titre, passionnés par les JO. Enfant, je me demandais bien ce qui pouvait générer un tel enthousiasme pour ces compétitions en particulier. La vie a donc fait que j’ai toujours eu l’univers du sport en toile de fond. Après un bac scientifique, je me suis orientée vers des études universitaires en STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). Rapidement, je me suis intéressée à l’histoire du sport, qui est une façon originale et passionnante d’étudier notre histoire. Et l’histoire du CIO est un monde en soi. Avec mon homologue — et mari ! — Patrick Clastres, je travaille plus spécifiquement sur les portraits des dirigeants olympiques.

P. I. — Le sport a longtemps été le parent pauvre des travaux académiques : les choses sont-elles en train de changer ?

F. C. — Depuis une vingtaine d’années, la perception qu’en ont les intellectuels au sens large n’est plus la même. Après avoir été longtemps considéré comme un élément de la « sous-culture », le sport a changé de dimension. Ses interactions avec les enjeux économiques, les mutations sociales, les questions culturelles et, bien sûr, les relations internationales ne sont plus discutées. Il y aura toujours des esprits chagrins pour contester cet élargissement du périmètre du sport, mais il s’agit sans aucun doute d’un combat d’arrière-garde.

(1) À l’issue de la prise d’otages, onze membres de la délégation israélienne trouvent la mort.

(2) 100 mètres, 200 mètres, relais 4 x 100 mètres, saut en longueur.