Les Grands de ce monde s'expriment dans

Génocides et autres massacres...

Entretien avec Jacques Sémelin, Directeur de recherche au CNRS (CERI) et professeur à Sciences-Po par Thomas Hofnung, chef de rubrique au site The Conversation.

n° 103 - Printemps 2004

Jacques Sémelin

Thomas Hofnung - Après la Seconde Guerre mondiale, il a fallu une vingtaine d'années pour que le monde prenne véritablement conscience de la portée de l'élimination des Juifs d'Europe. Dix ans après le génocide commis au Rwanda contre les Tutsis et les Hutus modérés, pensez-vous que nous avons aujourd'hui mesuré l'ampleur de cet événement ?
Jacques Sémelin - J'en doute encore, même si l'on observe certains signes encourageants. Par exemple, le musée de l'Holocauste de Washington s'intéresse au Rwanda. Ses responsables ont récemment invité le général Dallaire, l'ancien commandant de la Minuar à Kigali (1), à venir raconter son expérience. Les spécialistes de la Shoah considèrent généralement que ce qui s'est passé au Rwanda a bel et bien été un génocide. Mais ils ne diraient pas la même chose de la Bosnie... Nous allons y revenir. À l'inverse, on peut noter que, l'été dernier, France Culture a diffusé une série d'émissions intitulée : " Rwanda, un génocide oublié. " Bref, il est clair que, hormis la communauté des experts, rares sont ceux qui ont véritablement compris l'importance, l'horreur de cet événement. En fait, il a fallu attendre ce 10e anniversaire pour que nombre d'articles de presse, de livres, d'émissions de radio et même de télévision nous rappellent l'invraisemblable monstruosité de ce qui s'est déroulé en à peine 100 jours d'avril à juin 1994.
T. H. - Sur le plan politique, les leçons du génocide rwandais ont-elles été tirées ?
J. S. - Pas vraiment. Il y a peu, le général Dallaire a déclaré que, selon lui, rien n'avait véritablement changé dans le fonctionnement de l'ONU depuis 1994. Cette organisation est toujours handicapée par sa lourdeur bureaucratique. De même, sur le plan des procédures et des mécanismes d'intervention, elle n'a guère progressé. On peut, à la rigueur, évoquer davantage de " préoccupation formelle " avec la tenue, en janvier 2004, du Forum international de Stockholm sur les génocides auquel ont assisté 55 États. À cette occasion, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan - qui avait lui-même fait son mea culpa sur le Rwanda en 1999 (2) -, a annoncé la mise en place d'une Commission et la nomination d'un rapporteur spécial chargé de la prévention des génocides, directement associé au Conseil de sécurité. Autrement dit : pour résoudre le problème du génocide, on nomme un rapporteur et une Commission !
T. H. - Pendant l'été 2003, l'Union européenne, à l'instigation de la France, a déployé une force militaire en Ituri, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), afin, affirmait-elle, de prévenir un risque de génocide (3). Cette initiative ne résulte-t-elle pas des conclusions tirées du drame du Rwanda ?
J. S. - Cette intervention donne un exemple encourageant de ce dont la communauté internationale est capable. Apparemment, en Ituri, elle a été relativement efficace. C'est pour consolider le processus de paix à Kinshasa que la France s'est subitement engagée en Ituri, convaincant l'Union européenne de parrainer l'opération baptisée Artémis. Mais cette opération a aussi rappelé l'intérêt des Européens, Français en tête, pour une zone riche en mines d'or et en terres fertiles. On pourrait également mentionner le cas de la Côte-d'Ivoire. La nature de ces opérations, nous le savons bien, est toujours ambiguë, jamais totalement désintéressée. Mais, au dire de collègues africanistes, il semble bien que l'opération Licorne (4) a permis d'enrayer un processus qui aurait pu dégénérer en un scénario à la rwandaise. Encore que la recrudescence inquiétante de la violence, fin mars 2004, montre la fragilité de cette stabilisation. Pour répondre plus directement à votre question, disons que la nécessité d'agir qui s'est imposée à la France résulte probablement, dans une certaine mesure, du sentiment de sa responsabilité partielle dans le cataclysme qu'a connu le Rwanda.
T. H. - La France a-t-elle fait son examen de conscience à ce sujet ?
J. S. - Le rapport de la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda, dirigée par Paul Quilès (5), a été plutôt critique à l'égard de la politique française. Il a, en particulier, mis en cause la position de François Mitterrand. Le chef de l'État affirmait, à l'époque, que Paris apportait son soutien au président Habyarimana car celui-ci était le représentant d'une ethnie majoritaire à 85 % (6). En réalité, cette vision faisait complètement l'impasse sur les violations massives des droits de l'homme dont le régime de Kigali s'était rendu coupable contre les Tutsis à la suite de l'offensive du FPR de 1990 (7). Or le Rwanda bénéficiait d'un accord de défense militaire de la part de la France, depuis le milieu des années 1970. Ainsi, l'armée française a alors contribué à maintenir au pouvoir le régime d'Habyarimana. Un régime qui, dans le cas contraire, se serait très probablement effondré après 1990.
T. H. - Quelle a été, selon vous, la part de responsabilité de la France dans cette tragédie ?
J. S. - Ne nous méprenons pas : la responsabilité première du génocide incombe aux acteurs locaux. Ce sont des Rwandais qui ont massacré d'autres Rwandais. La responsabilité de la France dans cette affaire est indirecte. Mais il est probable que les bonnes relations du président Mitterrand avec la famille du président Habyarimana ont beaucoup joué dans la définition de la politique conduite par Paris. Les massacres de Tutsis qui se sont produits entre 1990 et 1993 auraient dû remettre en question le soutien de nos dirigeants à ce régime. Pressentant que la situation allait continuer à se dégrader, la France a souhaité, quelques mois avant le génocide, s'effacer devant l'ONU, avec l'idée qu'il fallait parvenir à un accord entre les parties au conflit (le FPR de Kagamé et le régime d'Habyarimana). Reste à déterminer dans quelle mesure les troupes françaises ont pu participer, à partir de 1992, à la formation des milices... Accusation qui revient régulièrement sans avoir été véritablement étayée, à ma connaissance. Aujourd'hui, la France a toujours du mal à revenir sur son histoire avec le Rwanda. J'en veux pour preuve que le général Dallaire, que je viens de mentionner, a …