Politique Internationale — Au mois de juin dernier, Emmanuel Macron a appelé à une reprise de l’« économie de guerre ». Comment avez-vous accueilli ses propos ? Êtes-vous, vous les industriels de la défense, les premiers concernés ?
Emmanuel Levacher — Le président de la République s’est exprimé à l’occasion de sa venue à Eurosatory (1). Une allocution de la sorte est une grande première. Elle a fait office d’électrochoc. Bien sûr, les industriels sont concernés, mais aussi les grands donneurs d’ordres que sont la Direction générale de l’armement (DGA) et les Armées. Nous sommes de nombreux acteurs au sein de ce système de la défense, avec, du côté des entreprises, pas moins de neuf grands maîtres d’œuvre industriels (MOI) — Dassault, Naval Group, MBDA, Safran, Thales, Airbus, Nexter, Arquus, Ariane Group — et un tissu très fourni de PME et d’ETI sur l’ensemble du territoire. Le président de la République a évoqué à la fois une montée en puissance, une accélération et une simplification. Derrière ce triptyque, il y a des actions à mettre en œuvre, comme une gestion plus efficace des contrats, un allègement des procédures ou encore une diminution des coûts. Sans parler de l’optimisation des circuits d’approvisionnement.
P. I. — Parmi cet éventail d’opérations, y en a-t-il une qui soit plus importante que l’autre ? Ou plus urgente ?
E. L. — Ces actions ont chacune un rôle à jouer pour densifier la « base industrielle et technologique de défense » (BITD), ce socle qui réclame en particulier une chaîne d’approvisionnement solide et souveraine. Quand on décrète une montée en puissance, on n’attend pas des effets immédiats : les choses doivent pouvoir se mettre en place. En revanche, on peut commencer à anticiper. La constitution de stocks est un obstacle de taille : à l’instar d’autres industries, aéronautique et automobile en tête, nous pouvons rencontrer des difficultés pour nous approvisionner en pièces et en composants. Nous sommes parfois dépendants de fournisseurs étrangers, un phénomène moins marqué toutefois dans les grands groupes que chez certains fournisseurs de rang 2 ou 3, qui s’approvisionnent en composants et en matières premières sur des marchés étrangers. Des goulots d’étranglement se créent, générant parfois des mois d’attente. Certaines fonderies, par exemple, sont vite saturées.
P. I. — Est-il prévu que les entreprises liées à la défense puissent être prioritaires dans le cadre de tel ou tel circuit d’approvisionnement ?
E. L. — Notre industrie n’est pas prioritaire, que ce soit pour les pièces, les composants ou les matières premières. Nous nous retrouvons donc en concurrence avec les entreprises des autres secteurs, et, comme nous n’achetons pas nécessairement d’énormes volumes, il n’est pas question de passe-droit. Cette situation peut- elle évoluer, au regard des enjeux qui sont ceux de la défense et que les derniers mois ont encore intensifiés ? Un système de fléchage, qui réserverait certaines quantités pour notre industrie, est une piste. Une autre, radicale, serait la réquisition. Mais ce serait le stade ultime, le retour du dirigisme, alors que nous sommes une entreprise privée, avec des actionnaires et des objectifs de rentabilité. Je ne suis pas sûr que la communauté économique verrait d’un bon œil ce type de dispositif. Durant la Première Guerre mondiale, des entreprises civiles, Renault, Berliet, Panhard, pour ne citer que celles-là, ont été réquisitionnées et ont reconverti leurs usines pour soutenir l’effort de guerre. Nous n’en sommes pas là, mais il faudra peut-être y venir un jour. Cela dépasserait bien sûr la seule industrie de défense et concernerait l’industrie et le pays tout entier. Durant la crise sanitaire, l’État a mobilisé des entreprises pour obtenir des respirateurs, des masques. C’était une sorte de « wake up call », qui a ouvert les yeux sur ces ruptures logistiques et pénuries de composants. Évitons de revivre une telle situation, surtout s’il s’agit d’urgence vitale liée à la défense.
P. I. — Pour éviter les ruptures d’approvisionnement, faut-il relocaliser la production ?
E. L. — La tendance est de relocaliser les entreprises pour des questions de souveraineté. Évitons aussi de perdre des filières qui, une fois parties, sont extrêmement difficiles à reconstituer. À titre d’exemple, la France a laissé partir à l’étranger la filière des munitions et armements de petits calibres, qui était une industrie française traditionnelle avec ses manufactures implantées sur tout le territoire. Résultat, nous éprouvons des difficultés aujourd’hui pour acheter des munitions et obtenir des pièces pour les fusils. Cela peut sembler peu stratégique. Mais c’est la base de l’équipement du soldat, et on ne se rend compte des manques que lorsqu’on en a vraiment besoin.
P. I. — En matière de ressources humaines, disposez-vous chez Arquus des équipes suffisantes pour conduire ces chantiers ?
E. L. — L’entreprise compte quelque 1 500 salariés et nous recrutons chaque année à hauteur de 10 % des effectifs. Un volume à la fois significatif et indispensable pour contribuer au renouvellement des équipes. Notre situation n’est pas différente de celle des entreprises industrielles, avec des métiers en tension et la nécessité de trouver des compétences. Aussi bien pour des postes d’ingénieurs que d’opérateurs — soudeurs, chaudronniers, mécaniciens… —, un savoir-faire est requis pour attirer les bons profils. Nous formons beaucoup en interne, et nous avons beaucoup travaillé sur notre marque employeur. Parmi nos atouts, Arquus est une entreprise porteuse de sens : le secteur de la défense incarne une notion d’engagement capable de fédérer les jeunes. Après les attentats de 2015, nous avons ainsi constaté une vraie appétence pour notre industrie. Aujourd’hui, la tendance est moins nette. Parallèlement, la baisse du chômage, même si on doit s’en réjouir, ne joue pas en notre faveur. Nous verrons si le retour de la guerre en Europe ne provoque pas un regain d’intérêt pour nos activités.
P. I. — L’idée de constituer une réserve militaire dans l’industrie a été évoquée. Est-ce nécessaire ?
E. L. — Nous faisons depuis longtemps la promotion de la réserve militaire. Nous avons pris des dispositions pour autoriser nos salariés, parmi ceux qui le souhaitent, à consacrer jusqu’à trois semaines par an à la réserve opérationnelle. Pendant cette période, ils continuent bien sûr d’être payés par l’entreprise, en plus de leur indemnité de réservistes. Transposer ce concept de réserve dans l’industrie est une excellente idée, avancée par le patron de Nexter Nicolas Chamussy, propre à développer une économie de guerre. L’objectif serait de constituer une réserve de ressources humaines, mobilisables rapidement en cas de conflit. Il s’agirait de faire revenir des jeunes retraités, mais aussi de repérer des compétences dans le civil, prêtes à se mobiliser le moment venu dans l’industrie de défense. Ces ressources viendraient prêter main-forte « au coup de sifflet », comme disent les militaires, c’est-à-dire avec un préavis très court.
P. I. — Arquus fabrique en partenariat avec Nexter la partie mobile du canon Caesar, fleuron de l’artillerie française. Vous comptez près de 25 000 véhicules de tout type au sein de l’armée de Terre. Quelle est votre spécificité ?
E. L. — Arquus fabrique tout ce qui roule dans l’armée de Terre : véhicules logistiques, camions tout-terrain, blindés… Nous sommes spécialisés sur la partie mobilité, c’est-à-dire tous les composants qui permettent à un véhicule de se déplacer sur le champ de bataille : moteurs, roues, essieux... Nous équipons entre autres le canon Caesar de Nexter, le VBCI (véhicule blindé de combat d’infanterie), gros blindé à 8 roues motrices développé avec Nexter, ou encore le Griffon et le Jaguar, les deux nouveaux véhicules du programme Scorpion, fruits d’un partenariat avec Nexter et Thales. Parce qu’un véhicule militaire n’est jamais qu’une base, nous y installons des systèmes de communication, des capteurs, des brouilleurs, des systèmes de protection, si nécessaire des armements. En particulier, nous avons développé pour l’armée de Terre des systèmes de tourelleaux télé-opérés, la famille Hornet, qui permettent d’utiliser une arme sous blindage, à l’abri des menaces du champ de bataille. Au-delà des matériels, nous fournissons bien sûr tous les services qui vont avec, après-vente, réparation mais aussi des services nouveaux de maintenance prédictive.
P. I. — Alors que les forces conventionnelles font face à des menaces d’un nouveau genre, comment les solutions de défense s’adaptent-elles ?
E. L. — Nous adaptons les blindés face aux capacités d’agression nouvelles, par exemple les drones aériens. Pour se protéger, il faut être plus furtif, plus mobile et éventuellement s’équiper d’un système qui va contrer ou détruire ces drones. Pour améliorer le confort opérationnel des utilisateurs, nous électrifions nos matériels en remplaçant les moteurs thermiques diesels par des chaînes cinématiques hybrides. Nos véhicules ont une durée de vie de plusieurs décennies, certaines plateformes sont en service depuis quarante ans, et il est indispensable de rester aux côtés de nos clients sur cette durée. Les véhicules qui reviennent d’opération, par exemple de Barkhane en ce moment, repassent dans nos ateliers pour être régénérés, modernisés et équipés des dernières innovations. Nous ne faisons donc pas du jetable, nous entretenons plutôt une forme d’économie circulaire sur toute la durée de vie du véhicule. Nos nombreux axes d’innovation — électrification, gestion des batteries, robotisation, véhicules autonomes, digitalisation, systèmes de capteurs, gestion des données — nécessitent un effort de recherche et développement important. Le fait d’être une filiale du groupe AB Volvo permet de développer des synergies : nous regardons ce qui est fait pour le civil et reprenons ce qui nous intéresse en le durcissant, en l’adaptant à l’usage militaire.
P. I. — L’accès aux financements est-il rendu plus difficile alors que les investisseurs intègrent de plus en plus de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ?
E. L. — Sous la pression croissante des critères ESG, de la taxonomie européenne, certaines banques et des acteurs importants du secteur financier sont de plus en plus réticents à travailler avec la défense. Cela peut même aller jusqu’à cesser toute collaboration avec nos activités. Les difficultés qui en résultent touchent moins les grands groupes qui ont des accès au marché que les acteurs plus petits qui se voient refuser des financements bancaires, des cautions, et même parfois une simple garantie pour un marché à l’export. Derrière cette dialectique entre l’industrie et les banques se pose la question de savoir si la défense est, par essence, une industrie non durable. Il me semble évident que, pour qu’une société soit durable, il faut qu’elle soit aussi en sécurité, donc qu’elle puisse se défendre.
P. I. — Votre objectif est d’atteindre le milliard de chiffres d’affaires en 2030, réalisé moitié en France moitié à l’export. Pourrez- vous y parvenir seul ou devrez-vous nouer des partenariats ?
E. L. — La situation actuelle incite chacun à se replier et à se protéger parce que le niveau de menace s’accroît. Mais pour être compétitifs, nous sommes dans la nécessité absolue de travailler avec des partenaires français, européens, voire extra-européens. Sur certains marchés export, il nous est maintenant demandé quasi systématiquement d’avoir un partenaire local, d’acheter sur le territoire domestique. Toute la difficulté est d’y arriver sans devenir trop dépendant en protégeant notre propriété intellectuelle et en évitant de nous faire pirater. Arquus entend se développer davantage en Europe, un continent qui reste extrêmement fragmenté en termes d’industrie de défense et en particulier de défense terrestre. L’Union européenne doit mieux se coordonner, intégrer davantage ses industries de défense, pour rester à la hauteur de ses concurrents américains et chinois, mais aussi de ses adversaires potentiels. Chacun s’accorde sur ce constat. Il faut maintenant passer de la prise de conscience à l’action résolue, dépasser nos rivalités du moment et instaurer un environnement politique favorable. Ne ratons pas ce virage indispensable.
(1) Eurosatory est un salon international de défense et de sécurité terrestre.