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Europe : de l'élargissement à la réunification

Entretien avec Jean Lemierre, Président de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) depuis juillet 2 par Uri Dan, Journaliste et écrivain israélien et Yves Messarovitch, Économiste

n° 103 - Printemps 2004

Jean Lemierre

Yves Messarovitch - Quinze ans, c'est ce qui nous sépare de la chute du mur de Berlin. Mais, pour certains pays de l'Est, c'est aussi la moitié du temps passé sous la tutelle communiste. Le 1er mai 2004 a marqué l'entrée de huit anciens pays du Comecon dans l'Union européenne (1). Quel bilan peut-on tirer de leur transition vers l'économie de marché ?
Jean Lemierre - Le bilan est positif. Il y a dix ans, personne n'aurait pensé qu'ils rejoindraient l'UE si vite et dans d'aussi bonnes conditions. Leurs économies se sont intégrées aux économies européennes. Leur capacité d'exportation vers l'Union est élevée et des changements en profondeur ont été réalisés. Les quinze années qui viennent de s'écouler augurent bien de l'avenir. La transition n'a pourtant pas été facile. Chaque pays a avancé à sa manière, mais il l'a fait. Si ces progrès ont pu avoir lieu, c'est grâce à la cause européenne. La perspective de rejoindre l'UE fut un fantastique levier, un formidable accélérateur de réformes. Mais la transition n'est pas terminée, pas plus que la convergence réelle des économies.
Y. M. - Quelle différence faites-vous entre transition et convergence ?
J. L. - La transition désigne, au fond, ce qui nous vient du passé. La convergence, elle, concerne l'objectif que représente l'adhésion à la zone euro. C'est un moteur essentiel. Cela permettra à ces pays d'entrer pleinement dans l'Europe, de bénéficier d'une stabilité économique, de taux d'intérêt plus faibles et de perspectives commerciales plus fortes. Mais il leur faut encore relever de nombreux défis, notamment dans le domaine de la concurrence. Leurs économies doivent être plus compétitives et plus productives. Nous savons que cette transition sera difficile à accompagner sur le plan social. Comment, en effet, assurer la reconversion de pans entiers de l'économie qui sont insuffisamment compétitifs ? Je pense aux chantiers navals, aux aciéries, à une partie de l'agriculture. Le schéma n'est pas nouveau. L'Espagne a déjà connu un tel parcours en rejoignant la Communauté européenne. C'est un sujet compliqué qu'il faut gérer sur le plan à la fois social et politique. Dans le même temps, il faut développer des activités nouvelles. Or les États sont confrontés à deux besoins. Le premier, c'est une demande accrue de secteur public. On l'a, par exemple, constaté il y a deux ans en Hongrie lorsque, au moment des élections, les salaires hospitaliers ont brusquement bondi de 50 %. Le second besoin est d'ordre environnemental et sanitaire. Autant dire que les budgets sont sous forte pression. C'est pourquoi les déficits publics sont un peu plus élevés que prévu. Et que le chômage est toujours présent. L'amélioration de la compétitivité suppose des investissements massifs, par exemple dans les routes et le transport, en particulier en Pologne. Mais aussi dans l'éducation. Encore une fois, les besoins publics sont élevés. Or il est indispensable que ces pays passent d'une croissance tirée par du déficit budgétaire, c'est-à-dire par de la consommation publique, à une croissance tirée par l'investissement. Ils vont être aidés par les transferts européens qui atteindront 11 à 12 milliards d'euros sur trois ans. La Banque européenne d'investissement (BEI) met, par ailleurs, à leur disposition des prêts à bas taux sur des périodes allant de 20 à 30 ans afin d'aider à la création d'infrastructures. De telles aides sont nécessaires mais non suffisantes. Il faut attirer de l'investissement privé et des entreprises. L'Europe centrale entre dans une problématique nouvelle. Le système bancaire a été modernisé par la privatisation ; la régulation bancaire s'effectue dans de bonnes conditions et d'une manière assez homogène. L'outil est en place. Mais il ne finance pas encore pleinement l'économie réelle. Le taux d'intermédiation financière avoisine actuellement les 20 % en Europe centrale, contre 90 %, voire 100 % dans le reste de l'Union. La capacité de mobilisation de l'épargne domestique demeure trop faible.
Y. M. - Pourquoi faut-il développer un tel outil ?
J. L. - Le premier objectif est de financer les PME. L'Union apporte déjà un soutien important. Il faut également contribuer à la reconversion des grandes entreprises - par exemple, nous travaillons sur la reconstruction de la sidérurgie polonaise -, ainsi qu'au développement des investissements nouveaux, à l'exemple de la Slovaquie où s'implantent Peugeot, Toyota et des groupes coréens... Un autre défi nous attend : il s'agit de constituer en Europe centrale des entreprises de taille moyenne, sur le modèle des fameux " Mittelstand " allemands. Cet objectif peut être atteint de différentes manières : à travers des privatisations, par le démembrement d'entreprises publiques, ou encore par des implantations et des créations locales. L'apport des entreprises européennes de taille moyenne jouera un rôle décisif aux côtés de l'investissement domestique. Cela dit, les pays d'Europe centrale ne doivent pas non plus oublier que, d'une certaine manière, ils sont en concurrence entre eux. Une des caractéristiques de l'élargissement, que nous avions mal perçue au départ, réside dans le fait que nous sommes en présence d'une zone assez homogène, dans laquelle les communications s'améliorent et dans laquelle le choix des investisseurs, européens ou non européens, est relativement libre. La concurrence, voire la pression dans la recherche d'investisseurs y est très forte. Souvenez-vous de la réaction de Varsovie, lorsqu'un investisseur avait choisi de s'implanter en Slovaquie plutôt qu'en Pologne : " Cette décision doit nous interpeller. " Ce débat est sain. Il est fondamental. Car c'est le secteur privé, au-delà du secteur public, qui fera vraiment la différence au sein des pays de l'Est.
Y. M. - La situation est-elle identique dans chacun de ces pays ?
J. L. - Non, car tous ne sont pas de même taille. Il est clair que les États baltes font des progrès tout à fait considérables. Leurs économies sont efficaces, fortement soutenues par les pays nordiques, donc très tournées vers ces marchés ainsi que vers la Pologne et la Russie. De même, la Slovénie marche bien ; son revenu par habitant est élevé et se situe au niveau de celui de la Grèce. Puis il y a les plus grands pays. …