Politique Internationale — En 2021, vous avez publié Guerres invisibles, un ouvrage dans lequel 24 types de guerres différentes sont recensés. Comment l’interpréter ?
Thomas Gomart — Je ne suis pas à l’origine de cette typologie. Cette classification appartient à des auteurs chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux anciens officiers de l’Armée populaire de libération. Ils montrent que les militaires ont perdu le monopole de la guerre — ce qui ne signifie pas l’inanité des systèmes de défense — et que celle-ci s’exerce désormais sur une grande variété de terrains : économique, financier, environnemental, sanitaire… Autant de domaines qui font que les conflits se sont latéralisés. J’ai repris cette typologie après que l’un des deux auteurs, au début de la pandémie, a rappelé qu’il n’y avait pas de puissance technologique sans industrie manufacturière. En Europe, on rapporte beaucoup les réflexions stratégiques aux questions de transnationalité ou de fait social. Mais on a eu tendance jusqu’à récemment à négliger les rapports de puissance. Or ils sous-tendent la mondialisation, qui est devenue à la fois un cadre de coopérations transnationales et une bataille multi-domaines.
P. I. — Une bataille de la mondialisation qui explique que la Chine soit devenue un partenaire de premier plan de la Russie…
T. G. — Les choses sont plus complexes que cela. En 1990, 85 % de la production d’énergie provenait du fossile (pétrole, gaz, charbon…). Trente ans plus tard, cette proportion n’a pas changé, mais la consommation d’énergie a doublé. Du côté des producteurs, il y a trois grands pays : les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Russie. Du côté des consommateurs, on trouve la Chine, l’Inde et l’Union européenne. La Chine, pour assurer son autonomie, a entrepris de diversifier son mix énergétique à la fois dans sa composition et dans sa géographie pour les flux qu’elle importe. Avec la guerre du Golfe, elle a parfaitement intégré sa dépendance au détroit de Malacca et cherche à la réduire. L’Occident a vu la mondialisation comme une intensification inexorable des échanges financiers et économiques. Cette intensification passe aussi par celle des migrants dont le nombre augmente car la population augmente à l’échelle globale. Nous n’avons pas voulu voir que la mondialisation signifie aussi, et peut-être surtout, une compétition de jour comme de nuit entre puissances. Une transformation sans équivalent s’est opérée entre la Chine de 1979 — début des premières réformes de Deng Xiaoping — et celle de 2022, consacrant l’émergence d’une puissance économique qui affiche ouvertement ses ambitions militaires.
P. I. — De nombreux observateurs considèrent la guerre en Ukraine comme une guerre entre la Russie et les États-Unis. Est-ce à dire que rien n’a changé sur le plan géopolitique depuis la guerre froide ?
T. G. — Au contraire, tout a changé. En réalité, cette guerre se joue sur trois fronts. Il s’agit, d’une part, d’une guerre coloniale sous protection nucléaire menée par la Russie contre l’Ukraine. D’autre part, l’opposition entre la Russie et l’Otan marque la volonté de Moscou de distendre les liens transatlantiques afin d’affaiblir, voire de détruire l’Union européenne. Enfin, sur un troisième front plus global se joue la bataille pour l’Eurasie, où la Russie appelant à la désoccidentalisation du monde voudrait apparaître comme un leader des pays du « Sud global ». Sur ce dernier point, la Russie commet à mon avis une erreur : aux yeux des Chinois, elle fait partie des pays signataires des traités inégaux au XIXe siècle et, à ce titre, sera toujours considérée comme une puissance coloniale. Dans ce mouvement de revanche historique qui s’exerce à grande échelle, je pense que la Russie se met dans une situation extrêmement délicate pour les années à venir. Au final, considérer la guerre d’Ukraine comme la continuation de la guerre froide est un trompe-l’œil. Les véritables enjeux résident dans la rivalité sino-américaine et dans le renforcement d’un monde multipolaire en mal de multilatéralisme.
P. I. — Vous estimez que la Russie se prépare à des temps difficiles. Comment sera-t-elle pénalisée ?
T. G. — Avant la guerre en Ukraine, la Russie n’avait jamais été autant intégrée à l’économie mondiale. Brutalement, elle se retrouve parmi les pays les plus sanctionnés au monde, à l’instar de l’Iran ou de la Corée du Nord. Vladimir Poutine a rompu le pacte social avec son peuple, qui consistait à dire « enrichissez-vous et ne vous occupez pas de politique ». D’autre part, il a renoué avec une tradition soviétique, celle de la mobilisation, basée sur la croyance que le soldat russe est une ressource inépuisable, corvéable à merci. L’addition des sanctions et de la mobilisation fait que les perspectives économiques, sociales et stratégiques de la Russie dans les dix ans à venir sont bien compromises.
P. I. — Pour la France, quelles répercussions attendre du conflit ukrainien tant sur la diplomatie que sur l’appareil de défense ?
T. G. — Au-delà de l’aspect territorial, le conflit revêt un aspect systémique en faisant voler en éclats des principes fondamentaux de l’économie politique internationale. En particulier, cette guerre est en train de provoquer une fragmentation des marchés du pétrole et du gaz, avec des conséquences lourdes pour les économies européennes, qui vont entrer en récession et s’enfoncer dans une crise énergétique sévère. Dans son intervention du 24 février 2022, le président de la République avait indiqué que cette guerre aurait des effets sur la vie quotidienne de tous les Français. Il avait parfaitement raison. Sur le plan militaire, il y a urgence à réarmer en tirant les conséquences, d’une part, de la fausse surprise de l’invasion russe de février 2022 et, de l’autre, de nos interventions extérieures, au Mali ou au Levant. Les Européens désarment depuis le début des années 1970 et ont continué après le 11 septembre 2001, à contre-courant des autres acteurs stratégiques. Nous en sommes à deux générations de désarmement, tandis que les grandes puissances réarment déjà depuis une génération. Cela explique l’inexistence, aux yeux de Moscou, d’une dissuasion conventionnelle des Européens, lesquels dépendent toujours des États-Unis.
Par ailleurs, l’histoire montre qu’on ne rattrape jamais un tel retard en période de crise aiguë, ce qui nous place dans une situation d’extrême vulnérabilité. La Revue nationale stratégique, présentée en novembre 2022, donne une orientation à la hausse pour la prochaine Loi de programmation militaire. Mais il faut aller bien au-delà en développant un nouvel esprit de défense, qui découle d’une lecture plus intégrale du contexte international. Le sujet est évidemment militaire, mais pas seulement. Il est aussi énergétique, climatique, technologique, sanitaire, financier… comme le montrent les auteurs de La Guerre hors limites. Autrement dit, le sujet ne concerne pas que les militaires, mais devrait embarquer à la fois l’ensemble de l’appareil d’État et des acteurs économiques. Quand le président de la République dit en juin 2022 que la France est dans une « économie de guerre », cela devrait entraîner un changement de logiciel de la part des acteurs économiques. Or la plupart d’entre eux restent encore dans le logiciel de la mondialisation en espérant un retour à la normale avant Covid. C’est illusoire car nous nous trouvons face à un retour brutal du risque géopolitique.
P. I. — Selon vous, la France est dans une situation délicate. Comment doit-elle réagir ?
T. G. — Tout d’abord, il faut accorder la plus grande importance à la cohésion nationale. Il y a un sujet de force morale, sur lequel insistent à juste titre nos autorités militaires depuis un an. Ensuite, le volet principal est la protection du territoire national dans toutes ses composantes, Drom-Com inclus. En dépit d’un discours très usé sur l’Otan, la solidarité internationale dans le cadre de nos alliances prend aussi tout son sens. En période de gros temps, comme c’est le cas aujourd’hui, avoir des alliés fiables est un atout précieux. Enfin, il n’y a pas de politique étrangère durable, et donc d’indépendance, sans solidité économique. Or la France accuse un déficit commercial de plus de 100 milliards d’euros et une dette publique très élevée, ce qui renvoie à la question de fond de l’état de notre appareil productif. Disposer d’une base industrielle pour rester une puissance de tout premier plan, le dossier n’a jamais été autant d’actualité. Tout effort stratégique doit commencer par une réflexion sur la politique énergétique et climatique. Nous sommes dans un moment de rupture de l’ordre énergétique qui doit conduire à accélérer la décarbonation. Pour la France, il est urgent de penser le long terme en la matière : elle doit identifier les principaux jalons concernant à la fois les approvisionnements en pétrole et en gaz — et donc la nature des liens avec les pays fournisseurs — et la décarbonation, qui sera tout sauf neutre sur le plan géopolitique.