Les Grands de ce monde s'expriment dans

Pologne la folie des grandeurs

Entretien avec Tadeusz Mazowiecki, Président de la fondation Robert Schuman à Varsovie. par Arielle Thédrel, Journaliste au Figaro

n° 103 - Printemps 2004

Tadeusz Mazowiecki

Arielle Thédrel - Vous avez été, en 1989, le premier chef de gouvernement non communiste en Europe de l'Est. Quinze ans après, que représente pour vous l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne ?
Tadeusz Mazowiecki - Un immense enjeu historique. Si l'on nous avait dit, à nous Polonais, il y a vingt ans, qu'un jour l'Europe ne serait plus divisée, nous aurions pris cela pour une blague et, en même temps, nous aurions été prêts à payer le prix fort pour que ce scénario se concrétise. En 1989, quand je suis devenu premier ministre, j'étais convaincu qu'il fallait orienter tous nos efforts vers cet objectif. Et ce qui était alors une simple hypothèse politique devient réalité aujourd'hui. Pourtant, je suis préoccupé parce que je ne peux pas ignorer les difficultés qui surgissent. Ce qui m'inquiète le plus, voyez-vous, ce sont ces carences de communication entre les anciens États membres de l'Union et les nouveaux venus. Cette crise de confiance mutuelle me semble très grave. Je sais bien que l'Union européenne n'est pas une construction idéale, qu'il y existe des conflits d'intérêts, mais, à mon avis, cette grande Europe ne sera pas viable sans un minimum de confiance. Alors maintenant, cessons de nous renvoyer la balle sur la responsabilité de la crise et essayons de trouver les bases de cette confiance. Nous devons raisonner sur le long terme. L'intégration de dix nouveaux pays, ce n'est pas seulement le cinquième élargissement de l'Union européenne, c'est l'unification de l'Europe ! C'est cela qu'il faut expliquer à nos concitoyens. Il faut leur inculquer les valeurs économiques de cette grande Europe, mais aussi leur expliquer sa dimension culturelle, quels peuvent être son avenir et sa place dans le monde. Et il me semble que cette mission incombe aux hommes politiques. Il leur revient de préparer ce processus et non pas de lui nuire.
A. T. - Comme ils le font actuellement ?
T. M. - Exactement.
A. T. - Le président Kwasniewski a estimé, au début de l'année, que la Pologne avait atteint tous ses objectifs fixés après la chute du communisme. Partagez-vous cette opinion ?
T. M. - Le président Kwasniewski faisait allusion aux objectifs de la Pologne en matière de politique étrangère. Il avait en tête notre adhésion à l'Otan et à l'Union européenne. Quand on voit l'ampleur des divisions au sein de l'UE et les divergences de vues qui commencent à se manifester au sein de l'Alliance atlantique, on est bien obligé de se demander s'il dit vrai.
A. T. - Qu'est-ce que la Pologne, en particulier, et l'Europe de l'Est, en général, peuvent apporter à l'UE ?
T. M. - De nouveaux marchés, des expériences historiques et aussi pas mal de problèmes !
A. T. - Et qu'est-ce que ces Européens de l'Est espèrent en intégrant l'UE ?
T. M. - Ils y voient surtout une opportunité de rattrapage économique. La Pologne et l'Europe de l'Est en général vont pouvoir s'insérer dans le maelström du développement européen. L'UE devient, du même coup, la plus importante communauté d'États en Europe et chacun va devoir donner un nouveau sens au mot " nous ".
A. T. - Qu'entendez-vous par " plus importante communauté d'États en Europe " ? Seules la Suisse, la Norvège, l'ex-Yougoslavie et l'Albanie ne font pas partie de l'UE.
T. M. - Il y a aussi l'Ukraine, la Biélorussie, la Russie...
A. T. - La Russie est en Europe ?
T. M. - Elle s'étend sur une partie de l'Europe et elle ne peut être exclue du patrimoine européen. L'Europe n'est pas une simple dénomination géographique.
A. T. - Est-ce à dire que vous croyez à l'émergence d'une identité européenne ?
T. M. - Mais il me semble qu'elle existe déjà bel et bien ! Simplement, nous la ressentons de manière différente. Cette identité se fonde sur les valeurs de ce que l'on appelle la civilisation occidentale : la démocratie, le respect des droits de l'homme, l'État de droit. Elle trouve ses racines dans la philosophie grecque et la culture judéo-chrétienne et s'est nourrie de divers courants intellectuels comme la philosophie des Lumières. Cette identité a beau être complexe, elle est indispensable parce qu'elle représente la conscience d'une nation européenne face à d'autres civilisations. Des civilisations qu'il ne s'agit évidemment pas de combattre, mais avec lesquelles nous devons cohabiter. Cette identité se fonde sur un patrimoine commun, mais aussi sur les pages noires de notre histoire, les trahisons de nos valeurs communes, les deux guerres mondiales, les systèmes totalitaires nés au sein de notre civilisation, le bien et le mal que nous avons répandus sur les autres continents... L'avenir de l'Europe doit se bâtir sur la vérité, qu'elle soit glorieuse ou amère, sur la reconnaissance des mérites et l'aveu des fautes. Tout cela, il me semble, devrait apparaître dans le préambule du traité constitutionnel. Avec neuf autres personnalités polonaises, j'ai d'ailleurs signé une " Déclaration " en ce sens.
A. T. - Faites-vous allusion à la référence aux valeurs chrétiennes réclamée notamment par la Pologne et l'Espagne ?
T. M. - Oui, et la France a opposé la résistance la plus forte à cette demande. À mon avis, refuser cette référence, c'est omettre une valeur très importante de la civilisation européenne. C'est un peu comme un album de photos sur Paris qui oublierait Notre-Dame. Les Français donnent une seule définition au mot " laïcité " alors qu'il existe différentes manières de concevoir la séparation de l'État et de l'Église. La future Constitution sera européenne, et non pas française ou polonaise ! Cette référence aux valeurs chrétiennes ne vise pas à donner à l'Europe une dimension confessionnelle, mais à définir son identité. Vous remar- querez, à cet égard, que notre Déclaration est très explicite : elle affirme que la richesse de notre patrimoine trouve ses sources dans le christianisme, mais précise que le judaïsme et l'islam ont joué également un rôle important dans l'histoire de notre continent.
A. T. - La Turquie a-t-elle vocation, selon vous, à intégrer l'Union européenne …