Les Grands de ce monde s'expriment dans

Point de vue d'une diplomate

Politique Internationale — Tout au long de votre carrière diplomatique, avez-vous senti la France en proie aux mêmes menaces ? Ou celles-ci ont-elles évolué ?

Sylvie Bermann — La situation a profondément changé. Quand j’ai démarré ma carrière, du temps de l’URSS, la guerre froide dominait encore la situation. Je me souviens d’un stage au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), devenu depuis la DGSE, où nous étions mis en garde contre les scénarios d’espionnage et de retournement. Plus tard, j’ai vécu le contexte de la perestroïka : l’URSS n’était plus perçue comme une menace, l’heure était au rapprochement entre Moscou et l’Occident. Aujourd’hui, la menace terroriste est devenue très prégnante. J’étais en poste à Londres entre 2014 et 2017, quand le Royaume-Uni était lui aussi en proie à une vague d’attentats. Une ville comme Leicester était considérée comme l’un des fiefs de l’islamisme radical. Les échanges entre nos deux pays en matière de renseignement étaient particulièrement intenses.

P. I. — Selon l’endroit du monde où vous étiez en poste, la perception de ces menaces était-elle à géométrie variable ?

S. B. — La France défend ses intérêts de la même manière, partout dans le monde. Les ambassadeurs ne sont pas des acteurs isolés, dont le champ de vision s’arrêterait aux frontières d’un pays. Grâce à l’intense activité des télégrammes diplomatiques, nous disposons d’une bonne vision des évolutions géopolitiques : chaque ambassadeur a accès aux rapports circonstanciés de ses homologues. L’essence même de notre métier nous conduit à éviter l’immobilisme et les analyses toutes faites. Prenons le cas de la Chine : d’un côté, nous avons bien conscience de l’espionnage à grande échelle que peut pratiquer ce pays ; de l’autre, nous n’entendons pas nous couper d’un partenaire important dans bien des domaines. Les étudiants chinois qui viennent travailler dans les laboratoires de recherche en France ne sont pas systématiquement des espions. Nous devons être sur des positions équilibrées.

P. I. — Cette recherche d’équilibre se vérifie-t-elle de la même manière à l’égard de la Russie ?

S. B. — Pendant un temps, le dialogue entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine était empreint de cordialité. Les grandes coopérations ne sont pas si lointaines : en 2017, j’avais assisté à l’inauguration du gigantesque projet gazier de Yamal, dont TotalEnergies est l’un des partenaires de référence. La guerre en Ukraine est venue bouleverser la donne, sans que personne aujourd’hui n’ait une vision précise de l’évolution de la situation. Outre le rapport de forces sur le terrain, l’environnement économique et le poids des opinions publiques sont amenés à jouer un rôle. L’inflation, l’envolée des prix de l’énergie ou encore la pénurie de certains matériaux sont de puissants moteurs de réflexion.

P. I. — Quelle appréhension les diplomates ont-ils des dossiers militaires ?

S. B. — En ce qui me concerne, je peux parler d’une étroite proximité. Cela tient à deux étapes en particulier : j’ai fait partie de la mission permanente auprès de l’ONU, un environnement où les attachés de défense jouent un rôle prépondérant de conseil pour la création des opérations de maintien de la paix. Plus tard, j’ai été en poste à Bruxelles, en pleine constitution de l’Europe de la défense. Dans certains pays, les coopérations militaires avec la France sont des dossiers incontournables. C’est le cas au Royaume-Uni, puisque nous entretenons un corps expéditionnaire conjoint de près de 10 000 hommes. En 2010, l’accord de Lancaster House avait jeté les bases de la construction de l’avion du futur, malheureusement abandonnée après le Brexit.

P. I. — Face à un niveau de menace aujourd’hui accru, la France vous semble-t-elle suffisamment préparée ?

S. B. — Jusqu’à très récemment, l’analyse qui prévalait était celle des « dividendes de la paix » : avec la fin de la guerre froide décrétée par Gorbatchev et Bush fin 1989, puis la chute de l’URSS, la France comme les autres pays occidentaux en ont profité pour réduire les budgets militaires à un moment où les finances publiques connaissaient des déficits significatifs. Il y a eu cette illusion de la fin de l’Histoire et de la victoire de la démocratie, ce qui constituait bien sûr une erreur. Quand j’ai quitté la Russie, fin 2019, on envisageait plutôt les conflits sous l’angle de moyens hybrides, avec l’ingérence, l’espionnage, la désinformation et les fake news, mais on ne s’inquiétait pas d’une intervention conventionnelle. Pour cette raison, l’armée française s’est concentrée sur les opérations extérieures, en apportant de l’aide à certains pays ou en s’interposant dans des conflits intra ou interétatiques. Aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, la perspective est totalement différente. On assiste au retour de la guerre de haute intensité, c’est-à-dire de conflits violents avec des pertes humaines très importantes, par opposition à la guerre de faible intensité, comme dans le Donbass depuis 2015 et les accords de Minsk — où il y avait quelques obus tirés de temps en temps de part et d’autre avec très peu de morts.

P. I. — Craignez-vous une extension de la guerre en Ukraine ?

S. B. — Très souvent, les Ukrainiens expliquent qu’ils se battent pour nous, pour éviter que la Pologne ou les pays baltes ne tombent après eux. Je ne crois pas du tout à cet effet domino, car la logique de Poutine est d’abord et avant tout une logique historique et « civilisationnelle » : ce qui intéresse le Kremlin, c’est de reconstituer le monde russe autour de l’orthodoxie et de valeurs qu’il juge clés. Je ne pense pas que Poutine prenne le risque de s’attaquer à un pays de l’Otan ou de l’Union européenne. Pour autant, il faut prendre toutes les mesures pour être en capacité de se défendre. Nous sommes obligés de changer de perspective et de suivre le principe « si vis pacem para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). On ne peut plus se contenter d’une armée de corps expéditionnaires, il faut qu’on ait les moyens de la défense territoriale.

P. I. — Pour vous, qui avez aussi été en poste à New York, les États- Unis restent-ils le gendarme du monde ?

S. B. — Lorsque j’étais en poste, à l’époque Clinton, les États- Unis étaient encore « la nation indispensable » qui voulait intervenir partout. La guerre en Irak, quelques années plus tard, a un peu changé les choses car c’était une guerre totalement illégitime. Ensuite, les États-Unis ont évolué vers davantage d’isolationnisme avec Obama puis Trump, qui a affaibli l’image des États-Unis dans le monde : ce pays ne fait plus rêver de la même manière. Il y a eu de fortes réactions anti-américaines dans les pays du Sud que l’on appelle aujourd’hui le Sud global. Ce n’est pas un hasard si les Chinois et les Russes s’engouffrent dans la brèche. Pour autant, les États-Unis restent aujourd’hui incontournables, car ils sont la première puissance : une puissance hégémonique par le dollar qui est une arme avec des sanctions extraterritoriales, mais aussi par la science, la technique et bien sûr le militaire — avec un budget trois fois supérieur à celui de la Chine. Pour les Européens, les États-Unis restent des alliés, mais en même temps nous n’avons pas envie d’être alignés, surtout en France. D’où la volonté de l’Union européenne de mener une politique d’équilibre, une forme de troisième voie. Le chemin est étroit en ce moment, surtout pour les pays de l’Est, alors que les deux tiers de l’armement en Ukraine sont fournis par les Américains. Mais vis-à-vis de la Chine, par exemple, l’Union européenne n’est pas forcément encline à suivre la croisade américaine contre Pékin.

P. I. — Vous avez été nommée à Londres au moment du Brexit. Qu’avez-vous retenu de cette crise ?

S. B. — Quand je suis arrivée, mes interlocuteurs m’avaient prévenue : « Vous allez vous ennuyer car Londres est un poste prestigieux mais classique, où il ne se passe rien. » Résultat : le Brexit est arrivé ! Un tournant, la première crise des démocraties représentatives. Après cela, je n’ai pas été surprise par l’irruption de Trump, alors que personne n’y croyait. Le populisme trouve des vents porteurs, y compris dans les vieilles démocraties où il gagne du terrain, comme tout récemment en Italie ou en Suède. Cette période marque aussi l’avènement d’une nouvelle ère où le mensonge n’est plus considéré comme un péché. Nous sommes entrés dans le monde de la post-vérité et des fake news. On le vérifie grandeur nature avec Trump, Boris Johnson ou Poutine. Ce dernier vante le concept de multipolarité dans ses discours, alors même que la Russie a envahi l’Ukraine. C’est très orwellien comme attitude, au sens où l’information est totalement manipulée. Aujourd’hui, tout le monde ment, et lorsqu’on vous reproche d’avoir menti, vous répondez par un mensonge encore plus gros. La politique intérieure comme l’environnement international sont profondément affectés par ce changement de paradigme.

P. I. — Outre la richesse de votre parcours, qu’est-ce qui vous a conduite à vouloir raconter votre vie de diplomate ?

S. B. — J’ai eu cette chance d’être aux premières loges pour voir le monde changer. On considère la Chine comme une grande puissance hégémonique, mais j’ai connu la Chine rurale et pauvre quand j’étais étudiante à Pékin à la fin des années 1970, en pleine période maoïste. À cette époque, Pékin était presque un village, en comparaison de ce que la ville est devenue aujourd’hui. À Moscou, de 1986 à 1989, en pleine perestroïka, j’assistais à ce que la prix Nobel Svetlana Alexievitch appelait « la civilisation des cuisines », quand les Russes parlaient tard le soir dans ce nouveau climat de liberté et de fin de la censure. J’avais été très frappée quand un jeune Soviétique m’avait dit « le communisme aura été la grande aventure du XXe siècle ». Cette phrase claquait dans l’air à l’époque où personne n’imaginait que l’URSS s’écroulerait et que le communisme disparaîtrait. Cette période de transition aide aussi à comprendre le présent. Ce ne sont là que quelques souvenirs parmi d’autres. Et je ne parle pas des nombreuses personnalités qu’il m’a été donné de pouvoir côtoyer. Certaines sont plus visionnaires que d’autres, mais la vision ne fait pas tout : parfois, des approches très terre à terre peuvent être couronnées de succès.