Les Grands de ce monde s'expriment dans

Italie : plaidoyer pour l'Europe

Entretien avec Gianfranco Fini, Vice-président du Conseil italien depuis juin 2001 par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie

n° 103 - Printemps 2004

Gianfranco Fini

Richard Heuzé - Comment résumer votre parcours depuis votre répudiation du néo-fascisme, en janvier 1995, jusqu'à votre entrée, en juin 2001, dans le gouvernement de Silvio Berlusconi ?
Gianfranco Fini - J'appartiens à une génération née après guerre qui n'a connu que des régimes démocratiques. Nous avons respiré cette liberté dès les premières heures de notre vie. Même le Mouvement social italien, dont j'ai été secrétaire général, était un parti démocratique. En 1993, un changement radical s'est produit en Italie : la Démocratie chrétienne (DC) a disparu sous les coups de boutoir de l'opération " mains propres ". Deux ans auparavant, à la suite de la chute du mur de Berlin, le Parti communiste italien avait, lui aussi, connu une mutation historique et changé de nom. L'action conjointe de l'Histoire et des enquêtes judiciaires a entraîné la disparition de ces deux partis traditionnels. C'est dans ce contexte que le maire de Rome est élu pour la première fois au suffrage universel direct en novembre 1993. Je me présente, et 47 Romains sur 100 m'accordent leur confiance. J'ai senti, à ce moment-là, que j'étais investi d'une responsabilité nouvelle et que je devais projeter mon mouvement politique vers l'avenir, en faire une formation capable de s'associer à d'autres partis. C'est d'ailleurs pourquoi nous l'avons appelé " Alliance nationale ". Avant tous les autres, nous avions compris que la politique italienne se dirigeait vers une logique bipolaire de coalition. Au sein de l'Alliance coexistent diverses tendances, des héritiers du MSI au courant démocrate-chrétien.
R. H. - Au congrès de Bologne, en novembre 2002, vous avez résolument ancré l'Alliance nationale à droite. N'est-ce pas un choix réducteur dans un pays où, depuis cinquante ans, la vie politique s'organise au centre ?
G. F. - C'est, en effet, un parti de droite, mais qui regarde vers le centre. Je suis convaincu qu'en politique les faits comptent plus que les paroles. Aujourd'hui, dix ans après les élections de Rome où nous sommes apparus au grand jour, tout le monde en Europe s'est aperçu que nous n'avons rien à voir avec les droites racistes et xénophobes à la Le Pen ou à la Haider - dont le prototype, en Italie, est la Ligue du Nord.
R. H. - Votre déclaration de repentance, lors de votre visite en Israël, en novembre dernier, a impressionné par sa vigueur. Évoquant les lois raciales adoptées en 1938 par Mussolini, vous avez dénoncé les " pages les plus honteuses de notre passé ". Était-ce un geste improvisé, suscité par le lieu du mémorial Yad Vashem et par l'émotion du moment ?
G. F. - Absolument pas. C'était l'aboutissement d'un long processus de maturation qui a commencé lors de notre congrès fondateur de Fiuggi en janvier 1995. Les thèses du congrès condamnaient déjà les lois raciales. Le gouvernement israélien, qui m'avait invité, était d'ailleurs parfaitement conscient du long chemin que j'avais accompli.
R. H. - À propos du mur qui séparera bientôt Israël des territoires occupés, vous avez exprimé votre approbation en des termes qui vont au-delà de ce qu'on a pu entendre en Europe ou même venant de l'administration Bush. Pourquoi ?
G. F. - C'est vrai. Pour moi, c'est un instrument d'autodéfense. En allant en Israël, j'ai rencontré une mère de famille qui m'a dit : " J'ai deux fils qui vont dans la même école. Je fais en sorte que chacun prenne un autobus différent, dans l'espoir qu'au moins l'un des deux survive en cas d'attentat. " Cette déclaration m'a beaucoup frappé. Elle montre qu'il existe dans l'opinion publique israélienne une volonté de lutte pour la survie. Si ce mur empêche l'infiltration de terroristes, comme les faits semblent le prouver, il faut le construire. Quitte à l'abattre une fois la paix conclue entre les deux peuples. En cela, ce mur se distingue du mur de Berlin qui était destiné à empêcher les gens de passer à l'Ouest. Cette barrière, elle, vise à éviter que les terroristes n'agissent en toute impunité.
R. H. - Passons à l'Europe. Vous avez représenté le gouvernement italien à la Convention. Dans la préface d'un livre d'entretiens qui vous est consacré - L'Europe qui viendra (1) -, l'ancien premier ministre socialiste italien Giuliano Amato, qui était l'un des deux vice-présidents de la Convention aux côtés de Valéry Giscard d'Estaing, parle d'une " harmonie remarquable " entre lui et vous-même sur les thèmes européens et s'en félicite. Il voit un motif d'espoir dans le fait que deux personnalités appartenant à des formations antagonistes trouvent une entente de fond sur un thème aussi crucial que celui de l'Europe. Partagez-vous ce sentiment ?
G. F. - Tout à fait. C'est une caractéristique de la vie politique italienne. À la différence d'autres pays habitués depuis plus longtemps que nous à l'alternance, nous avons l'air d'être en perpétuelle campagne électorale. Nous nous affrontons sur toutes sortes de sujets. Mais, en réalité, sur les questions fondamentales, il n'y a pas de divergences de vues. L'Europe en fait partie. Giuliano Amato est l'un des esprits les plus lucides de la gauche européenne. Les membres de la délégation italienne à la Convention ont travaillé en parfaite intelligence, ce qui n'a pas été le cas de tous leurs homologues. Quand l'un d'entre eux prenait la parole, les autres étaient toujours d'accord avec lui. Il est vrai que l'Italie est membre fondateur de l'Europe et qu'elle ressent une responsabilité spéciale à son égard. Quand le président de la République plaide en faveur du renforcement des institutions européennes, il reflète le sentiment de la grande majorité de l'opinion.
R. H. - L'échec de la Conférence intergouvernementale (CIG) n'en est pas moins préoccupant. N'est-ce pas un coup d'arrêt à la formation de ce " demos " européen que l'Allemand Ralf Dahrendorf appelle de ses vœux ?
G. F. - Je ne crois pas. Certes, il existe des barrières objectives. Mais ce " demos " européen découle d'un sentiment identitaire commun, d'une manière de " vivre ensemble ". Les prochaines générations auront l'occasion d'approfondir cette recherche. Elles essaieront de …