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Les armées françaises face au retour de la guerre de haute intensité

Politique Internationale — Il n’est pas une année sans que le budget de la défense suscite des interrogations, voire des crispations. Ce débat est-il aujourd’hui apaisé ? L’augmentation de 3 milliards d’euros en 2023 — inscrit dans la loi de programmation militaire 2019-2025 — permet- elle de répondre aux besoins actuels des armées ?

Thierry Burkhard — La loi de programmation militaire 2019-2025 voulue par le président de la République est inédite à deux titres. D’abord, elle a enclenché un mouvement de hausse budgétaire qui a produit des effets perceptibles dans les armées, en réparant certaines capacités très sollicitées par les engagements opérationnels et en accentuant un phénomène de modernisation — notamment par la livraison d’équipements de nouvelle génération. Ensuite, cette loi a été déclinée systématiquement dans chaque loi de finances annuelle. Il est essentiel, pour construire des capacités militaires, de pouvoir compter sur la réalisation de cette loi programmatique. Cela permet de répondre aux enjeux de la conflictualité sur le temps long.

Pour autant, il est normal qu’il y ait un débat sur des montants qui sont significatifs, surtout dans un contexte économique incertain. Les armées en ont parfaitement conscience. Ces augmentations reflètent le souhait des Français d’être toujours protégés, alors que les menaces sécuritaires sont de plus en plus prégnantes. Voilà pourquoi, avec le délégué général pour l’armement et sous la responsabilité du ministre des Armées, nous utilisons les crédits qui nous sont alloués pour renforcer nos capacités et acquérir de nouveaux équipements afin de lutter dans les nouveaux champs de conflictualité comme l’espace, le cyber ou encore les fonds marins.

P. I. — Si l’on se projette un peu dans le futur, comment vont s’agencer les prochaines lois de programmation militaire ? Sommes-nous entrés dans une ère où les budgets seront perpétuellement en hausse ?

T. B. — Les montants qui ont été décidés pour la loi de programmation 2019-2025 sont déjà très importants. La hausse de 3 milliards d’euros est même historique. Cet effort est en phase avec l’évolution de la conflictualité dans les vingt dernières années, alors que nous pouvions choisir les conflits dans lesquels nous voulions nous engager. Cela a abouti à une forme d’optimisation de nos capacités militaires. Aujourd’hui, les conflits nous sont imposés — nous reviendrons sur la guerre en Ukraine —, et nous nous devons d’avoir une vision plus globale susceptible de requérir des investissements importants dans les équipements.

Les programmes sur lesquels nous réfléchissons actuellement avec la Direction générale de l’armement (DGA) ne sont pas opérationnels du jour au lendemain : trois, quatre ou cinq ans sont parfois nécessaires avant qu’une innovation technologique puisse être testée par nos armées puis s’intégrer dans le cadre de nos opérations. Une trajectoire budgétaire s’inscrit sur le long terme : je ne veux pas être le CEMA auquel, dans quelques années, on reprochera de ne pas avoir insisté sur la nécessité d’investir pour assurer la défense de notre pays.

Emmanuel Chiva — Il faut se féliciter, tout d’abord, de la durée d’une loi de programmation militaire. Combien d’entreprises disposent ainsi d’une visibilité sur sept ans ? C’est précieux. Cela permet d’affiner nos objectifs et de tout mettre en œuvre pour les remplir. Ensuite, regardons à quel point le contexte a changé : la crise sanitaire, en particulier, a remis les questions de souveraineté au premier plan. Depuis dix ans, nous entendions que l’industrie ne devait pas faire de stocks, que la gestion des flux s’imposait comme la priorité, ou encore que la recherche et développement était l’activité noble par excellence, quand la production passait à l’arrière-plan. Cette perception a changé : l’effort industriel, la capacité de résilience, le soutien au pays de la part des entreprises ont repris tout leur sens.

Les questions militaires s’inscrivent dans cette perspective industrielle en pleine évolution, avec en toile de fond un contexte géopolitique en mutation dont nous reparlerons. Pour la DGA, cela implique d’équiper nos soldats avec un horizon temps qui soit optimal. Il convient ainsi de se méfier d’une trop grande sophistication dans nos systèmes d’armement : dès lors qu’un outil donne satisfaction, est-il vraiment nécessaire de pousser encore davantage son potentiel technologique ? N’est-il pas plus approprié de le mettre à disposition de nos troupes sans trop tarder ?

Ce qui n’exclut pas de travailler sur des projets de long terme : par exemple, notre industrie travaille en ce moment sur une centrale inertielle, à base de capteurs quantiques sur puce, susceptible de remplacer le recours aux systèmes de positionnement par satellites. Actuellement, cette technologie tient dans le format d’une armoire, alors qu’il faudrait pouvoir la contenir dans un volume de l’ordre du litre pour appuyer des opérations militaires. Autant dire, dans ce domaine précis, que la recherche est loin d’être terminée. Les efforts budgétaires permettent de combiner la nécessité de livrer des équipements à court terme et celle de développer des technologies de pointe — plus gourmandes en termes de R&D.

P. I. — Peut-être aurait-on dû commencer par cette question : comment travaillent conjointement les armées et la DGA ?

T. B. — Le dialogue est permanent, à tous les niveaux. Au cours d’une même journée, il ne s’écoule probablement pas une heure sans qu’une personne au sein des armées n’échange avec un interlocuteur de la DGA. Cette récurrence est fondamentale parce qu’elle touche à l’essence même de nos métiers : nos soldats, marins et aviateurs doivent pouvoir se sentir en confiance, et, pour cela, ils ont besoin d’équipements de qualité. Le dialogue avec la DGA est toujours sous-tendu par le même objectif ultime : gagner la guerre. J’insiste sur ce point. La course à la technologie ne nous intéresse que si elle contribue à améliorer l’efficacité sur le terrain. Les performances des équipements ne sont pas une fin en soi : elles sont un moyen au service de l’efficacité de nos armées.

Les programmes menés avec la DGA sont suivis en temps réel au plus haut niveau : un officier supérieur qui me rapporte directement est chargé de la planification. Nous avons la chance, les armées et la DGA, de travailler dans le plus grand climat de confiance. C’est capital car nous engageons conjointement les capacités militaires du pays pour l’avenir, avec certains chantiers qui s’inscrivent délibérément dans le futur. Un futur calibré : nous projetons l’aboutissement des dossiers concernés d’ici à quelques années. Nous ne sommes pas dans la simple esquisse.

E. C. — Les armées et la DGA sont unies par une communauté de destin. Les premières sont l’autorité d’emploi ; la seconde est l’autorité technique dont la mission est de fournir l’ensemble des équipements qui vont permettre à nos soldats d’opérer sur le terrain en confiance, pour reprendre les assertions du général Burkhard. Pour ce faire, la DGA s’appuie sur une base industrielle extrêmement robuste, présente à tous les maillons de la chaîne. Concrètement, la DGA est associée à la fois à la conception, à la fabrication et à la livraison de l’ensemble des équipements. Sans oublier les adaptations nécessaires, car la prise en main des outils par les armées réclame souvent des ajustements.

En matière de collaboration et de circuits de décision, le triptyque constitué en France par les armées, l’industrie et la DGA est quasiment unique au monde, sous la houlette du ministre des Armées. C’est une voie singulière qui favorise une coopération optimale entre les différents intervenants. D’autres pays privilégient une logique de compétitivité : l’industrie progresse pour obtenir des résultats, sans forcément que les autorités de défense y soient associées. Cette collaboration entre les différentes entités que nous préconisons au contraire s’appuie sur un « effet miroir » dans nos organisations : c’est-à-dire que chaque cadre de la DGA armées dispose d’un homologue identifié dans les armées, avec lequel le dialogue se noue instantanément pour traiter du moindre dossier.

P. I. — Cette communauté de destin a-t-elle toujours existé ?

T. B. — Ce que la DGA fait de manière singulière pour les armées est directement lié à la mission particulière des armées françaises. D’abord, il y a la question géographique. Nos territoires d’outre- mer sont à ce titre une réalité assez unique. Il nous faut contrôler la deuxième zone économique du monde, assumer notre souveraineté de la Polynésie à la Guyane en passant par La Réunion jusqu’au territoire métropolitain et protéger les Français, notamment lorsqu’il s’agit de lutter contre les effets des catastrophes naturelles ou les impacts environnementaux du changement climatique. Ensuite, il y a une question d’autonomie stratégique qui fonde notre politique de défense. La dissuasion nucléaire s’inscrit dans ce cadre. C’est aussi pour cela que nous avons besoin d’un modèle industriel complet, comme l’a évoqué le délégué général pour l’armement. Nous cherchons en permanence à être associatifs et à travailler avec des alliés ou des partenaires, mais nous devons toujours préserver des options que nous serons capables d’assurer seuls. Pour les armées, c’est une caractéristique fondamentale qui nous permet de contribuer à la stratégie de puissance d’équilibre de la France.

P. I. — Quels sont, aujourd’hui, les besoins technologiques et militaires les plus urgents ? La guerre en Ukraine a-t-elle réordonné certaines priorités ?

T. B. — La guerre en Ukraine est un conflit de haute intensité comme l’Europe n’en avait plus connu depuis longtemps. Nous étudions les combats de près pour en tirer le maximum d’enseignements et mettre à jour nos données, par exemple dans nos simulateurs ou dans les doctrines. Avec un an de recul, cette guerre confirme certaines des orientations que nous avions prises en amont. Elle pointe aussi quelques secteurs où nous devrions consentir un effort plus important. Cependant, nous voulons être prêts pour le prochain affrontement, pas pour refaire la même guerre. Par conséquent, nous devons avoir une perspective plus large. Pour être efficace opérationnellement, il est important de bâtir des capacités cohérentes, c’est-à-dire avec un équilibre permettant d’utiliser les équipements à l’entraînement, de tirer les munitions dans les exercices et de disposer de l’autonomie logistique pour les déploiements. Cela nécessite de trouver une bonne articulation entre l’innovation, la performance des équipements, leurs coûts et les délais de production. Nous sommes là en présence d’un enjeu capital de crédibilité pour nos armées.

E. C. — La guerre en Ukraine est très symptomatique d’une prise de conscience très forte : dans un contexte marqué par un regain de tensions dans toutes les zones du monde et aux portes de l’Europe, les défis technologiques sont plus importants que jamais. Pour y répondre, le président de la République prévoit un projet de nouvelle loi de programmation militaire (entre 2024 et 2030) sans précédent puisqu’il alloue 413 milliards d’euros à notre défense ; avec un budget inédit de près de 10 milliards pour l’innovation et le numérique.

Concentrons-nous sur l’innovation : il s’agit d’une nécessité absolue pour assurer la supériorité technologique et opérationnelle des armées. Sans innovation, pas d’autonomie stratégique : nous identifions et nous développons les technologies dont les armées devront disposer pour conserver l’avantage dans la durée. Pour cela, la DGA et l’Agence de l’innovation de défense (AID) travaillent en lien étroit avec les armées et l’ensemble des partenaires industriels et académique. Le chantier est conséquent : maîtriser les technologies comme l’intelligence artificielle, le quantique, l’hypervélocité, le cyber… est un impératif pour décupler l’efficacité, l’autonomie et la résilience de nos forces. Et leur permettre ainsi d’évoluer dans tous les milieux, en particulier dans les nouveaux champs de conflictualité. Le conflit ukrainien démontre la nécessité d’investir dans les technologies émergentes, et aussi de capter davantage, dans des délais resserrés, les innovations issues du secteur civil. C’est le cas notamment dans les domaines des drones, du spatial et des communications.

Quant à l’espace numérique, il se décline en trois grands domaines : les données, les applications qui permettent le traitement des informations et les réseaux, indispensables aux échanges. À chaque domaine, ses grands enjeux. Pour les données, il est impératif d’en maîtriser la quantité, la qualité et la propriété. Lancé en 2022, le projet Artemis IA, vise à développer une solution souveraine de traitement massif des données à partir de l’intelligence artificielle. La première plateforme opérationnelle sera livrée dans les semaines à venir. Les applications nécessitent, quant à elles, l’acquisition de calculateurs et de logiciels de nouvelle génération, capables d’absorber les gigantesques volumes de données générés par nos systèmes. Pour les sujets les plus sensibles, comme le calcul à haute performance, un groupe comme Atos travaille à des solutions souveraines. Pour les réseaux, enfin, l’enjeu consiste notamment à garantir l’intégrité des infrastructures et la sécurisation des approvisionnements énergétiques.

P. I. — Dans cette guerre de haute intensité, des équipements dont on semblait parler de moins en moins ont refait leur apparition : les chars. Ce constat est-il en contradiction avec les grands développements technologiques précités ?

T. B. — Soyons un peu plus nuancés dans l’approche. Les chars, qui sont un concentré de technologies, n’avaient pas non plus totalement disparu de la circulation. Mais, effectivement, tous les observateurs ont pu s’apercevoir de l’ampleur de leur impact sur le déroulement des opérations. Ainsi, quand les soldats ukrainiens capturent un char russe, il n’est pas question de le détruire, mais bien plutôt de le remettre en état pour s’en servir ensuite. Cependant, la guerre de haute intensité avec l’appui des chars se caractérise par un modèle bien différent de celui appliqué quelques décennies en arrière. Auparavant, 500 chars pouvaient se tenir sur une même ligne de front avec pour objectif de détruire les positions adverses, mais sans que les tirs soient nécessairement très ciblés. On déblayait le territoire en quelque sorte. Aujourd’hui, pour une opération similaire, on utilisera beaucoup moins de chars, étant entendu que les capacités de tir optimisées par la technologie permettront d’obtenir des résultats probants sans devoir recourir à un déploiement massif. De même, la guerre de haute intensité telle qu’elle se déroule aujourd’hui replace l’artillerie au cœur du jeu, mais une artillerie dont les compétences ont évolué, suffisamment remarquables pour que nous devions étoffer notre potentiel dans ce domaine.

P. I. — À la lumière de ces différentes constatations, peut-on dire que les guerres du futur ne seront plus que des guerres de haute intensité, avec l’exigence de posséder des capacités dans tous les milieux (terre, air, mer, cyber, espace, informationnel) ?

T. B. — La question amène à replacer la mission des armées françaises par rapport aux évolutions constatées et anticipées de la conflictualité. Les armées doivent d’abord rester capables d’intervenir seules pour affirmer notre souveraineté, jusque dans les territoires d’outre-mer les plus éloignés. C’est la défense à 360° du « cœur de souveraineté », dans les milieux physiques mais aussi dans les champs immatériels. Elle se raisonne bien sûr à l’aune de la dissuasion qui constitue la clé de voûte très efficace de notre défense, mais débute dès la phase de compétition qui est l’état normal de la relation entre États aujourd’hui. Nous devons aussi assurer la protection des ressortissants et des intérêts français partout dans le monde, parfois avec un très court préavis. Je n’oublie pas non plus nos engagements envers nos alliés et certains de nos partenaires. Pour cela, nous sommes prêts à aller jusqu’à l’affrontement si cela s’avère nécessaire mais, d’abord, nous faisons tout pour décourager les adversaires d’aller jusque-là, en donnant la preuve de notre force. Dans cet esprit, nous nous appuyons aussi sur la cohésion nationale et sur la résilience de notre pays.

Comment se préparer à ce large panel d’actions militaires ? D’abord, j’y reviens, en assurant la cohérence des capacités dans tous les domaines. C’est le travail conjoint de la DGA, de l’état- major des armées (EMA) et des états-majors d’armée. Ensuite, en assurant un nécessaire équilibre entre l’équipement et l’activité des forces. Concrètement, inutile d’avoir un équipement neuf sans les moyens nécessaires pour l’entretenir et s’entraîner. Enfin, ce qui fera la différence le moment venu, ce sera notre capacité à synchroniser les effets dans tous les milieux et les champs, avec les moyens dont nous disposerons et dont nous saurons tirer le meilleur. Cela nécessite de monter en gamme dans nos exercices et c’est par exemple ce que nous faisons avec l’exercice Orion 2023, une simulation de grande envergure avec plus de 7 000 hommes.

E. C. — La perspective d’un conflit de haute intensité confirme l’intérêt de la démarche capacitaire renforcée mise en œuvre conjointement par la DGA et l’EMA. Pour l’équipement des armées, l’enjeu n’est pas seulement le niveau technologique de nos systèmes d’armes pris séparément, mais surtout leur performance d’ensemble, seule à même d’assurer la supériorité opérationnelle par la cohérence et la convergence des effets. Cette approche implique un travail conjoint de la DGA et de l’EMA pour identifier les besoins et les scénarios opérationnels, et pour déterminer les meilleures options technologiques et industrielles.

P. I. — À la DGA, comment se coordonne le tissu industriel ?

E. C. — La base industrielle et technologique française regroupe environ 4 000 entreprises ; il s’agit majoritairement de PME qui interviennent à tous les niveaux de la chaîne de sous-traitance. Ce tissu contribue à la performance de notre outil de défense grâce à son très fort seuil de compétences. Accompagner ces entreprises et veiller en continu sur celles qui sont le plus exposées est l’une des missions de la DGA. En parallèle, de nombreuses actions sont menées en faveur des PME. Par exemple, dans le cadre du plan Action PME, des indicateurs servent à évaluer la qualité des relations entre les grands groupes et leurs fournisseurs, des PME et des ETI. La DGA organise encore des rencontres entre des entreprises de toute taille, avec le soutien des pôles de compétitivité qui maillent l’ensemble du territoire.

Sans prétendre être exhaustifs, nous encourageons également les PME et les ETI à participer à des projets financés par le Fonds européen de défense afin de diversifier leurs débouchés et renforcer les capacités. Le soutien aux start-up est aussi au menu : après identification des projets d’intérêt pour la défense, leur croissance est favorisée, notamment par les investissements de deux fonds du ministère des Armées, Definvest et le Fonds innovation défense.

P. I. — S’il y a bien un dénominateur commun à toutes les problématiques que vous évoquez, c’est la gestion du temps en matière de construction d’équipements, en particulier celle du temps long. Est-ce à dire que certaines décisions devraient pouvoir être prises plus rapidement ?

T. B. — Il est normal de trouver, parfois, que les choses ne vont pas assez vite. Y a-t-il un domaine, tous secteurs confondus, où les acteurs se félicitent systématiquement de la gestion du calendrier et ne cherchent pas à accélérer ? Les armées ne font pas exception à la règle. Toutefois, le fait que des agendas puissent glisser s’explique assez facilement. La complexité des dossiers, le poids des décisions, l’évolution des environnements : ces différents éléments contribuent à allonger les délais. Sans oublier le choix des hommes, avec par définition des personnalités dont les orientations peuvent évoluer en cours de route. Le plus important, pour les décisions structurantes, c’est de perdre le moins de temps possible. On en revient à la question de la sophistication évoquée par le délégué général pour l’armement. Par exemple, faut-il patienter dix ans de plus pour obtenir un obus ultra-technologique ou peut-on disposer plus rapidement d’un outil qui répondra à nos exigences d’efficacité ? Les armées ne sont pas une écurie de Formule 1, où une équipe d’une cinquantaine de personnes peut s’affairer autour d’une monoplace.

E. C. — Le temps long est celui des avancées technologiques et de la science en général. Quand nous travaillons sur un équipement, plusieurs pistes peuvent être explorées simultanément. Certaines seront abandonnées en cours de route, d’autres seront poussées plus avant. Il n’y a pas de règle absolue en la matière, avec des étapes plus ou moins longues selon les dossiers. En revanche, notre volonté d’anticiper est intangible. Par exemple, les futurs commandants de porte-avions, dont certains n’ont peut-être même pas commencé leur formation, travailleront à bord de bâtiments et sur des appareils dont les technologies sont aujourd’hui encore balbutiantes. Il nous appartient, répétons-le, de savoir nous projeter dans le futur.

Dans d’autres situations, une juste analyse de la valeur pourrait permettre de réduire certains délais en assumant avec les forces de faire des choix concernant telles ou telles capacités ou fonctionnalités, dont le développement engendrerait des délais et des coûts excessifs pour des avantages opérationnels marginaux. Par exemple, accepter le retrait d’une fonction dont le développement demande plusieurs années ou plusieurs mois supplémentaires à la condition, que nous jugeons essentielle, de ne pas mettre en danger la sécurité des opérateurs. Accepter, notamment, des plages de fonctionnement en température plus réduites afin d’accélérer les phases de conception et de qualification. Certaines simplifications pourraient également être organisationnelles : au lieu de procéder à des demandes d’exemption au cas par cas, il pourrait être envisagé d’exempter des domaines entiers. Certaines exemptions REACH pourraient porter sur l’ensemble des munitions, par principe, ce qui éviterait d’instruire des demandes au cas par cas. Toujours dans le domaine organisationnel, développer le fonctionnement en plateau collaboratif, afin que les sujets les plus essentiels soient rapidement et largement partagés entre les armées, la DGA et les industriels, ce qui permettrait, pour certains projets, un gain de temps substantiel pour proposer des solutions partagées. Ce ne sont là que quelques pistes, et nos équipes poursuivent leurs réflexions sur les axes de simplification possibles, sans tomber ni dans le simplisme (le fameux « yaka ») ni dans des concessions sur la sécurité de nos militaires.

P. I. — Vous avez évoqué le triptyque constitué par les armées, l’industrie et la DGA. Y a-t-il d’autres particularités de la défense française ? Et comment la DGA s’intègre-t-elle dans ce dispositif ?

E. C. — Une grande particularité de notre système de défense est la dissuasion nucléaire. La France fait partie des rares pays au monde à maîtriser l’ensemble des capacités militaires : outre la dissuasion, il y a le spatial, le Rafale, les porte-avions, les missiles de croisière… Autant de domaines qui s’accompagnent d’un haut niveau technologique. La complétude de ce modèle confère autonomie et souveraineté à notre pays, à partir d’un socle qui requiert une optimisation capacitaire et une excellence technologique et industrielle. Ces missions sont du registre de la DGA : nous sommes une administration unique en son genre, qui a permis à la France depuis plus de soixante ans de se doter d’un modèle d’armée complet, étayé par une industrie de défense robuste et innovante. Soit un tissu de quelque 4 000 entreprises, générant plus de 200 000 emplois — chercheurs, ingénieurs, techniciens, ouvriers qualifiés… — répartis sur l’ensemble du territoire.

Ce modèle de la DGA repose sur une expertise technique forte et une capacité à piloter des projets parmi les plus complexes au monde, comme peuvent l’être les sous-marins nucléaires ou les satellites. J’ai été chargé de faire évoluer ce modèle pour l’adapter aux nouveaux enjeux de notre environnement géopolitique et géostratégique, dont le développement de l’économie de guerre. J’ai proposé à Sébastien Lecornu, ministre des Armées, un plan de transformation de la DGA qui permettra de toujours mieux répondre aux besoins de la défense.

P. I. — Ce volet nucléaire, puisque vous l’abordez, s’est invité très vite dans le cadre de la guerre en Ukraine…

T. B. — Avec la guerre en Ukraine, le nucléaire s’est retrouvé très rapidement sur le devant de la scène comme s’il ne constituait qu’une arme de plus dans le continuum de la force. Il faut rappeler que la dissuasion nucléaire est d’un ordre tout à fait différent. Pour les armées qui en assurent la permanence, c’est extrêmement structurant. Néanmoins, si dans la doctrine française l’arme nucléaire est une arme de non-emploi, les forces nucléaires sont pour leur part employées en continu pour signifier notre détermination. Du point de vue stratégique, tout se réfléchit à partir de la dissuasion. À ce titre, forces nucléaires et forces conventionnelles s’épaulent mutuellement. La guerre en Ukraine démontre la pertinence de la dissuasion. En même temps, cela nous oblige à assumer nos responsabilités d’un État doté de l’arme nucléaire.

E. C. — La dissuasion nucléaire est un outil de nature politique, technologique et industrielle. Elle incarne une puissance militaire, mais aussi un atout technologique, constituant un moteur indéniable de notre industrie de défense. Ses retombées, en matière de technologie, de compétences et de moyens, irriguent l’ensemble de cette industrie, y compris le domaine conventionnel. La dissuasion repose ainsi à la fois sur des moyens spécifiques et sur des moyens partagés avec ces capacités conventionnelles (avions, porte-avions, frégates…). Les choix stratégiques opérés pour l’équipement des armées conventionnelles contribuent à la performance globale, à la disponibilité opérationnelle et à la crédibilité de la défense française.

P. I. — La guerre en Ukraine est également venue remettre en lumière les fondements des grandes alliances. Avec leurs avantages et leurs limites. La situation actuelle pourrait-elle contribuer à relancer l’idée d’une autonomie stratégique européenne ?

T. B. — La guerre en Ukraine renforce la pertinence d’une conscience stratégique en Europe. Percevoir que la menace est effective accélère évidemment ce processus. D’ailleurs, plus les pays sont proches de la Russie, plus l’expression du besoin de défense est grand. C’est vrai si l’on compare les États-Unis et l’Europe, mais aussi si l’on compare l’Espagne ou la France avec la Pologne ou l’Estonie. Aujourd’hui, l’Otan s’impose clairement comme la réponse unique pour nombre de pays. Elle offre un cadre d’interopérabilité éprouvé et structure complètement plusieurs armées de pays européens. Cependant, les Européens sont également de plus en plus conscients que les États-Unis ne pourront peut-être pas être toujours présents, du fait de rivalités de puissance dans le Pacifique. Dès lors, les Européens devront pouvoir apporter une réponse crédible. La consolidation d’un pilier européen dans l’Otan contribuera naturellement à la défense du continent qui reste la finalité. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un système de vases communicants où l’Otan et l’Union européenne (UE) seraient en concurrence. L’UE pourrait donc bénéficier de toutes les consolidations des capacités de défense et donner un cadre à une certaine forme d’autonomie stratégique européenne, notamment parce qu’elle offre des outils de défense non strictement militaires.

E. C. — Le conflit en Ukraine a démontré que certaines dépendances à des productions, des technologies ou des ressources étrangères pouvaient avoir des conséquences vitales. Certaines de ces dépendances font aujourd’hui l’objet de réévaluations, avec l’objectif de les diminuer. Le contexte a également démontré qu’une action commune et coordonnée des États membres et des institutions européennes pouvait être nécessaire et contribuer au développement d’une préférence des États membres pour le « made in Europe » dans le domaine de la défense. Différents dispositifs avaient déjà été mis en place par l’UE pour développer les capacités européennes en matière de défense, dont un instrument, Edirpa, dédié sur la période 2022-2024 aux acquisitions conjointes urgentes. Un nouvel outil, Edip (European Defence Investment Program) doit pérenniser ce système.

P. I. — Entre les réseaux sociaux, les fake news, les débats médiatiques incessants ou encore la guerre en direct à la télévision, les instruments de soft power n’ont jamais été aussi présents, infiniment plus importants que par le passé. Comment jugez- vous cette inflation ?

T. B. — Le champ informationnel a pris une place considérable dans la conflictualité, notamment du fait des chaînes d’information en continu et de l’essor des réseaux, quel que soit le niveau de développement du pays. Aujourd’hui, les opérations militaires se conçoivent généralement comme une combinaison d’effets dans les milieux physiques et dans le champ des perceptions. Parfois, des opérations sont uniquement informationnelles. Il est facile de décrédibiliser un adversaire ou même de contester sa légitimité à agir, quelquefois même sans que ces opérations puissent être attribuées à un auteur en particulier. En outre, l’inflation en volume des informations est telle que les trier et discriminer la véracité devient très difficile. La sophistication des manœuvres de désinformation qui exploitent le potentiel de l’intelligence artificielle et du numérique complique encore la donne. Les armées se sont organisées pour faire face à ce nouveau champ de menace.

P. I. — Pour conclure, une question susceptible de résonner chez le plus grand nombre. Tous secteurs confondus, on parle beaucoup aujourd’hui de pénurie de compétences. Les armées, tout comme la DGA, sont-elles confrontées à cet obstacle ?

T. B. — Nous avons cette nécessité d’être attractifs. La tâche n’est pas mince car la superficie de contact entre la population et le milieu militaire a diminué avec la fin du service militaire et le départ de la présence militaire de nombreuses garnisons. Nous nous employons donc à multiplier les occasions de rencontres avec la jeunesse, la vocation première de ces dispositifs étant de faire connaître les armées pour diffuser l’esprit de défense dans la nation. Cela permet également de susciter la curiosité, voire de vraies vocations.

Nos métiers ne brillent pas par leur facilité : ils sont exigeants, ce qui réclame d’être encore plus convaincants pour attirer des compétences. Néanmoins, c’est aussi ce que viennent chercher les jeunes : un métier hors norme qui a du sens, où les possibilités de progression sont réelles. La fidélisation constitue un autre défi au quotidien comme dans l’ensemble des secteurs économiques. Cependant, ce qui est différent, c’est que pour nombre de spécialités, nous ne pouvons pas aller chercher directement les compétences sur le marché du travail, comme peut le faire une entreprise. C’est surtout valable dans les postes d’encadrement où l’expérience compte beaucoup et ne s’acquiert qu’au cours d’une carrière en gravissant peu à peu les échelons. Personnellement, ce que j’ai appris comme chef de section au début de ma carrière guide encore mon action.

E. C. — Nous avons le devoir de faire mieux connaître la DGA. A priori, le fait d’être une organisation de 10 500 personnes et de gérer des dossiers ultra-stratégiques devrait nous assurer une notoriété suffisante, mais il nous reste une bonne marge de progression avant d’être largement identifiés par tous les viviers d’intérêts. C’est aussi mon rôle de contribuer à cette meilleure reconnaissance : récemment, par exemple, je suis intervenu devant un parterre de 1 000 polytechniciens pour mieux leur faire toucher du doigt notre éventail d’activités. Dans un autre registre, comme la quasi- totalité des industries, nous butons sur des métiers en tension. Nous manquons à la fois de forgerons, de soudeurs, de logisticiens… Nos préoccupations sont aussi celles du monde civil, à ceci près que nos missions n’ont jamais été aussi stratégiques.