Industries de défense et souveraineté nationale

Dossiers spéciaux : n° 179 - Pour une industrie de défense souveraine

 

Politique Internationale — Comment, spontanément, donner envie de s’intéresser aux industries de défense ?

Marc Darmon — Ce domaine d’activité est symbolique de tout ce qui nous fait aimer l’industrie. C’est une industrie très technologique tout d’abord, nous y reviendrons, avec des salariés très qualifiés, une industrie naturellement non délocalisable. Les industriels du domaine, non seulement des grands groupes leaders mondiaux mais aussi plusieurs centaines d’ETI et de PME, sont très bien répartis en région et sur le territoire, et notamment dans des petites villes ou des villes moyennes dont certaines abritaient autrefois des garnisons. C’est une industrie très exportatrice, puisque 50 % de nos fabrications bénéficient au solde du commerce extérieur. Et avec donc en plus un effet démultiplicateur ; chaque euro investi dans la défense génère un chiffre d’affaires complémentaire grâce à l’exportation. Nous représentons donc un secteur idéal dans la perspective d’une politique de relance économique.

P. I. — Cette technologie ultra-présente, où se vérifie-t-elle ?

M. D. — Il s’agit d’une industrie de haute technologie : les véhicules blindés et les systèmes d’armes sont truffés d’électronique et de calculateurs. Mais surtout, les technologies du numérique — intelligence artificielle, traitement de données massives — permettent d’accélérer la compréhension de la situation tactique, l’aide à la décision et la manœuvre. Les industriels de défense intègrent les évolutions technologiques tout en les adaptant à un contexte opérationnel très exigeant — résistance au brouillage, aux interceptions, aux besoins de résilience et de disponibilité des systèmes, etc. La technologie au service de l’exigence opérationnelle nous oblige à tenir compte de toutes les avancées. Les innovations technologiques « civiles » bénéficient ainsi aux solutions de défense. Et d’ailleurs, un grand nombre de nos industriels sont duaux : ils ont aussi une activité dans le domaine civil. Les deux sphères se nourrissent l’une de l’autre, à la condition d’intégrer la singularité des contraintes opérationnelles, parmi lesquelles la résistance aux conditions extrêmes d’environnement, la disponibilité ou encore la sécurité des informations.

P. I. — De manière plus globale, comment l’action des industries de défense est-elle coordonnée ?

M. D. — Cela nécessite une véritable politique industrielle, à la mesure d’un secteur qui emploie quelque 200 000 personnes en France, dont 50 000 plus spécifiquement dans les activités terrestres. La Direction général de l’armement (DGA), qui est la clé de voûte du système, remplit parfaitement sa mission. Dans certains domaines spécifiques — véhicules blindés, avions de combat, communication sécurisée, cryptographie… —, la France doit disposer d’une filière 100 % nationale. Dans certains cas, la coopération européenne est envisageable et, dans d’autres, la France peut acheter sur étagères. Pour coordonner cette action de renforcement de nos capacités et de développement de notre industrie, les échanges avec les pouvoirs publics sont permanents.

P. I. — L’industrie de défense terrestre et aéroterrestre est-elle une industrie comme une autre ?

M. D. — Nous partageons de nombreuses préoccupations avec le reste de l’industrie. Le retour de l’inflation, les tensions sur les composants, les difficultés d’approvisionnement pour certains matériaux, le prix de l’énergie, les difficultés de recrutement, cette liste — non exhaustive — d’obstacles est commune à l’ensemble des industriels. Parallèlement, nous devons défendre notre attractivité d’une manière plus spécifique du fait du déficit que subit notre filière en matière d’image.

Cela se traduit notamment dans le domaine du financement et des assurances, où les entreprises de défense, notamment les PME, se voient refuser leurs demandes d’accompagnement et subissent une logique incohérente des investisseurs en matière de critères d’ESG. Ces difficultés privent les industriels de garanties à l’export et les empêchent de disposer des assurances requises pour le développement des équipements.

Je ne m’étendrais pas sur ces difficultés si elles n’étaient pas   devenues    criantes.    Régulièrement,    nous    sensibilisons les parlementaires et l’administration à ces contraintes trop systématiques, et ils en sont conscients.

P. I. — Ce courant d’opposition aux industries de défense rend-il plus aigus les problèmes de recrutement, alors même que l’industrie en général souffre d’une pénurie de compétences ?

M. D. — Avant tout, nos industries sont de grandes pourvoyeuses de carrières dynamiques. Chez Thales (1), par exemple, nous avons recruté 12 000 ingénieurs l’année dernière, dont 6 000 en France. Quant à l’image de l’industrie de défense, je ne crois pas qu’elle pénalise la quête de sens de nos salariés ni celle des jeunes tentés de nous rejoindre. Pendant le confinement, j’ai été frappé de l’engagement de nos salariés : comme nous sommes en prise directe avec le fonctionnement de sites sensibles — par exemple, la cybersécurité dans les hôpitaux —, nos collaborateurs étaient présents et soucieux de s’impliquer totalement dans leur mission. Dans une autre veine, le déclenchement de la guerre en Ukraine a fait figure d’électrochoc : qui peut encore douter que les moyens de défense d’un pays sont essentiels pour défendre nos valeurs ? Les grands bouleversements du monde font que notre industrie est le levier par excellence pour protéger la liberté et la démocratie.

P. I. — Vous défendez en quelque sorte un concept d’utilité publique…

M. D. — L’industrie de défense dispose de nombreux ingénieurs dans ses laboratoires de recherche.

À l’échelle nationale, nos industries ont déployé depuis longtemps des filières d’apprentissage à l’attention des jeunes : leur succès ne se dément pas puisque cela leur permet de toucher du doigt les réalités d’un secteur porteur et les possibilités de s’y épanouir professionnellement.

À l’échelle des territoires, nous mesurons au quotidien le soutien des élus : ils savent combien l’enracinement de nos entreprises est utile, voire indispensable pour permettre à une région, un département ou une ville de conserver son attractivité.

P. I. — Quelles leçons tirez-vous de la guerre en Ukraine ?

M. D. — L’aspect le plus marquant, dans cette guerre de haute intensité, est la centralité du combat terrestre. La majorité des destructions, et malheureusement des pertes humaines, relèvent de combats qui se passent au sol. L’image est un peu excessive mais la bataille de Bakhmout, avec la présence de tranchées et des assauts frontaux réguliers, a été qualifiée de « Verdun » du XXIe siècle.

En parallèle, nous nous retrouvons face à un paradoxe : ce conflit fait appel à la fois à des technologies ultra-modernes et à des méthodes plus rustiques héritées du siècle dernier. Les belligérants utilisent ainsi parfois le char des années 1970 mais, en même temps, leurs équipages sont tous dotés de smartphones et leurs forces s’appuient sur l’usage de drones et de satellites. La nécessité est donc devenue patente, pour toute nation leader, de s’appuyer sur une industrie de défense puissante et sur des armées rompues aux différents terrains ou milieux.

P. I. — Emmanuel Macron a annoncé une augmentation d’un tiers du budget des armées à 413 milliards d’euros sur la période 2024-2030. Est-ce suffisant pour répondre à ce défi ?

M. D. — Les besoins sont nombreux, avec la nécessité non seulement de s’adapter aux nouveaux enjeux du combat de haute intensité, de maintenir le parc existant, mais aussi de compléter le stock. Cette loi de programmation militaire nous donne de la visibilité, un atout important pour réduire les temps de développement et de production. D’ailleurs, puisque nous sommes une industrie de haute technologie, nous adoptons progressivement des développements en « mode agile » : plutôt que des cycles de développement longs, nous devons rendre disponibles, en continu, des systèmes avec des updates réguliers.

P. I. — Sur les approvisionnements en pièces détachées et matières premières, êtes-vous confrontés à des goulots d’étranglement ?

M. D. — Nous nous heurtons à deux types de difficultés. D’une part, nous sommes confrontés comme toute l’industrie au problème classique de la pénurie de composants. Et la défense, avec des commandes de volumes plus faibles que le secteur automobile ou aéronautique, n’est pas prioritaire. Il faut donc anticiper. D’autre part, nous faisons face d’une manière plus générale à la crise de la supply chain — extrêmement fragilisée depuis quelques années, entre le Covid et ses conséquences sur l’export, l’inflation et les difficultés d’approvisionnement. Cela requiert un travail de management et de supervision très fin, en collaboration avec la Direction générale de l’armement, afin de planifier les besoins à l’avance.

P. I. — Dans ce contexte, quel est le rôle d’un groupement d’industriels comme le Gicat ?

M. D. — Notre mission première consiste à fédérer les quelque 400 entreprises du secteur. Nous favorisons les échanges entre utilisateurs et industriels pour qu’ils s’interfacent en permanence : il est primordial que les opérationnels comprennent ce qui est disponible technologiquement, et que les industriels puissent appréhender les besoins des opérationnels sur des sujets futurs comme la robotique terrestre, les drones, le traitement de l’information, etc. Notre seconde grande mission est de porter la parole des industriels auprès des décideurs publics. Nous sommes là pour favoriser le dialogue entre l’industrie et l’État. Nous ne menons pas d’actions d’influence pour obtenir plus de moyens ou plus de budgets, nous ne poussons jamais d’amendements auprès du Parlement. En revanche, nous faisons remonter les messages des industriels : mise en garde sur des ruptures qui se profilent, alerte sur l’impact de l’inflation, sensibilisation sur des difficultés de financement ou à l’export… Nous nous appuyons sur les remontées des PME qui, à elles seules, ne sont pas très audibles et auxquelles nous servons de porte-voix.

P. I. — Les entreprises françaises parviennent-elles à se fédérer pour chasser groupées à l’export ?

M. D. — Notre troisième grande mission consiste à mettre en œuvre des salons à dimension internationale. Le Gicat organise ainsi tous les deux ans Eurosatory, le plus grand salon mondial de la défense et de la sécurité. Cette activité peut paraître secondaire, mais elle est essentielle dans notre métier où l’exportation est par définition régulée. Dans notre secteur, nous n’avons pas de représentants de commerce, pas de concessionnaires : les expositions sont le seul moyen de valoriser notre industrie. Le dernier Eurosatory, en juin 2022, a encore été un grand succès, avec plus de 1 800 exposants de tous les pays, sauf la Russie. Pour la première fois, le président de la République Emmanuel Macron a inauguré le salon et prononcé son discours fondateur sur l’économie de guerre. Dans les autres grands shows internationaux, nous fédérons et animons le pavillon France : si les grandes entreprises comme Airbus, Thales ou Nexter peuvent s’organiser seules, nous apportons un vrai soutien aux centaines de PME et ETI du secteur, qui peuvent ainsi rayonner et faire connaître leurs activités à l’échelle mondiale.

P. I. — Y a-t-il un risque qu’une arme française, vendue à l’export, puisse se retourner contre la France ?

M. D. — Tout est strictement contrôlé en France puisque l’exportation d’armement est interdite : les entreprises ne peuvent vendre leurs produits à l’étranger que lorsqu’elles ont une autorisation spéciale des pouvoirs publics. Chaque fois qu’ils repèrent un prospect dans tel ou tel pays, les industriels doivent demander l’autorisation pour signer un contrat. Cette autorisation leur est accordée par une commission interministérielle, où sont représentés les Affaires étrangères, l’Intérieur et la Défense, qui évaluent les risques. Certains pays sont naturellement non éligibles et, même dans certains pays où l’export est autorisé, des projets sont parfois interdits.

P. I. — Les industriels européens parviennent-ils à travailler ensemble ou sont-ils en compétition ?

M. D. — Il y a à la fois de la compétition et une certaine régulation, qu’elle soit nationale ou européenne, et une priorité : l’interopérabilité et l’établissement de standards communs. Les industriels européens composent avec cet état de fait, et ils s’assurent le plus possible que les programmes nationaux soient interopérables, par exemple dans les télécommunications ou dans le domaine des interfaces. Pour cela, les entreprises et les pays se mettent d’accord sur des normes communes à adopter. Pour les communications, par exemple, le standard ESSOR, piloté par la France et Thales, est partagé dans de nombreux pays européens. De plus en plus de sujets sont portés par l’Europe, à travers le Fonds européen de défense (FED), qui finance des projets communs portés par plusieurs industriels dans différents pays.

P. I. — Que pensez-vous de l’offensive américaine en matière industrielle ?

M. D. — La souveraineté n’est pas l’autarcie. Il faut choisir ses combats, savoir ce que l’on veut être capable de faire seul et ce que l’on accepte de confier à d’autres. Nous avons la chance en France, répétons-le, d’avoir depuis 1961 une Direction générale de l’armement qui anime une politique industrielle de grande qualité. La France développe un grand nombre d’équipements très divers et peut se fournir à l’extérieur pour des systèmes à moins forte valeur ajoutée. En revanche, d’autres pays avec une politique industrielle moins définie peuvent être tentés par du matériel américain, même sur des sujets où ils devraient assurer une souveraineté nationale ou au moins européenne.

P. I. — Comment rivaliser face à l’ampleur des moyens financiers américains ?

M. D. — Il n’est pas possible de concurrencer sur tous les plans les moyens déployés par les États-Unis. Il faut donc choisir des domaines que l’on veut maîtriser en national. La France dispose d’atouts considérables. Nous avons, par exemple, développé le programme Scorpion de numérisation du champ de bataille qui permet à l’ensemble des forces sur le terrain d’être connectées et de partager les informations. Concrètement, un véhicule repère l’ennemi, un deuxième décide de tirer, et un troisième effectue le tir. La France a été la première à concrétiser ce programme de combat collaboratif, avant même les Américains et les Anglais. Ce succès a été permis grâce à la qualité de la recherche et des ingénieurs français, notre organisation industrielle où le rôle de chacun est bien défini, sans oublier ce goût des Français pour l’innovation et les grandes ruptures technologiques.

(1) Marc Darmon est directeur général adjoint de Thales, en charge des systèmes d’information et de communication sécurisés.