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La sécurité européenne à l'heure de l'Ukraine

Politique Internationale — Face à la guerre en Ukraine, comment jugez-vous la réponse de l’Union européenne (UE) ? Celle-ci s’est-elle suffisamment mobilisée ?

Michel Barnier — La réaction de l’UE est juste. Quand bien même les pays membres peuvent témoigner de sensibilités différentes, ils ont manifesté à l’unisson leur solidarité vis-à-vis de l’Ukraine. Celle-ci est un pays européen qui défend sa souveraineté et son indépendance, dont les valeurs démocratiques sont les nôtres. Cette solidarité s’exerce à un triple niveau : d’une part, nous accueillons des réfugiés ; ils sont déjà plus de 100 000 sur le sol français et les efforts des élus et du tissu associatif pour les intégrer méritent d’être salués. D’autre part, nous fournissons des armes. Enfin, nous avons réaffirmé les perspectives d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Ces différentes actions font que l’action de l’Union européenne est à la fois juste et logique à l’égard d’un pays en situation de « légitime défense ».

P. I. — L’Otan reste le fondement de la défense collective en Europe. L’UE ne risque-t-elle pas d’être dépendante des États-Unis pour disposer d’un appui militaire ?

M. B. — Les Américains sont très engagés dans le conflit ukrainien : dans le cadre de la solidarité que je viens de développer, ils sont même en première ligne. Cela n’a rien d’étonnant : l’Otan, dont les États-Unis sont le pilier, est un dispositif au service de la stabilité et de la sécurité en Europe. Le fonctionnement de cette alliance fait que les pays européens et les États-Unis agissent ensemble.

Mais l’alliance ne signifie pas l’allégeance. Les décisions prises par l’UE depuis le début de ce conflit ont montré son autonomie et sa capacité de marge de manœuvre. La construction européenne est le meilleur moyen de continuer à réduire nos dépendances, notamment en termes d’énergie et d’alimentation, et aussi de mutualiser davantage nos programmes et nos investissements en matière de défense et de sécurité.

P. I. — Vous évoquez les perspectives d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Certains observateurs parlent d’un chiffon rouge agité devant la Russie. Est-il envisageable de revenir sur ce projet d’adhésion pour disposer d’un levier de négociation avec Vladimir Poutine ?

M. B. — Un temps, il a même été question que l’Ukraine puisse rejoindre l’Otan. La France et l’Allemagne avaient alors manifesté leur réserve à l’égard de cette initiative. Pour l’adhésion à l’UE, c’est différent : nous suivons une route, dont plusieurs étapes ont déjà été franchies. Les bases d’adhésion ont émergé dès 2012, illustrées par des accords d’association cimentés jusqu’en 2014. Depuis, nous consolidons le statut de candidat de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE. Il y a un cahier des charges très précis à remplir, avec un grand nombre de chapitres que l’on ouvre puis que l’on conclut s’ils sont en phase avec les exigences de l’UE. En tout état de cause, il n’existe pas de raccourci pour devenir membre de l’UE.

P. I. — Vous avez été le négociateur de l’UE en charge du Brexit. La défense européenne sort-elle affaiblie du retrait britannique ? Dans le cadre du conflit en Ukraine, la réponse européenne aurait-elle été encore plus forte si Londres était restée arrimée à l’UE ?

M. B. — Je ne crois pas. L’UE, en matière de défense, fonctionne sur un mode intergouvernemental : cela signifie que les pays ont un droit de veto, notamment sur les questions militaires. Ces mêmes questions pour lesquelles les États membres de l’UE revendiquent leur souveraineté de décision. Le Brexit n’a pas empêché le Royaume-Uni d’affirmer son soutien à l’Ukraine en cohérence avec l’UE. Chaque pays peut aller plus loin : Londres ne s’est pas prononcée définitivement sur la livraison d’avions de combat à Kiev, mais le premier ministre Rishi Sunak a entériné le démarrage d’un programme de formation pour les pilotes ukrainiens. Si l’on raisonne au-delà du cas de l’Ukraine, le Brexit freine entre nous une réflexion globale. Quand il était encore en poste, nous avions proposé au premier ministre Boris Johnson d’ouvrir un chapitre de discussions sur la politique européenne de défense et de sécurité. Mais il avait refusé cette suggestion.

P. I. — Devant le front uni affiché par l’UE et sa capacité de réaction, vous dites-vous que, malgré tout, cette guerre en Ukraine a des côtés positifs ?

M. B. — Non ! Une guerre ne génère jamais rien de positif. Le nombre de victimes, l’ampleur des destructions, un dialogue rompu, la liste est longue des effets dévastateurs. L’UE n’est pas épargnée : dans des domaines majeurs que sont l’énergie, l’alimentation et bien sûr la sécurité, l’impact de la guerre en Ukraine fragilise nos positions et bouscule beaucoup de certitudes. Ce sera une raison supplémentaire, le moment venu, pour tirer tous les enseignements de cette période sous haute tension. Depuis quinze ans, l’UE a été exposée à des crises majeures. Avant l’Ukraine se sont produits tour à tour la crise financière de 2008, la crise migratoire avec l’afflux de réfugiés syriens et irakiens, le Brexit et le Covid. Chaque fois, l’UE a été en mesure de résister, d’analyser les conséquences de ces bouleversements et d’améliorer un certain nombre de ses modes de fonctionnement. Sans parler de la menace la plus grande liée au changement climatique.

P. I. — Le recours à la force militaire est-il contraire à l’ambition pacificatrice qui sert de socle à l’intégration européenne ?

M. B. — Cette volonté pacificatrice répond à la promesse initiale : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les démocraties qui constituent l’UE ont mis un terme à toute intention belliqueuse.

Compte tenu du poids de l’Histoire, on mesure le chemin parcouru. S’agissant de la guerre en Ukraine, elle est aux portes de l’UE. Nous n’avons ni cherché ni voulu ce conflit. C’était la même chose en ex-Yougoslavie pendant les années 1990. On voit bien à travers ces conflits proches de nous et à travers d’autres menaces graves liées au terrorisme que nous devons accélérer la dimension politique de l’UE et construire une vraie politique de sécurité et de défense.

P. I. — Cet engagement militaire fait-il que l’UE peut être considérée comme une grande puissance ? Au passage, qu’est-ce qui fait une grande puissance ?

M. B. — Quatre éléments : il faut pouvoir s’appuyer sur une économie performante, disposer d’une monnaie solide, mener une politique étrangère cohérente et déployer une stratégie de défense. Pour les deux premiers éléments, l’UE fait montre de son efficacité : le marché unique et la monnaie sont deux axes forts. Pour les deux autres éléments, la politique étrangère et la défense, il nous reste beaucoup de travail à accomplir et d’étapes à franchir. C’est le sens des efforts du haut représentant Josep Borrell qui fait à la fois preuve de lucidité et de ténacité.

P. I. — Au cours de l’une de vos interventions, vous avez déclaré la chose suivante : « Si nous voulons rester à la table où s’organisent l’ordre et le désordre du monde, nous devons être à la fois patriotes et européens. » Comment concilier ces deux orientations ?

M. B. — Quelle est la mission première d’un dirigeant ? Défendre les intérêts de son pays et ceux de ses concitoyens. Il y a parmi nos intérêts et nos problèmes des défis qui sont strictement nationaux : déficit, dette, éducation, compétitivité. Personne ne viendra relever ces défis à notre place. Mais d’autres défis, d’autres risques sont globaux : changement climatique, sécurité, développement de l’Afrique, migrations…

P. I. — Le président de la République a annoncé une augmentation de plus d’un tiers du budget de la future loi de programmation militaire (400 milliards d’euros entre 2024 et 2030). Ce retard patent dans la fourniture d’équipements, en aviez-vous conscience ?

M. B. — De la part du monde politique, et s’agissant des équipements dont nos forces doivent disposer, on ne peut pas parler de méconnaissance du dossier. Depuis trois ans que la loi de programmation militaire est à l’étude, un état des lieux a eu le temps d’être effectué. Le député européen et membre des Républicains Arnaud Danjean a beaucoup travaillé sur le sujet, avec cette capacité à sensibiliser sur le retard pris par la France. L’effort annoncé par le président de la République, 400 milliards d’euros, va permettre au pays de franchir un cran. Encore faut-il connaître les conditions de cette trajectoire budgétaire. Trop souvent, quand les engagements financiers les plus significatifs sont reportés à la loi de programmation militaire, il est important que ces efforts s’effectuent de manière progressive et continue, sans à-coups. Il est important aussi que cette hausse de l’activité coïncide avec une coopération accrue avec nos partenaires européens, que nous puissions mutualiser et augmenter notre potentiel militaire commun. D’autant que la France n’est pas la seule à avoir augmenté son budget de défense. L’Allemagne va y consacrer, dans les prochaines années, 100 milliards d’euros, un chiffre très conséquent à son échelle. Quelle proportion de ces efforts nationaux sera consacrée à des initiatives et à des capacités communes ?

P. I. — Précisément, dans l’industrie de défense, les entreprises des différents pays européens peuvent-elles travailler de concert ? Sentez-vous une réelle volonté de la part de leurs dirigeants de collaborer ?

M. B. — Au sein de l’UE, il y a encore trop de duplication, quand la mutualisation devrait au contraire être la règle, à la fois pour réduire les coûts, concentrer l’innovation et fabriquer plus rapidement. Qu’il s’agisse de l’armement léger, des chars ou des avions, cette duplication concerne l’ensemble des secteurs constitutifs de la défense. La comparaison avec les États-Unis est éloquente : quand l’Europe à 28 pays affiche 37 types de chars différents, les Américains disposent de neuf modèles, pas plus. Pour les avions ravitailleurs, l’UE présente douze types d’appareils, un chiffre trois fois supérieur à celui des États-Unis. Pour les avions de combat, le rapport est de 19 contre 11. Et si l’on prend l’ensemble des équipements, toutes armes confondues, l’UE recense 154 modèles différents contre 27 seulement pour les Américains. C’est dire si la marge de progression est importante pour la mutualisation de nos programmes, de nos efforts de recherche et de nos capacités.

P. I. — La mutualisation, voilà donc la solution…

M. B. — En effet ! J’aime ce mot de « mutualiser ». Il correspond bien à la vocation profonde de l’UE. Qui n’est pas une Europe fédérale puisque nous sommes toujours composés de 27 nations, de 27 peuples parlant 24 langues. Chaque nation a son drapeau, sa propre identité et veut la préserver. Nous sommes une Europe capable d’unir ses efforts, de regrouper ses compétences et de se retrouver autour d’objectifs communs, sans qu’aucun pays ne perde un seul instant ses ressorts profonds. Le général de Gaulle était explicite quand il disait qu’il ne fallait pas que l’Europe broie les peuples comme une purée de marrons. Chacun doit pouvoir conserver ses spécificités.

P. I. — La taxonomie européenne pénalise le secteur de la défense. Elle contribue à détourner les financements et à freiner le recrutement des compétences. Rien de tel aux États-Unis. Est-on arrivé à un point où l’Europe joue contre son propre camp ?

M. B. — Oui, il arrive qu’il y ait des actes administratifs tatillons et mon rôle n’est pas de les excuser, ni de les justifier. Dans le même temps, je ne pense pas qu’il y ait une inflation de procédures ultra- rigides en dehors de la volonté des gouvernements. N’oublions pas que l’UE a construit un marché de 450 millions de consommateurs. Si l’on veut que ce marché fonctionne correctement, des règles, des normes et des méthodes sont indispensables. Dans le cadre des nombreux dialogues que j’ai conduits avec des industriels, j’ai constaté que, souvent, ils tiennent à ces détails. Pour une raison simple : un encadrement européen flou et imprécis laisse la porte ouverte à des applications différentes et souvent concurrentes entre nos pays dans le même marché. Il y a cependant des moyens d’éviter les excès et les erreurs : la vigilance des autorités, des députés européens ou des parlementaires nationaux, et aussi les procédures d’évaluation et de révision des textes européens.

P. I. — Vous avez été candidat à la primaire de la droite pour la dernière élection présidentielle. Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, quelles auraient été vos lignes stratégiques si vous étiez devenu président de la République et, par conséquent, chef des armées ?

M. B. — Ce n’est ni le moment ni ma volonté de créer des polémiques. Le président de la République a eu raison de garder une ligne de communication ouverte avec Vladimir Poutine jusqu’à un certain moment. Il n’a pas été le seul, le chancelier allemand Olaf Scholz a procédé de la même manière. Pour des points de crispation très précis, comme les échanges de prisonniers ou la protection de la centrale nucléaire de Zaporijjia, un dialogue direct s’avère efficace. On peut se demander si les dirigeants européens n’auraient pas dû discuter plus tôt et ensemble avec Poutine avant le déclenchement de l’invasion. Quand la guerre s’arrêtera enfin avec la victoire de l’Ukraine qui défend sa souveraineté et son territoire, il faudra reconstruire et assurer la stabilité sur notre continent. Sans doute à travers l’organisation d’une grande conférence internationale sur la nouvelle architecture de la sécurité en Europe, mais nous n’en sommes pas là.

P. I. — Le climat actuel est très anxiogène. Les politiques, au sens large, utilisent-ils les bons mots pour s’adresser à leurs compatriotes ?

M. B. — Les Français sont préoccupés par la situation internationale, avec cette guerre qui est proche de leurs frontières. C’est légitime. Nos compatriotes éprouvent un vif intérêt pour l’état du monde. Ils sont à la fois intéressés et inquiets, mais ces débats s’inscrivent dans un cadre géopolitique plus large. Il faut que les politiques — à commencer par le chef de l’État, les ministres, les parlementaires — répondent à cette inquiétude et à cet intérêt. C’est le silence. Il faut le faire de manière régulière et sincère, être pédagogue sur l’Europe et sur le monde.