Politique Internationale — En quelques mots, en quoi consiste le CDEC ? Quelles sont ses missions principales ?
Pierre-Joseph Givre — Bien qu’il ait changé de nom à plusieurs reprises et que son périmètre ait varié, le concept d’un centre dédié à la réflexion et à l’enseignement militaires remonte aux années 1980. Le CDEC est le « laboratoire d’idées » de l’armée de Terre. Nous réfléchissons à la fois à la guerre d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Nous ne sommes pas seuls, nous le faisons en lien avec tous les commandements de l’armée de Terre, mais aussi avec les autres armées et nos alliés, des think tanks civils, le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, le monde économique, français et international. Sur cette base, nous élaborons une doctrine. Elle constitue un référentiel dynamique ; c’est une base de travail commune que les forces vont pouvoir ensuite mettre en œuvre sur le terrain, enrichir par retour d’expérience. Outre cette dimension de réflexion, le CDEC enseigne le « penser autrement » et la doctrine au sein de quatre écoles qui nous sont rattachées (École de guerre- Terre, Enseignement militaire scientifique et technique, École d’état-major et École supérieure des officiers de réserve spécialistes d’état-major), ce qui permet sans délai d’impulser les changements dans l’esprit des officiers. Le CDEC diffuse également la pensée et la doctrine en dehors de l’armée de Terre en France dans la société civile, auprès des décideurs et aussi à l’étranger.
P. I. — N’y a-t-il pas un risque de réfléchir un peu loin des réalités du terrain ?
P.-J. G. — Non, car le processus d’élaboration de la doctrine est itératif et dynamique. La doctrine n’est pas l’apanage de quelques officiers supérieurs cloîtrés dans leurs bureaux parisiens qui confisqueraient la réflexion. L’ensemble du personnel militaire du Centre a l’expérience du commandement, du terrain et des opérations extérieures, et chaque commandement opérationnel de l’armée de Terre est directement associé à l’élaboration de la doctrine. Les travaux sont aussi alimentés par les leçons des opérations en cours ou passées, par les grandes leçons de l’Histoire et naturellement par la prospective. Enfin, cette doctrine, avant d’être diffusée, a été expérimentée, validée à l’entraînement par ceux-là mêmes qui la mettront ensuite en œuvre en opérations, du général commandant une brigade interarmes au sergent, chef d’un groupe de dix fantassins ou chef d’un char Leclerc. À ce titre, le programme emblématique Scorpion, qui comprend de nouvelles plateformes de combat numérisées Griffon, Serval et Jaguar, est le résultat d’un processus exemplaire de développement au sein d’une équipe projet associant l’état-major de l’armée de Terre, le CDEC, la section technique de l’armée de Terre et le commandement de l’entraînement qui conduit des tests avec les unités et les industriels.
Par ailleurs, nous veillons les conflits actuels, et pas seulement la guerre en Ukraine, les évolutions doctrinales chez nos alliés comme chez nos compétiteurs, les innovations technologiques et nous analysons le retour d’expérience des opérations françaises en cours. Nos sources d’inspiration sont multiples. Nous essayons, pour paraphraser Bergson, de toujours « penser en hommes d’action ». Par ailleurs, nous sommes dans une guerre intégrale des idées, pas seulement au sens idéologique mais surtout au sens de l’innovation, technologique et d’usages. Celui qui sous-estime son adversaire, qui ne se remet pas en cause, qui reste campé sur ses certitudes par paresse intellectuelle, par peur de déplaire ou par intérêt corporatiste, prendra du retard. Il sera irrémédiablement contourné, dépassé, neutralisé et, au pire, détruit. La résistance ukrainienne face au rouleau compresseur russe ou la défaite arménienne face à l’Azerbaïdjan s’expliquent fondamentalement et d’abord par un différentiel cognitif entre les belligérants, combiné à la force morale et à la force physique (équipement et ressources humaines).
P. I. — Doctrine contre doctrine : qu’est-ce qui fait que l’armée russe est aujourd’hui enlisée en Ukraine, alors que de nombreux observateurs lui prédisaient une victoire rapide ?
P.-J. G. — L’armée russe a conçu cette guerre et l’a conduite au départ en faisant un pari osé, contre nature, et fondé sur une sous- estimation de l’adversaire ukrainien. Celui d’une guerre-éclair, agile, à l’occidentale, à dominante de forces spéciales et de feux précis dans la profondeur sur des objectifs à haute valeur ajoutée, provoquant l’écroulement psychologique et physique du système dont le centre de gravité était à Kiev. Quant au gros des forces, il n’était pas censé combattre, mais occuper un territoire tombé comme un fruit mûr ! Dans la mesure où le plan initial s’est grippé, alors qu’il avait fonctionné en Crimée, l’armée russe conventionnelle, qui fonctionne de manière très verticale selon un modèle centralisé dans lequel il n’y a pas de place pour l’initiative du subordonné, s’est retrouvée dominée par les Ukrainiens, qui opèrent quant à eux en mode agile et décentralisé. On pourra observer que l’armée russe s’est rétablie lorsqu’elle est revenue à sa doctrine opérationnelle traditionnelle fondée sur la conquête initiale de la supériorité des feux indirects (artillerie, missiles) et la destruction physique systématique de l’ennemi avant toute offensive. Quant aux Ukrainiens, ils opposent aux Russes une autre philosophie de la guerre. Inspirés par la pensée militaire occidentale, formés et équipés par les Alliés, ils exploitent toutes les potentialités de la société civile, notamment les compétences et les appétences technologiques de la jeune génération, et de l’espace numérique, assumé comme un champ de bataille à part entière et détourné aux fins militaires.
P. I. — Alors qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe depuis la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, avez-vous été surpris par les piètres résultats de l’armée russe ?
P.-J. G. — Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, il y a tout de même eu la guerre dans le Donbass et en Crimée en 2014. La différence avec aujourd’hui, c’est l’implication occidentale en soutien à une Ukraine qui s’est transformée militairement. Par ailleurs, ne l’oublions pas, la Russie est à l’offensive depuis de nombreuses années dans le champ des perceptions. Elle a conduit de nombreuses attaques cyber, des opérations de désinformation et de subversion destinées à diviser nos opinions et à influer sur le cours des élections démocratiques. Outre le fait que l’armée russe et ses affidés menacent les frontières orientales de l’Otan de longue date, justifiant la contribution militaire française à la sécurité des pays baltes, il y a d’autres territoires dans le voisinage de l’Europe où les Russes s’opposent à la France en particulier. Ainsi, en Afrique sub-saharienne, au Mali, au Burkina Faso et avant cela en Libye et en Centrafrique, les Russes ont conduit avec la milice Wagner une manœuvre de déstabilisation visant à ce que la France se retire militairement et politiquement. Certes, nous n’avons pas assisté à une confrontation directe, mais à une épreuve de force indirecte qui permet de se faire une idée précise, de part et d’autre, du mode de fonctionnement d’une puissance militaire rivale, de sa capacité d’action subversive. Si nous avons probablement surestimé l’armée russe en février 2022, à la lumière de ses performances récentes en Syrie ou avant en Crimée et dans le Caucase, l’erreur serait de la sous-estimer à l’avenir car la Russie a le temps, l’épaisseur géographique, humaine, énergétique et le potentiel militaire pour elle.
P. I. — Parlons des États-Unis, qui sont un partenaire stratégique de la France : y a-t-il des éléments de doctrine militaire que vous partagez avec eux ?
P.-J. G. — Les doctrines militaires de nos deux pays sont différentes mais compatibles. Les raisons de la singularité doctrinale française sont nombreuses. D’une part, nous ne nous situons pas à la même échelle : les capacités de guerre américaines sont industrielles, au sens où les États-Unis peuvent mobiliser des moyens hors norme, en termes d’effectifs, d’équipements et de technologies. D’autre part, notre pays a l’ambition de développer sa propre stratégie et dans certains cas — comme l’opération Serval au Mali — d’assumer seul la charge d’une opération militaire, avec l’aval de la communauté internationale. Si nous choisissions de faire nôtre une doctrine étrangère, cela signifierait renoncer à une part de souveraineté et accepter la dépendance à l’égard d’un pays tiers. Une phrase de François Mitterrand résume bien la situation : « Nous sommes amis, alliés, mais pas alignés. » Cette assertion est toujours valable s’agissant bien sûr de la dissuasion nucléaire, mais aussi dans le domaine militaire en général.
Cela étant posé, la France collabore étroitement avec les États-Unis en fonction des opérations, notamment en matière de renseignement. La relation bilatérale est d’autant plus efficace que la France, puissance d’équilibre, met en œuvre une stratégie militaire audacieuse, complémentaire de l’action américaine. Le modèle d’armée complet qu’elle a conservé lui permet d’intervenir rapidement, que ce soit au Sahel ou en Roumanie, pour consolider la défense du pays face aux menaces extensives en Afrique, en Europe et dans l’Indo-Pacifique. Enfin, la France est l’un des très rares alliés européens des Américains qui assume de déployer des troupes au sol et de payer le prix du sang quand il le faut.
P. I. — Vous dites que la doctrine n’est pas figée. Comment et à quel rythme évolue-t-elle ?
P.-J. G. — Chaque année, nous faisons un état des lieux de l’ensemble des documents doctrinaux et nous les amendons si nécessaire. Par exemple, nous avons récemment réécrit notre Précis de tactique générale, qui prend en compte les nouveaux effets dans les champs immatériels. Dans la façon de concevoir la manœuvre, nous combinons les effets cinétiques et non cinétiques, les effets matériels (les feux, l’artillerie, les blindés, les hélicoptères, etc.) et immatériels (la guerre électronique et cyber, la lutte informationnelle, l’influence, etc.). Par ailleurs, notre organisation, qui regroupe sous la même autorité la doctrine et les écoles d’officiers, permet une diffusion très rapide des idées auprès de ceux qui demain seront chargés d’appliquer cette même doctrine à l’entraînement et au combat. Si l’on reprend l’exemple de la manœuvre dans les champs immatériels, nous testons le concept à l’École de guerre-Terre. Nos officiers stagiaires imaginent de nouveaux modes d’action qu’ils confrontent à la « réalité » des exercices. En cela le principe du wargame, un jeu de guerre qui met en situation deux groupes d’élèves s’affrontant selon la règle « que le meilleur gagne », que nous avons réintroduit, permet rapidement de valider ou d’invalider les orientations initiales.
P. I. — La manière de mener le combat se complexifie-t-elle avec l’émergence de la guerre de haute intensité ?
P.-J. G. — Le concept de guerre de haute intensité a ressurgi, mais en réalité il date de la guerre froide. Il renvoie à des opérations à grande échelle, avec un volume de forces important, une logistique considérable, une mobilisation économique et humaine conséquente, dans la durée, et potentiellement des pertes élevées. Ce terme a été repris récemment dans le sens d’un affrontement avec un adversaire à parité, notamment russe, voire chinois. Mais il n’y a pas qu’un seul type de guerre de haute intensité. En Syrie, au Haut-Karabagh, au Yémen, en Éthiopie, en Israël et au Liban, il s’agit aussi de combats de haute intensité. Le Hezbollah, organisation politico- militaire hybride, constitue une menace militaire du haut du spectre ; vous avez devant vous une proto-armée, qui combine l’agilité des techno-guérillas avec des capacités conventionnelles, articulées autour d’une puissance de feux redoutable. Ce type d’adversaire est de nature à poser des dilemmes tactiques majeurs à toute armée moderne, comme il en a posé aux Israéliens en 2006.
Quant à la complexité, oui elle a augmenté parce que dorénavant, avec la numérisation des sociétés et l’accélération potentielle des boucles décisionnelles permise par les réseaux et l’Internet, la bataille est systématiquement multi-dimensionnelle : en surface et sous terre, dans l’espace aérien et exo-atmosphérique, à proximité du sol, dans le domaine des connectivités et dans le champ informationnel. Sans connectivité, pas d’information disponible pour cibler l’adversaire ; sans GPS et sans liaison satellitaire, sans guerre électronique, impossible de faire voler les drones ; sans canon, pas d’obus pour les destructions physiques ; sans char et sans infanterie, pas de reconquête possible du terrain. Il faut être capable de lutter — défendre et attaquer — simultanément, et non plus séquentiellement, dans toutes ces dimensions.
P. I. — Finalement, sur quels critères évalue-t-on la puissance d’une armée ?
P.-J. G. — La performance repose sur un triptyque de forces matérielles, conceptuelles et morales. Les forces matérielles, c’est- à-dire le nombre et la qualité des hommes et des équipements, sont les premières auxquelles on pense. La guerre terrestre en Ukraine démontre, si besoin en était, la nécessité de disposer de personnel compétent, entraîné au combat interarmes, en nombre suffisant, d’où l’intérêt de la réserve. L’armée de Terre française est encore un modèle d’armée complet. Il faut le préserver, le moderniser. C’est l’objet du programme Scorpion en cours et à venir de Titan, dont le successeur du char Leclerc doit être le fer de lance. Il faut aussi le recapitaliser dans le domaine des feux dans la profondeur, des franchissements de coupures, de la guerre électronique, des drones, de l’épaisseur logistique… Mais il ne faut pas sous-estimer les deux autres éléments du triptyque.
Les forces conceptuelles, c’est-à-dire comment on pense la guerre, la culture militaire, l’agilité des chefs, sont un facteur structurant de supériorité. Les Ukrainiens, par exemple, sont moins nombreux que les Russes et moins puissants au niveau des feux, mais ils ont imaginé une défense extrêmement originale. Qu’est-ce qui fait la force des Iraniens du Hezbollah ou de l’armée israélienne ? C’est d’abord de penser la guerre autrement. Au CDEC, mon rôle consiste précisément à être un éclaireur, un agitateur d’idées.
Enfin, les forces morales recouvrent la psyché collective, la capacité de résistance, l’endurance, la volonté d’aller au combat en considérant que la cause est juste. Cela suppose un lien de confiance au sein des forces armées, entre les officiers, les sous-officiers et les militaires du rang bien sûr, ce que l’on appelle l’esprit de corps, mais aussi entre l’autorité politique et l’armée, entre l’armée et la population.
Les trois éléments du triptyque sont essentiels. Si Daech et Al-Qaïda résistent durablement, ils le doivent à leurs forces conceptuelles, couplées à des forces morales extrêmement puissantes, auxquelles s’ajoute une agilité à détourner la technologie civile à des fins militaires. Le Hezbollah est une organisation sociale, idéologique, politique et religieuse très forte, complétée par une organisation militaire hybridée difficilement saisissable. Il a intégré le concept de guerre multi-dimensionnelle et multi-domaines depuis longtemps.
P. I. — Si l’on revient à l’Ukraine, quelles leçons tirez-vous de ce conflit ?
P.-J. G. — C’est une guerre intégrale, dite M2MC-H, pour « multi- milieux, multi-champs » et le H pour « humain » car la cible in fine, à attaquer ou à protéger, est la population et le territoire qu’elle habite. Cette guerre se déroule simultanément sur terre principalement, mais aussi dans les airs et l’espace, dans les champs informationnel, électromagnétique et cybernétique, et marginalement en mer. C’est une guerre de paradoxes mêlant connectivités high-tech et capacités de feux datant de la guerre froide, munitions de précision et obus classiques en quantités astronomiques, guerre de tranchée et usage débridé des drones, missiles balistiques et chars d’assaut de l’époque soviétique. Au bilan, c’est une bataille des volumes, de la donnée et de la vitesse pour conquérir la supériorité des feux. La conquête de la supériorité des feux nécessite des moyens de haute technologie nombreux pour repérer et frapper l’adversaire plus vite qu’il ne le fera, une masse de soldats compétents et entraînés pour défendre et exploiter les brèches, et une profondeur logistique permettant de répondre à l’escalade et de durer.
P. I. — La France est-elle suffisamment équipée ou faut-il accroître l’effort industriel ?
P.-J. G. — Un effort budgétaire conséquent est réalisé pour la défense depuis plusieurs années, qui situe la France dans le trio de tête des pays européens. Cet effort se poursuit avec la nouvelle Loi de programmation militaire. Mais aujourd’hui, si nous détenons toutes les capacités pour la guerre de haute intensité, certaines qui sont clés comme les feux dans la profondeur et les drones sont échantillonnaires ; et nous ne disposons pas de l’épaisseur logistique suffisante pour inscrire notre action dans la durée. Après plusieurs décennies d’engagements militaires taillés à notre mesure, qui se sont accompagnés d’une approche fondée sur les principes économiques de flux tendus et de juste suffisance, sans idée de régénération, parce que nous n’engagions que des capacités limitées et que nos adversaires n’avaient pas les moyens de nous infliger des pertes massives, le paradigme a changé pour les armées et pour les industriels. Sans revenir à une logique de mobilisation générale comme au temps de la guerre froide, car la menace n’est pas de même nature, il s’agit néanmoins d’adapter le modèle. La politique des flux tendus n’est plus possible dans des guerres qui durent et qui sont consommatrices en équipements et en munitions. Il est indispensable d’imaginer une nouvelle politique des stocks pour les munitions, mais aussi pour les pièces détachées, pour les puces informatiques… Sans oublier le stock immatériel des compétences humaines. Dans cette optique, la nouvelle politique des réserves et le service national universel (SNU) constituent une opportunité pour identifier et recruter les experts dont l’industrie comme les forces armées auront besoin pour monter en puissance et pour durer.