Politique Internationale — Peut-on parler d’un tournant géostratégique après le déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Nicolas Baverez — Assurément nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique. Il y a d’abord le partenariat noué entre la Russie et la Chine : les empires autoritaires désignent désormais les démocraties comme leur ennemi et affichent leur volonté de construire un monde post-occidental fondé sur des zones d’influence et de purs rapports de force. Deuxième évolution majeure, le retour de la guerre en Europe, non seulement une guerre de haute intensité sur le territoire ukrainien, mais aussi une guerre hybride menée par la Russie contre l’Europe, qui se déploie dans des domaines multiples : l’énergie, l’alimentation, les flux migratoires, la désinformation, la cybersécurité, le soutien aux partis populistes. Sans oublier le chantage à l’arme nucléaire et la mise en danger des centrales civiles. Enfin, troisième phénomène notable, la conflictualité déborde le cadre européen et la violence sort de ses limites : que ce soit à Taïwan, dans le Caucase ou en Asie centrale, au Moyen-Orient ou en Afrique, les tensions s’exacerbent. Les institutions et les règles qui avaient été mises en place pour prévenir le recours aux armes ou endiguer l’ascension de la violence sont soit paralysées, soit violées.
P. I. — Que peut-on dire de cette alliance entre la Russie et la Chine ? Quelles répercussions a-t-elle ?
N. B. — L’alliance entre Pékin et Moscou a été actée par le pacte signé le 4 février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine. Ce partenariat prétend instaurer une « amitié sans limites » entre la Chine et la Russie. Il devait être scellé par l’annihilation de l’Ukraine qui, en soulignant le déclin des démocraties occidentales, aurait ouvert la voie à l’annexion de Taïwan dans la continuité de la normalisation de Hong Kong.
Mais rien n’a fonctionné comme prévu. Alors que Vladimir Poutine avait assuré à ses interlocuteurs chinois que l’opération militaire spéciale, qui visait à annexer l’Ukraine, serait réglée en quelques jours, la tentative de Blitz de l’armée russe a été mise en échec. Puis les forces ukrainiennes ont repris depuis cet été la moitié des territoires conquis par Moscou. La Russie est aujourd’hui sur la défensive et enregistre des pertes humaines — plus de 100 000 morts et blessés — et matérielles gigantesques. La guerre d’Ukraine a des conséquences majeures. Elle marque la renaissance d’une nation ukrainienne souveraine et libre. Elle a réveillé l’Occident, du réarmement allemand à la résurrection de l’Otan élargie à la Suède et à la Finlande en passant par le réengagement des États-Unis sur le continent européen où plus de 120 000 hommes sont de nouveau stationnés. Elle fragilise le régime de Vladimir Poutine, de plus en plus isolé à l’intérieur comme à l’extérieur, tout en mettant la Russie entre les mains de la Chine.
Pour cette raison, la Chine continue à apporter son soutien politique et économique à la Russie. Il reste en effet essentiel pour elle d’avoir accès au réservoir de matières premières et d’énergie russes, dans la perspective d’une éventuelle confrontation avec les États-Unis. Mais Pékin est de plus en plus mal à l’aise avec une guerre enlisée, qui joue désormais contre sa rhétorique guerrière vis-à-vis de Taïwan. Et cela sur fond de révolte de la population chinoise contre la stratégie du zéro Covid, qui constitue une autre remise en question du pouvoir à vie et du dogme de l’infaillibilité de Xi Jinping. La Chine est donc pour la Russie un allié de plus en plus distant, rappelant son attachement à la souveraineté des nations, appelant à la fin de la guerre et affirmant son hostilité à toute forme d’escalade nucléaire. Elle utilise avant tout la guerre pour renforcer son emprise économique, technologique et financière sur Moscou.
P. I. — Un premier bilan est-il possible ?
N. B. — Au total, cette terrible année 2022 est aussi porteuse d’espoir. Elle marque un coup d’arrêt majeur pour les empires autoritaires qui prétendaient assurer à leurs peuples la prospérité, la stabilité et la sécurité que les démocraties n’étaient plus capables de garantir. La Chine est confrontée à l’effondrement de son modèle de croissance intensive, à l’insurrection des classes moyennes urbaines et à un risque sanitaire majeur. La Russie est dans une impasse totale, démographique, économique, politique et stratégique. L’Iran des mollahs fait face au soulèvement de la population contre la théocratie. La Turquie de Recep Erdogan paie ses ambitions impériales de la perte de contrôle de son économie, avec une inflation de plus de 80 %. Et, dans le même temps, les démocraties, présumées décadentes, ont refait leur unité autour de la défense de la liberté et mettent en place les jalons d’une stratégie globale d’endiguement des tyrannies du XXIe siècle.
P. I. — Ce contexte rend-il inéluctable le repositionnement stratégique de la France, qui se considère volontiers comme une puissance d’équilibre ?
N. B. — Face à l’ensauvagement du monde et à la confrontation entre empires autoritaires et démocraties, il est très difficile pour la France de prétendre jouer un rôle de puissance d’équilibre. Nous appartenons clairement au camp des démocraties. La France ne dispose que d’une marge de manœuvre limitée, comme d’ailleurs ses partenaires d’une Europe désarmée. Les Européens n’ont pas d’autre choix, en tout cas à court terme, que de se tourner vers les États-Unis pour assurer leur sécurité. Sans l’engagement des États-Unis, l’Union européenne n’aurait pas pu apporter de soutien militaire à l’Ukraine et lui permettre de résister à l’agression russe. Sans l’engagement des États-Unis, il n’y pas de dissuasion crédible de la menace russe.
La France paie aussi sa relative complaisance à l’égard de Moscou, entretenue de longue date, mais accentuée sous Emmanuel Macron. Au début du conflit, le président de la République expliquait qu’il fallait « ne pas humilier la Russie » et multipliait les échanges téléphoniques avec Vladimir Poutine alors que ce dernier faisait clairement état de sa volonté d’« annihilation » de l’Ukraine en tant qu’État, en tant que nation, en tant que peuple. L’erreur était complète. L’enjeu politique, stratégique et historique ne consiste pas à ne pas humilier la Russie, mais à mettre en échec une puissance impériale, membre permanent du Conseil de sécurité, qui a entrepris une guerre d’agression conduite sous le parapluie nucléaire contre un État souverain et libre dont il avait garanti la sécurité et les frontières par le mémorandum de Budapest. Il est bien vrai que la guerre n’a pas pour but de faire la guerre mais de faire la paix, et il faudra tôt ou tard la négocier avec la Russie. Mais l’invasion de l’Ukraine ne peut se conclure par une paix russe, sauf à mettre en péril la liberté et la sécurité de l’Europe.
P. I. — À vous entendre, la France serait isolée...
N. B. — La France est de fait isolée, sans pour autant avoir toujours tort. Elle plaide à juste titre pour la souveraineté européenne et la construction d’un pilier européen de la défense. À bon droit, car notre continent paie très cher la dépendance dans laquelle il s’est installé vis-à-vis de la Russie pour l’énergie, de la Chine pour les biens essentiels, mais aussi des États-Unis pour la technologie et la sécurité. L’Amérique et le monde ne sont plus ceux de 1945. Le pivot des États-Unis vers l’Asie est inéluctable et la crise de leur démocratie fragilise leur garantie de sécurité, comme l’a prouvé la présidence de Donald Trump.
Mais l’arrimage à l’Otan est la priorité pour tous les autres Européens, traumatisés par l’invasion de l’Ukraine. Et Paris peine d’autant plus à faire entendre sa voix que les relations avec ses partenaires traditionnels sont brouillées. Le moteur franco-allemand est durablement en panne. Berlin envisage de se doter de la première armée conventionnelle d’Europe à l’horizon 2030 et met les moyens pour tenir cet objectif avec la mobilisation d’un fonds de 100 milliards d’euros et l’augmentation du budget de la défense à 2 % du PIB. La même Allemagne entend aussi développer un bouclier antimissile couvrant l’Europe centrale et orientale, sans la moindre concertation préalable avec la France. Le dialogue avec l’Italie n’est guère plus brillant : à preuve, les échanges très tendus à propos des migrants. Le Royaume-Uni se délite sous la dynamique infernale du Brexit, qui constitue aussi une catastrophe pour l’Europe. Alors que Londres pèse pour un tiers de la capacité militaire du continent et que les intérêts stratégiques sont convergents avec ceux de la France, la coopération militaire engagée par le traité de Lancaster House est bloquée. Enfin, la guerre d’Ukraine accélère le basculement du centre de gravité de l’Union vers l’est et le nord du continent. Et, dans le même temps, nous nous trouvons en très grande difficulté en Afrique où les succès tactiques ne peuvent occulter le désastre stratégique enregistré au Sahel.
Face à la menace de la Russie, mais aussi de la Chine et de la Turquie, l’Europe ne peut rééditer les erreurs commises dans les années 1930. Elle doit se réaligner dans le domaine militaire en remettant en route le moteur franco-allemand et en réintégrant les Britanniques dans le dialogue stratégique et les accords industriels. Et la France, seule membre permanent du Conseil de sécurité, puissance nucléaire et pays disposant d’un modèle complet d’armée au sein de l’Union, possède une responsabilité particulière. Pour en jouer, elle doit convaincre et concerter, au lieu d’asséner, de faire cavalier seul et de donner des leçons.
P. I. — Est-ce le signe, plus tangible que jamais, que, sans une industrie de défense forte, il n’y a pas de démocratie durable ?
N. B. — Il n’existe pas de liberté politique soutenable sans sécurité intérieure et extérieure. Cela suppose de disposer de forces armées capables de défendre la souveraineté et les intérêts du pays en toutes circonstances. Mais la sécurité, dans l’histoire universelle du XXIe siècle, ne peut reposer que sur une stratégie globale qui intègre l’industrie de défense, l’économie, la finance, l’éducation ou encore la résilience de la nation. D’où l’importance de la mobilisation des citoyens et de leur engagement dans la défense. Après l’écroulement de l’URSS et l’irruption de la théorie de la « fin de l’histoire » s’est installée l’idée que la guerre était impossible et la paix acquise pour l’éternité. Quelle erreur ! Aujourd’hui, la paix est impossible et la guerre plausible. De même, on s’est bercé de l’illusion que le développement du commerce et la corruption des élites dans les pays autoritaires constituaient une garantie de sécurité et de stabilité. Au même moment, de nombreuses démocraties, dans le cadre des dividendes d’une paix qui se révèle aussi précaire et aussi ratée que celle de 1918, ont opté pour une armée professionnelle, ce qui a creusé l’écart avec la nation. La guerre et l’armée ont été considérées comme des reliques du passé en Europe, alors que le monde entier réarme depuis le début du siècle. L’éducation doit désormais aider à combler ce fossé, pour que chacun puisse contribuer à la défense de la liberté, ce qui constitue le meilleur moyen de refaire notre nation, réduite à l’état d’archipel. L’engagement dans les armées ou au service de la protection du territoire et de la population reste le meilleur vecteur de l’intégration.
P. I. — Vous appelez à une remise en ordre du modèle d’armée imaginé dans les années 1990. Pourquoi le jugez-vous caduc ?
N. B. — Dans les années 1990, au lendemain de la guerre froide, la France a élaboré et déployé un modèle d’armée professionnelle fondé sur la dissuasion nucléaire d’un côté, une logique de corps expéditionnaire de l’autre. Les scénarios de guerre de haute intensité, organisée autour de coalitions, étaient limités à la mobilisation de 15 000 hommes et 45 avions en six mois. Aujourd’hui, tout a changé. La guerre asymétrique contre le terrorisme n’a pas disparu. Mais la guerre de haute intensité est de retour en Europe, posant un problème de volume, d’équipement et de vitesse de mobilisation des armées.
La menace de la Russie bouscule toutes les armées d’Europe et souligne la priorité qui doit être donnée à la génération de forces. On croit pouvoir s’en remettre à l’Otan. Mais c’est oublier que les forces de l’Otan ne sont ni plus ni moins que les forces des nations qui composent l’Alliance. La défense de l’Europe repose ainsi aujourd’hui sur les 120 000 soldats américains présents sur le continent. Et cela n’est pas sans risque.
La France n’échappe pas à cette remise en question. Elle aurait dû s’engager dans l’élaboration d’un Livre Blanc pour redéfinir sa stratégie en fonction des bouleversements du monde. Elle a choisi de se limiter à une revue stratégique superficielle et à une loi de programmation militaire préparée dans la précipitation. Celle-ci doit du moins éviter à tout prix d’ajuster à la baisse nos ambitions sur nos moyens, contraints par le surendettement de l’État à hauteur de 114,5 % du PIB.
P. I. — À quoi reconnaît-on que la France doit remettre en marche son industrie de défense ?
N. B. — En Ukraine, la Russie tirait quotidiennement au cœur des opérations entre 50 000 et 60 000 obus, contre environ 5 000 pour l’armée ukrainienne. Ce dernier chiffre correspond à peu près aux stocks de l’armée française. Cela montre l’importance de l’effort à consentir pour reconstituer la capacité de nos armées à faire face au combat de haute intensité. Et cette reconstitution du potentiel militaire dépend directement de la remontée en puissance de notre industrie de défense. Or le marché de la défense relève par nature de la souveraineté et de l’État : il est le seul client et son autorisation est requise pour exporter. L’industrie de défense française souffre depuis des années de commandes limitées, intermittentes et aléatoires. Avant que la guerre en Ukraine ne nous fasse redécouvrir les vertus de l’artillerie, la dernière commande par la France de canons Caesar à Nexter datait de 2011. On ne peut pas demander à des industriels de maintenir des bureaux d’études, de conserver des lignes de production, de mobiliser des compétences dans le vide. Le réarmement de l’Europe nécessite une remontée en puissance méthodique de l’industrie européenne de défense, qui suppose d’être planifiée pour assurer une bonne visibilité aux entreprises. L’autre priorité doit porter sur l’innovation dans laquelle la France et l’Europe ont décroché, notamment dans des technologies clés comme les drones, l’hyper-vélocité, la gestion des données ou l’intelligence artificielle. Enfin, il convient de coordonner l’effort de réarmement et de relancer la coopération européenne.
P. I. — Comment relancer une dynamique de l’innovation ?
N. B. — Traditionnellement, les innovations naissaient dans la défense et finissaient par gagner le secteur civil. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée : l’innovation civile irrigue le domaine militaire. On l’observe dans l’intelligence artificielle et les données comme dans le domaine spatial aux États-Unis avec Elon Musk et SpaceX. L’Europe risque aujourd’hui de se voir dénier l’accès à l’espace si elle n’arrive pas à suivre ce mouvement d’innovation. Il faut donc se réorganiser et affecter différemment nos crédits de recherche, en donnant une place plus importante au financement des start-up. Les fonds peuvent être publics, privés, ou les deux à la fois. Mais il convient d’identifier précisément les domaines dans lesquels investir en priorité et surtout de gagner en réactivité et en souplesse d’intervention.
P. I. — À quoi ressemblera l’industrie de défense 4.0 ?
N. B. — La guerre d’Ukraine montre qu’une armée, au départ inférieure en nombre et en en matériel, a pu résister victorieusement parce qu’il existe une asymétrie. Les Russes se battent dans le brouillard qui, selon Clausewitz, caractérise la guerre. Les Ukrainiens ne sont pas omniscients, mais disposent, grâce au renseignement américain, d’une connaissance en temps réel du champ de bataille. Un avantage considérable qui permet une vitesse de réaction et d’adaptation impressionnante. Les Ukrainiens bénéficient aussi des données transmises, non sans risque, par la population civile avec de simples smartphones. Nous assistons donc au premier conflit dominé par les données. L’industrie de défense va devoir en tenir compte et intégrer les renseignements qui proviennent des systèmes militaires mais aussi des systèmes civils. Simultanément, les Ukrainiens témoignent d’une créativité extraordinaire pour utiliser des matériels d’une façon qui n’était pas prévue à l’origine, récupérer des équipements ennemis, remettre en état les infrastructures essentielles ciblées par les frappes russes pour assurer la continuité de la vie nationale. La maîtrise des données et la résilience de la société sont les clés de la guerre d’Ukraine et sans doute des conflits du XXIe siècle. Il revient aux stratèges comme aux industriels d’en tirer les leçons.
P. I. — L’innovation technologique renvoie-t-elle au concept de « guerre propre » où seuls les objectifs militaires seraient visés ?
N. B. — La guerre propre est un mythe. La guerre n’a jamais été propre. Elle est même de plus en plus sale puisqu’elle se fait de plus en plus hybride et que les opérations militaires conduites par les empires autoritaires visent de plus en plus les populations civiles, comme on l’a vu de la Syrie à l’Ukraine. Sur la défensive au plan militaire, les Russes essaient de casser les infrastructures essentielles ukrainiennes en commençant par l’énergie et l’eau, organisent des déplacements forcés de population, multiplient les crimes de guerre pour terroriser les civils. Par ailleurs, l’Ukraine n’a pas le monopole de ces formes de guerre hybride. L’opinion publique ne veut pas le voir, mais l’Europe n’est plus en paix. Pour s’en convaincre, il suffit de recenser le nombre de cyberattaques, les atteintes aux infrastructures comme les gazoducs de la mer Baltique, mais aussi les hôpitaux, la manipulation des flux de migrants, la désinformation, les interférences dans les élections, le financement des partis populistes dans lesquels la Russie a investi plus de 300 millions de dollars depuis 2014.
Pour contrer ces menaces hybrides, le réarmement militaire doit aller de pair avec un effort de résilience de la nation et avec la réhabilitation de l’esprit de défense. On ne naît pas spontanément citoyen d’une démocratie, on le devient par l’éducation à la liberté et à la défense de cette liberté. Périclès rappelait que « ce ne sont pas les pierres, mais les hommes qui constituent le meilleur rempart des cités ». C’était vrai durant la guerre du Péloponnèse. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Si l’armée ukrainienne se bat de manière aussi extraordinaire, c’est parce qu’elle dispose du soutien de toute une nation. Il suffit de voir les scènes de liesse qui ont accompagné la libération de Kherson. La guerre n’est plus le monopole des militaires ; la sécurité est plus que jamais nationale.
P. I. — La France, avec son niveau d’endettement et le poids de ses dépenses publiques, peut-elle fournir l’effort d’économie de guerre, militaire, industriel et humain auquel vous appelez ?
N. B. — « Gouverner c’est choisir », disait Pierre Mendes France, soit exactement l’inverse du « en même temps ». La France va droit à un choc financier majeur si elle ne modifie pas en profondeur le modèle économique et social fondé sur la décroissance à crédit. Et ce d’autant que le retour de l’inflation se traduit par une forte hausse des taux d’intérêt, qui marque la fin de l’argent illimité et gratuit. Il est impossible de soutenir un État-providence qui mobilise 34 % du PIB tout en réinvestissant dans l’éducation et la santé, tout en finançant la réindustrialisation et le réarmement, en plus de la transition climatique. Il faut faire des choix. La grande réussite de la planification à la française pilotée par Jean Monnet en 1946 fut de définir les secteurs prioritaires sur lesquels porter l’effort d’investissement. Avec pour objectif de ne pas se contenter de reconstruire le pays, mais de le moderniser. À l’époque, la priorité allait au charbon, à la sidérurgie, à l’électricité. Aujourd’hui, certains secteurs ont changé, mais pas tous, comme le montre l’électricité, domaine d’excellence que la France a méthodiquement détruit au ;cours des dernières décennies. Comme en 1945, nous ne devons pas seulement reconstruire notre pays mais le moderniser, en basculant notre modèle vers la production, l’investissement et l’innovation. Et cela passe par un nouveau partenariat entre l’État et le secteur privé. Il est faux d’affirmer que la dépense publique est inefficace par nature. S’il n’y a pas de sécurité, il n’y a pas plus de liberté que de prospérité et de stabilité politique. Or la sécurité ne peut et ne doit pas être assurée par des moyens privés. Il est de même vital pour la résilience de la nation de pouvoir compter sur des systèmes d’éducation et de santé publiques performants. Les Français subissent aujourd’hui la double peine : des dépenses et des prélèvements démesurés pour des services publics dont l’efficacité s’effondre. Cette crise de l’État résulte non d’un manque de moyens mais de la démagogie qui a sacrifié l’État régalien à l’État-providence et qui a fait payer au secteur privé le refus de moderniser le secteur public.
P. I. — Vous évoquiez la transition énergétique. La défense est-elle un sujet trop sensible pour être considéré sous l’angle de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) ?
N. B. — Il n’y a aucune raison pour que la défense échappe à la logique de responsabilité sociale et environnementale. Et cela d’autant que le dérèglement climatique constitue l’un des risques majeurs qui pèsent sur les démocraties comme sur l’ensemble de l’humanité. Des progrès spectaculaires ont déjà été enregistrés ; ils méritent évidemment d’être amplifiés. La difficulté vient de la taxonomie européenne, inspirée par des organisations non gouvernementales (ONG) qui entendent, pour des raisons idéologiques, exclure par principe la défense de l’économie durable. Cela met une pression extrême sur les banques et les assurances, incitées à ne plus financer les entreprises dès lors qu’elles effectuent plus de 5 % de leur activité dans la défense. C’est une absurdité économique et une faute politique et morale à l’heure où les démocraties européennes sont confrontées à une menace existentielle venant de la Russie.
Les États-Unis, depuis la Seconde Guerre mondiale, protègent leur industrie de défense qu’ils qualifient d’arsenal de la liberté. L’Europe est en passe de commettre dans ce domaine des erreurs plus dévastatrices encore qu’en matière d’énergie. La stigmatisation de l’industrie de défense ne fait pas seulement fuir les capitaux propres et les crédits mais aussi les talents. Il est donc urgent d’agir sur trois axes. Les institutions européennes et la Banque européenne d’investissement (BEI) doivent réintégrer la défense comme une industrie prioritaire entrant dans leur champ d’intervention. Une préférence européenne, une sorte de « Buy european act », a vocation à être instituée dans ce secteur. Enfin, supprimons le projet de taxonomie qui se réduit à une arme de destruction massive des entreprises européennes. Arrêtons de penser que la défense est, par essence, incompatible avec la RSE, alors qu’elle est au service de la protection des droits humains.
P. I. — Le programme n’est pas mince…
N. B. — Qu’il s’agisse d’effort ou d’industrie de défense, rappelons- nous, en France comme dans l’Union, que la liberté n’est jamais acquise et qu’elle doit toujours être réinventée et protégée face à tous ceux qui souhaitent la supprimer, qu’il s’agisse des démagogues, des djihadistes ou des nouveaux autocrates. La démocratie demeure un régime minoritaire et fragile. La liberté reste un combat, qui repose sur la qualité des armées et de l’industrie de défense, mais aussi sur l’engagement et la responsabilité des citoyens.