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Défense et aménagement des territoires

Politique Internationale — Pour quelles raisons considérez-vous la défense comme un outil important de l’aménagement des territoires ? Ces dernières années, a-t-on assisté à des bouleversements en la matière ?

François Bonneau — Quel lien entre la défense et l’aménagement du territoire ? Il suffit de considérer la région Centre-Val de Loire dans son ensemble pour mesurer à quel point les deux sujets sont liés. Si l’on observe le développement territorial, on remarque que la défense façonne le territoire et que le territoire sert d’ancrage à la défense. Il fut une époque où la défense du pays faisait de la région Centre une terre d’accueil pour les forces chargées de protéger le pays ; ainsi les transmissions à Montargis, les cuirassés à Olivet, l’aérien à Tours et à Châteaudun… La liste n’est pas exhaustive. Et ce n’est pas tout : en plus de ces régiments, casernements ou centres de matériels, l’industrie d’armement a pris de solides positions dans le Centre-Val de Loire. Le département du Cher est à lui tout seul l’espace d’implantation majeur de la région. Tout ce maillage fait que la défense est indissociable des questions d’aménagement des territoires.

P. I. — Les héritages du passé concernant la défense sur le territoire sont forts, mais ils ont été aussi remis en cause…

F. B. — Des inflexions stratégiques ont été décidées concernant la conscription et le positionnement des troupes. La nature des menaces et des risques a évolué, des enjeux nouveaux ont surgi. La professionnalisation des armées est apparue comme une réponse plus adaptée aux nouveaux environnements technologiques et géopolitiques. Progressivement, des restructurations ont été menées. En qualité d’élu du Montargois, j’en ai été directement le témoin : à Montargis, la fermeture de l’École d’application des transmissions (EAT) a été vécue comme un séisme. Du jour au lendemain, la vie économique et sociale a perdu en intensité et des impacts économiques violents sont apparus. Montargis n’est pas une exception, loin s’en faut. Certes, des moyens de compensation ont pu être mobilisés mais avec plus ou moins d’efficacité : à Montargis toujours, le Centre de formation de gendarmerie qui s’est substitué aux transmissions n’a pas perduré très longtemps. In fine, si l’on doit statuer sur ce cas précis, cela se traduit par un appauvrissement du territoire.

P. I. — Pour autant, vous affirmez aussi que ces restructurations génèrent des opportunités…

F. B. — Parce qu’elles libèrent de l’espace ! Or nous avons besoin d’espace pour concrétiser des projets, que ce soit dans l’habitat, l’industrie, la culture ou les loisirs. L’objectif de « zéro artificialisation des sols » à l’horizon de 2050 ayant été clairement affiché par les pouvoirs publics, l’espace disponible apparaît très contraint quand il s’agit d’ancrer ces projets sur les territoires. Les possibilités d’implantation se raréfient, et les autorisations administratives requièrent des délais importants.

Certaines restructurations militaires tombent donc à point nommé : à Châteaudun, l’ancienne caserne Kellermann réhabilitée a laissé place à des services publics, avec en plus un institut de formation en soins infirmiers. À Blois, des logements vont prendre le relais de la caserne Maurice-de-Saxe. À Tours, des bâtiments universitaires fonctionnent déjà sur les sites précédemment dédiés à l’aérien. Là encore, la liste n’est pas exhaustive. La réallocation d’anciens terrains et/ou bâtiments reliés à la défense offrent des solutions pour installer, en fonction de leur nature, des activités industrielles, de production d’énergie…

P. I. — Avec le recul, pensez-vous que la population ait pu craindre que ces mouvements de restructuration des régiments contribuent à affaiblir la défense du pays ?

F. B. — Je ne crois pas que la question ait été envisagée sous cet angle. Les changements opérés dans les stratégies de défense, la fin de la conscription — et son impact sur les territoires — n’ont pas soulevé de contestation majeure. Il y a eu débat. En revanche, ce sont les répercussions sur le tissu économique et social qui ont figuré au premier rang des inquiétudes. Combien de clubs de sport ou d’associations pour la jeunesse, par exemple, se félicitaient de l’implantation d’un régiment pour étoffer leurs effectifs ? Leur mode de fonctionnement s’est retrouvé très pénalisé.

P. I. — Et pour l’industrie d’armement, comment s’organise la région Centre-Val de Loire ? Y a-t-il des mouvements similaires à ceux des régiments ?

F. B. — Cette industrie d’armement est très bien implantée dans notre région. Jugez plutôt que nous sommes la quatrième région en France pour le secteur, un classement qui prend en compte plusieurs données, comme le nombre d’entreprises, la densité des effectifs, la taille des installations ou encore la production d’équipements.

Cette implantation du secteur de l’armement sur notre territoire tient à la fois à l’Histoire et à l’histoire de l’industrie. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une culture mono-industrielle. Hutchinson (matières plastiques, caoutchouc, composites…) et les Faïences de Gien, pour prendre deux exemples emblématiques du Centre-Val de Loire, renvoient à des univers très différents : l’une et l’autre de ces entreprises ont réussi à concentrer plus de 2 000 personnes sur un même site, avant malheureusement de reculer.

En toile de fond de ce développement industriel, il y a aussi le desserrement de l’industrie en région parisienne, intervenue au cours des années 1970. De nombreux secteurs, comme l’énergie, l’automobile ou la mécanique ont accéléré leur délocalisation, s’éloignant de Paris au profit des territoires : notre région en a profité. Je parle à dessein des industries dans leur ensemble et pas seulement de l’industrie d’armement, car les branches travaillent souvent de concert. Le tissu industriel est le fruit d’interactions entre les entreprises de différents secteurs, qui ont besoin les unes des autres pour fabriquer, vendre et conquérir des marchés.

P. I. — Peut-on faire un point sur les effectifs des entreprises de l’armement dans votre région ?

F. B. — Plus qu’un panorama exhaustif, qui risquerait d’être un peu long, je préfère m’attarder — et elles sont déjà nombreuses — sur les implantations les plus significatives, comme MBDA avec 1 745 personnes à Bourges et Selles-Saint-Denis, Nexter (990) à Bourges, Thales (692) à La Ferté-Saint-Aubin et Fleury-les-Aubrais ou encore Safran (656) à Châteaudun et Loches. Ces localisations couvrent l’ensemble de la région, avec des sites enracinés depuis longtemps. J’insiste sur cette pérennité : les entreprises de l’armement présentes en Centre-Val de Loire font partie intégrante de notre territoire.

D’une manière générale, la guerre en Ukraine a permis de mieux faire comprendre l’intérêt des industries d’armement dans les territoires. Faut-il rappeler que l’armement est une industrie qui doit rester souveraine ? Pour l’essentiel, les industries dont nous parlons doivent être implantées dans l’Hexagone.

P. I. — À votre avis, quelle dynamique de développement de l’industrie d’armement doit être encouragée en priorité ? Faut-il privilégier les grosses unités de production ? Ou plutôt des ateliers de fabrication, au périmètre plus restreint ? Les connexions avec les grands bassins de population sont-elles importantes ou peut-on se contenter de sites épars ? Qu’en est-il, enfin, de la proximité avec les centres de décision ?

F. B. — Un regard sur la situation en Centre-Val de Loire montre une répartition équilibrée : il y a des usines ; il y a aussi des centres de recherche. Des groupes emblématiques contribuent à l’essor économiques de la région, ils côtoient des entreprises plus petites, dont certaines sont considérées comme des pépites. Il existe une volonté rationnelle de montée en puissance, en adéquation avec les besoins croissants du pays en matière d’industries de défense.

Les centres de décision sont une notion importante : quand il s’est agi de fermer une unité à Tours, nous avons obtenu qu’un centre de ressources humaines dédié aux trois armées — terre, air, mer — puisse s’implanter en lieu et place. Les pouvoirs publics savent le potentiel du Centre-Val de Loire : nous sommes l’une des régions où le PIB industriel par habitant est l’un des plus élevés. Dans ce contexte, il n’est pas anormal de vouloir implanter des structures de pilotage aux côtés des centres opérationnels.

P. I. — Au sein de la région Centre-Val de Loire, le département du Cher est un cas à part…

F. B. — Un chiffre vaut mieux que toutes les démonstrations : le Cher pèse pour 30 % dans les capacités d’industries d’armement de la région. Ce poids très significatif bénéficie sûrement d’un héritage, mais cela va bien au-delà : la reconnaissance d’une expertise est le premier moteur d’un déploiement industriel. Le secteur, dans le Cher, s’appuie également sur un tissu très important de sous-traitants, dont la plupart ne travaillent pas exclusivement pour la défense. On en revient aux interactions entre les différents fabricants. De plus en plus, ce maillage de PME profite d’un système de plateformes qui favorise une collaboration encore plus efficace : mutualisation des compétences, avancées technologiques, optimisation des calendriers…

P. I. — En matière de compétences, votre région est-elle à même de répondre aux besoins de l’industrie ? La question des métiers en tension est une problématique récurrente…

F. B. — Le recrutement des compétences est une problématique essentielle. Aujourd’hui, la quasi-totalité des industries, et pas seulement les industries d’armement, peinent dans ce domaine et, pour les régions, il s’agit d’un challenge que d’aider les entreprises.

P. I. — Au-delà de ce constat, quelles sont les mesures qu’il faudrait pouvoir déployer immédiatement pour améliorer la situation ?

F. B. — La connaissance des environnements industriels est l’une des clés. Aujourd’hui, ce secteur pâtit d’un manque de reconnaissance. Il est mal connu, et c’est d’autant plus préoccupant que sa découverte est souvent difficile à réaliser. Comment agir ? Pour sensibiliser les jeunes, une meilleure information en amont est indispensable, de même que la mise à disposition d’outils pour rendre possible une immersion. Dérouler un récit industriel comme on le fait parfois ne suffit pas : la démarche est trop théorique. Il faut ouvrir les portes des bureaux d’études, des ateliers… et favoriser une proximité avec les professionnels engagés.

La génération montante doit pouvoir être en prise avec les réalités opérationnelles, mesurer ce que l’industrie peut lui offrir comme opportunités professionnelles. Les stages, les intervenants en milieu scolaire, les visites d’entreprises sont autant de canaux de diffusion au service de cette sensibilisation. Parallèlement, il faut réhabiliter les mathématiques et les sciences techniques. Ces matières sont indispensables. Or nos cursus d’enseignement ont limité leur place. C’est d’autant plus dommage que la France possède à la fois les institutions et les entreprises capables de revendiquer un grand savoir-faire en matière scientifique et technique.

P. I. — Avec les présidents des autres régions, avez-vous des échanges sur les dossiers industriels ?

F. B. — Au sein de Régions de France (1), il y a une commission chargée de réfléchir aux questions économiques. Ses travaux permettent de mettre en commun et de pousser certains dossiers. S’agissant des industries d’armement, les régions ont vocation à se rencontrer lors des rendez-vous économiques, comme c’est le cas à Eurosatory (2), où le Centre-Val de Loire dispose d’un pavillon.

P. I. — À travers vos propos, on sent bien que le développement industriel, et pas seulement celui lié à l’armement, est un enjeu fondamental…

F. B. — Penser que la France ou l’Europe pourraient vivre sans industrie est une absurdité totale. Pour certains, la désindustrialisation serait une voie envisageable. Quelle erreur d’appréciation ! La pandémie est venue jeter une lumière crue sur une industrie pharmaceutique européenne qui a fait le choix de délocaliser une bonne part de la fabrication des principes actifs des médicaments. Un exemple qui n’a rien d’un cas isolé : redonner à l’industrie la place qu’elle mérite et qui assure la souveraineté de notre pays ainsi que son développement économique constitue une priorité.

 

(1) Régions de France est l’organisme qui représente les régions françaises auprès des pouvoirs publics français et des institutions européennes.

(2) Eurosatory est l’un des salons de référence consacré à la sécurité terrestre et aéroterrestre.